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L’aspirine, même destin que les lasagnes ?

Publié le 20 février 2013 par Sylvainrakotoarison

On marche sur la tête ! Mais qu’est-ce qui est vraiment le plus dingue : l’ultralibéralisme qui confond à terme bœuf et cheval ou la réglementation nationale qui interdit la délivrance des médicaments en-dehors de l’avis éclairé des pharmaciens dûment reconnus ?

yartiPubLeclerc08Depuis plusieurs jours, un spot publicitaire est diffusé à la télévision. Il s’agit des hypermarchés Leclerc qui cherchent à promouvoir un rayon particulier de leurs magasins, la parapharmacie, mais ils aimeraient aussi avoir un rayon pharmacie sans être taxés d’exercice illégal de la médecine.

C’est une publicité "militante". C’est-à-dire à la fois politique et idéologique, même si elle est bien sûr à finalité commerciale. D’habitude, Leclerc a habitué le consommateur à des combats plutôt sympathiques : ceux du prix bas passant par la concurrence. Et donc, par la déréglementation.

Malheureusement, la concurrence n’engendre pas forcément des prix bas, et les prix bas n’engendrent pas forcément la qualité et même la sécurité des consommateurs. Le scandale des lasagnes de bœuf fabriquées avec de la viande chevaline roumaine est le dernier exemple de cette drôle d’économie mondialisée.

La cible : les médicaments délivrés sans ordonnance

Ici, le spot se veut du bon sens et est surtout destiné aux "petits malades", ceux qui ont besoin d’une aspirine de temps en temps par exemple. Il nous montre une ménagère de moins de 50 ans qui explique à son mari (curieusement occupé avec des outils de bricolage, la publicité serait un peu machiste que cela ne m’étonnerait pas) qu’elle n’a pas pu acheter de tube d’aspirine à son hypermarché Leclerc (pourtant, il y a généralement une pharmacie dans la galerie marchande, ouverte aux mêmes horaires que l’hypermarché).
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Et on la voit alors en flash-back discutant au rayon parapharmacie avec un homme sérieux, très scolaire, portant des lunettes et une blouse blanche (notez bien, un homme et pas une femme) qui se dit être "docteur en pharmacie". On peut même le croire car il présente à la bonne dame son diplôme qu’il a obtenu après six années d’études supérieures. En fait, on le croit sur parole puisque le diplôme n’est pas du tout lisible (cela pourrait être le diplôme du pêcheur du plus gros poisson de la tombola de Villard-de-Lans qu’on n’y verrait que du feu).
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Bon sens trompeur et grosse démagogie

Tout est misé sur l’étonnement et le supposé bon sens : Leclerc embaucherait (à vérifier) des "docteurs en pharmacie" mais ceux-ci n’auraient pas le droit de vendre des médicaments. Je doute qu’il y ait réellement ce type de recrutement (quel pharmacien diplômé accepterait-il un tel emploi ?) mais l’objectif est évidemment de marquer les esprits.

Bon sens avec un brin de grosse démagogie, surtout quand on connaît l'impopularité des grands groupes de big pharma, comme avec cette question frappante : « Êtes-vous assez riche pour avoir mal à la tête ? ».

En allant sur le site Internet spécialement destiné à ce sujet, Leclerc en profite pour rappeler que ses produits de parapharmacie sont moins chers que chez ses concurrents : « Nos docteurs en pharmacie sont formels : un produit de parapharmacie vendu plus cher n’est pas plus efficace, il est juste plus cher. Comparez le prix de 123 produits relevés dans 359 magasins. » en faisant habilement la confusion entre parapharmacie et pharmacie (les médicaments sans ordonnance sont de la pharmacie).
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On peut d’ailleurs voir ici une illustration rarissime de la publicité comparative qui est pourtant autorisée en France depuis la loi du 18 janvier 1992.

Assignation rejetée à Colmar

La publicité avait fait l’objet d’une assignation par des groupements de plus de quatre mille pharmaciens dès novembre 2012 pour son caractère "trompeur" mais le tribunal de grande instance de Colmar a rejetée la demande le jeudi 14 février 2013 (il y aura un jugement en appel).

L’objectif des pharmaciens étaient de retirer cette « campagne trompeuse pour le consommateur et dangereuse en terme de santé publique », notamment parce que « Leclerc fait comme s’il vendait déjà des médicaments dans ses supermarchés ».

Cependant, la chambre commerciale du tribunal a estimé que cette publicité des centres Leclerc relevait simplement de « la liberté d’expression, dans le cadre d’une publicité d’opinion reconnue par un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme ».

"On marche sur la tête"

La fin du spot à la télévision est, elle aussi, martelée en vert sur l’écran : « Nos docteurs en pharmacie n’ont toujours pas le droit de vendre des médicaments sans ordonnance. Oui, on marche sur la tête. » !
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La dernière phrase laisse donc supposer que cette situation est complètement loufoque. Et surtout trompeuse puisqu’elle laisserait entendre qu’on (entendez l’État) ne ferait pas confiance aux docteurs en pharmacie recrutés par Leclerc mais seulement aux pharmaciens traditionnels. En plus pour des médicaments pas très importants.

D’une part, rappelons tout de suite qu’il existe de très nombreux médicaments capables d’être achetés sans ordonnance mais nécessitant cependant des conseils des pharmaciens, comme, par exemple (j’en ai heureusement bénéficié), des anti-inflammatoires. Ces médicaments, même délivrés sans ordonnance, ne sont donc pas tous aussi anodins qu’une simple aspirine. D’ailleurs, aucun principe actif n’est anodin.

D’autre part, au lieu de jouer sur une plaisante victimisation (l’État est contre les centres Leclerc, voire, l’État est contre les prix bas), la publicité aurait dû rappeler que la vente des médicaments est strictement réglementée.

La réglementation actuelle

La vente de médicaments ne peut se faire que dans des pharmacies et le nombre de pharmacies est très réglementé en fonction du nombre d’habitants. Sans cette réglementation qui renforce l’aménagement du territoire, certains villages ne pourraient plus bénéficier de certaines pharmacies et dans les villes, la concurrence serai tellement rude qu’il ne resterait plus que des grosses pharmacies qui auraient rapidement un monopole.

Actuellement, il existe 23 000 pharmacies en France et 55 000 pharmaciens. Remarquez également que la publicité parle sans cesse de "docteurs en pharmacie" et pas de "pharmaciens" (on peut faire un doctorat de pharmacie et continuer dans la recherche sans devenir pour autant pharmacien).
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La loi n°2001-1168 du 11 décembre 2001 autorise que les pharmaciens ne soient pas pleinement propriétaires de leur pharmacie, tant qu’ils aient au moins 51% des parts et que les 49% restantes soient détenus par d’autres pharmaciens diplômés. Il est ainsi interdit que des personnes ou organismes extérieurs (fonds de pension, fonds d’investissement etc.) soient associés au capital des pharmacies françaises : la santé prime sur la finance.

Ces deux spécifications (restriction du nombre et propriété des pharmacies), qui remettent en cause le principe de libre entreprise en Union Européenne, ont été largement validées par l’arrêt du 19 avril 2009 de la Cour de Justice de l’Union Européenne : « Cette restriction peut néanmoins être justifiée par l’objectif visant à assurer un approvisionnement en médicaments de la population sûr et de qualité. ». Du reste, dans son arrêt du 22 avril 2009, la même cour expliquait : « La politique de santé définie par un État membre et les dépenses publiques dans ce domaine ne poursuivent aucun but lucratif ou commercial. ».

De quel marché s’agit-il ?

Dans le combat que livre Leclerc, les dépenses publiques ne sont pas concernées puisqu’il s’agit des médicaments délivrés sans ordonnance, donc, forcément, sans remboursement par la Sécurité Sociale.

Avec un million et demi d’euros de chiffre d’affaires moyen par pharmacie, les médicaments sans ordonnance représentent 6% de la marge brut, ce qui reste faible et donc, la demande d’élargir l’offre aux distributeurs généralistes ne devrait pas être trop pénalisante financièrement pour les pharmacies traditionnelles.

Cette revendication commerciale a même été formulée très officiellement par le rapport de la Commission pour la libération de la croissance française présidée par Jacques Attali du 23 janvier 2008, dans sa décision 212 : « Limiter le monopole pharmaceutique aux seuls médicaments prescrits sur ordonnance, sur le modèle italien, sans autoriser la publicité pour les produits non soumis à prescription ».

Cette proposition est d’ailleurs complétée de manière très "ultralibérale" par la fin du monopole des pharmacies par les seuls pharmaciens : « Permettre à des tiers d’investir sans restriction dans le capital des officines aux côtés de pharmaciens, à la seule condition qu’un pharmacien tienne toujours la pharmacie » (le rapport Attali est téléchargeable ici).

La santé passe avant !

Mais dans cette affaire, l’argent n’est pas l’essentiel. La santé est justement plus précieuse que l’argent. Et ce serait très grave de vouloir réduire l’apport des pharmaciens dans le marché des médicaments sans ordonnance.

D’ailleurs, il y a quelques comparaisons qui peuvent faire mal. Certes, le prix de ces médicaments pourraient baisser de 5 à 15% selon une étude de l’OCDE portant sur le Danemark, mais parallèlement, les plus faibles pourraient en être gravement victimes.

Prenons justement le cas de l’aspirine. Délivré en France uniquement en pharmacie, le paracétamol n’a provoqué en une année que six morts par surdosage tandis qu’en Grande-Bretagne, alors que le paracétamol est en libre accès (ce que demande cette publicité Leclerc), il y a eu deux à trois cents morts par surdosage.

Probablement que cette course aux prix bas va engendrer des cycles industriels complètement loufoques, au moins aussi loufoques que celui des lasagnes de bœuf qui sont fabriquées au Luxembourg par de la viande fournie à Castelnaudary achetée par deux traders, un à Chypre et un aux Pays-Bas, à un éleveur roumain.

Parmi les prérogatives des pouvoirs publics, la protection de la santé

La conclusion du spot serait donc plutôt à retourner : si l’on considérait l’aspirine ou d’autres médicaments encore plus actifs (comme des anti-inflammatoires) comme un bien de consommation comme un autre, on marcherait sur la tête !

Gardons au moins dans certains domaines (comme la santé, le nucléaire etc.) la souveraineté des pouvoirs publics qui, au contraire des puissances économiques, n’aspirent pas à l’enrichissement financier.

Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (19 février 2013)
http://www.rakotoarison.eu

Pour aller plus loin :
Rapport Attali du 23 janvier 2008.
Rapport de la Cour des Comptes du 2 juillet 2012.
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