La « guerre des statues », une expression de la presse arabe, est lancée ! On a déjà eu l’occasion, dans ce billet, de revenir sur la situation particulière de la sculpture (figurative) au sein des différents arts plastiques. Représentation humaine par excellence, souvent chargée de « graver dans le marbre » – ou le bronze – les traits du grand homme du moment, la sculpture a tout pour déplaire fortement aux fractions les plus traditionalistes de l’islam militant. En ces temps d’affrontements qui témoignent de profonds rééquilibrages politiques, rien d’étonnant à ce que les effigies de pierre ou de métal se trouvent doublement en première ligne des combats symboliques, à la fois parce que ces combats ont précisément valeur de symbole et signifient en réalité d’autres « victoires », directement politiques celles-là, et parce qu’ils se déroulent dans un « territoire » particulier, celui du « champ de la production symbolique » (à savoir ces « symboles » particuliers que sont les œuvres d’art).
En l’espace de quelques jours, trois pays de la région ont été concernés par le phénomène. Le plus récemment, c’est en Tunisie où le « monument », dressé le 17 février devant le domicile de Chokri Belaïd, le leader politique assassiné une dizaine de jours plus tôt, a été saccagé durant la nuit (image en haut de ce billet). La confédération syndicales des artistes, qui avait appelé à une marche se clôturant par l’installation de l’œuvre, a tout de suite fait savoir qu’elle se mobilisait pour en ériger un nouveau. L’annonce de l’arrestation de suspects n’ôtera rien au sentiment de profanation qu’ont vécu tous ceux qui s’étaient mobilisés pour donner, à travers un modeste monument, une forme à leur chagrin.
Théâtre de toutes les violences, la Syrie ne pouvait manquer d’être concernée elle aussi. La destruction ne concerne pas cette fois quelques-unes des innombrables effigies de la famille Assad – le père pour l’essentiel, il faut bien le reconnaître – dont le « déboulonnage », dès les premières jours des soulèvements, a exprimé pour bien des citoyens du pays une victoire symbolique sur des années de peur et de soumission à l’arbitraire. Cette fois la « victime », dont le sort posthume a provoqué beaucoup de commentaires dans les médias, était un poète de la ville de Maaret el-Noman, au sud d’Alep. Né vers la fin du Xe siècle, Abu al-’Alaa al-Maarri, une des gloires des lettres arabes, est souvent surnommé le « philosophe des poètes ». L’extrait ci-dessous révèle l’actualité de son audace intellectuelle (si quelqu’un peut trouver la citation en arabe… merci d’avance) :
La vérité est soleil recouvert de ténèbres -
Elle n’a pas d’aube dans les yeux des humains.
La raison, pour le genre humain
Est un spectre qui passe son chemin.
Foi, incroyance, rumeurs colportées,
Coran, Torah, Évangile
Prescrivant leurs lois …
À toute génération ses mensonges
Que l’on s’empresse de croire et consigner.
Une génération se distinguera-t-elle, un jour,
En suivant la vérité ?
Deux sortes de gens sur la terre :
Ceux qui ont la raison sans religion,
Et ceux qui ont la religion et manquent de raison.
Tous les hommes se hâtent vers la décomposition,
Toutes les religions se valent dans l’égarement.
Si on me demande quelle est ma doctrine,
Elle est claire :
Ne suis-je pas, comme les autres,
Un imbécile ?
Protégée par les habitants, la statue avait échappé une première fois à la destruction, mais pas la seconde, plusieurs mois plus tard. La stupidité de cette décapitation est à la mesure de la folie meurtrière qui ravage ce pays. Certains commentaires veulent croire que les assaillants se seraient mépris sur l’identité de l’homme représenté sur le monument, bizarrement associé à la famille au pouvoir. On a beaucoup de mal à les suivre et tout porte à croire qu’il s’agit au contraire d’une vengeance symbolique et « réfléchie », de la part d’une fraction de la rébellion armée, contre l’emblème d’une pensée libre, et détestée…
La troisième décapitation a concerné, toujours ces jours derniers, le monument érigé en hommage au romancier et critique égyptien Taha Hussein, le ministre de l’Enseignement (à la fin des années 1940), qui disait que « l’éducation est comme l’eau et l’air ». C’est d’ailleurs cette phrase qui figurait sur le socle de la statue érigée à Minieh, sa ville natale. A l’évidence, les mêmes intentions président là encore à cette exécution posthume et symbolique. Honni par les franges les plus obscurantistes – voir ce billet, écrit du temps de Moubarak, quand les textes de cet auteur étaient retirés des programmes scolaires… –, Taha Hussein, l’homme devenu aveugle dans sa petite enfance par la faute de l’ignorance de ses parents, symbolise en Égypte et ailleurs dans la région, les Lumières de la raison et du savoir. Étrangement, les destinées d’al-Maarri et de Taha Hussein sont d’ailleurs étroitement liées. Comme le rappelle l’écrivain syrien Khalil Suwayleh, auteur d’un des articles du dossier réuni par Al-Akhbar sur cette question, la thèse soutenu par le critique égyptien portait précisément sur Al-Maari. Et celui qu’on surnommait le « doyen des lettres arabes » avait également souhaité honorer son lointain modèle en finançant la construction d’un monument ainsi que la réédition de ses œuvres…
La liste des destructions n’est pas close ; d’autres n’ont même pas suscité de réactions : celle de la statue de Mohammad Karim par exemple, un des pionniers du cinéma égyptien, que mentionne un jeune sculpteur local dans cet article d’Al-Hayat. La « guerre des statues » a bien suscité les protestations d’usage dans les milieux culturels, mais on les sent de plus désabusés, comme si tout le monde savait peu ou prou que de telles réactions ne signifient plus grand chose dans le climat actuel, comme si tous s’accordaient désormais à considérer que de tels saccages ne sont que l’épiphénomène de problèmes et de violences bien plus grandes.
Indépendamment de la « bêtise à front de taureau » qui anime les auteurs de ces actes, il faut accepter, même si c’est une position difficile et peut-être même impossible pour tous ceux et celles qui sont pris dans l’engrenage impitoyable de ces violences, que celles-ci, justement, sont d’une certaine manière la conséquence de « violences symboliques ». De violences infligées – avec les meilleures raisons du monde – aux populations locales, sommées depuis des lustres de se moderniser, d’embrasser avec empressement les signes civilisateurs prodigués par des élites culturelles, elles-mêmes pas toujours très regardantes vis-à-vis de leurs alliances avec les élites politiques, rarement très démocratiques… Au-delà des instigateurs de ces attaques et des intérêts idéologiques qui sous-tendent leurs provocations, il faut bien comprendre que leurs appels trouvent un écho chez les plus faibles au sein de la société, non pas en raison d’on ne sait quel fanatisme inhérent à l’islam ou même à la psychologie locale, mais parce que ces marginaux, ces opprimés, ces déclassés, y trouvent une occasion longtemps attendue, celle de se venger des humiliations infligées par un pouvoir détesté, auquel, qu’on le veuille ou non, ils associent les appareils culturels, quelles que soient les positions réelles de ceux y collaborent, de près ou de loin.
Il ne s’agit pas d’excuser, encore moins de justifier, mais plutôt de comprendre les raisons qui nourrissent la violence des iconoclastes arabes d’aujourd’hui. Car ce sont bien les mêmes qui, hier, c’est-à-dire il y a de cela un peu moins d’un siècle, se privaient du peu qu’ils avaient pour, comme dans le cas de Saad Zaghloul ou de Mustafa Kamel, contribuer aux souscriptions publiques organisées pour l’érection de statues en l’honneur des symboles d’un combat dans lequel ils se reconnaissaient, celui de l’indépendance.
A Mansourah, au nord du Caire, il y a eu encore une sorte de décapitation, symbolique cette fois. Des inconnus s’en sont pris, il y a quelques jours également, au monument érigé en l’honneur d’Oum Koulthoum, la chanteuse vénérée par tout un peuple, toutes classes sociales confondues. Mais cette fois-ci le visage de « l’astre d’Orient » n’a pas été décapité ; on l’a recouvert d’un voile « islamiquement correct ». Mauvaise plaisanterie ? Peut-être. Provocation ? Certainement, par ceux qui cherchent ainsi à attirer l’attention du public sur le « voile » dont on veut recouvrir l’art, ou bien au contraire par ceux qui affirment ainsi leur volonté d’« islamiser » la création.
Pour beaucoup de commentateurs, briser un buste, détruire une effigie, ou bien recouvrir d’un niqab (prétendument) « règlementaire » la face d”Oum Koulthoum, cela revient au même, c’est exprimer la même haine impitoyable à l’encontre de l’art, du chant, de la femme, de la beauté, etc. Mais pourtant… Est-ce qu’il ne faut pas lire, pour une fois, cet acte différemment, comme une manière de proclamer, symboliquement, que ce n’est pas la beauté, ou la création, en tant que telle, qui est radicalement refusée, mais le fait qu’elle apparaît comme étrangère, « vendue au pouvoir », infidèle en somme.