Le Monde se veut rassurant : les signes visibles d'un éventuel exil fiscal ne révèlent pas de hausse, les alarmistes avaient donc tort. Ou pas.
Par Baptiste Créteur.
Le départ massif des Français est peu documenté, et les rares données observables ne révèlent pas d'accélération. C'est assez pour que Le Monde conclut que l'exil fiscal n'a pas lieu : les déclarations de déménageurs et de fiscalistes seraient trompeuses et alarmistes face à une réalité plus nuancée.
À l'Assemblée, l'opposition réclamait depuis des mois le nombre de déclarations au titre de "l'exit tax". Pour y être assujetti, il faut vendre ses actions moins de huit ans après son départ, et en détenir pour plus de 1,3 million d'euros. Bercy vient de fournir à la commission des finances de l'Assemblée les premiers chiffres. Au 31 décembre 2012, le ministère des finances avait reçu 250 déclarations d'"exit tax" au total. Sur ce nombre, 128 déclarations concernent des départs survenus en 2011, et 122 des départs en 2012. Aucune accélération, donc, pour les gros patrimoines boursiers.
Les déclarations au titre de l'exit tax n'augmentent pas, c'est donc que les gros patrimoines boursiers ne partent pas. Sauf si on considère qu'il est tout à fait possible de quitter la France sans se séparer de ses actions, et que la dématérialisation permet aux Français de détenir des actions dans de nombreux autres pays. Il n'est pas non plus à exclure que les patrimoines boursiers soient détenus indirectement, permettant à leurs détenteurs d'éviter certains prélèvements pour maintenir la rentabilité de leurs investissements. La hausse des départs de contribuables assujettis à l'ISF serait également relativement stable.
Comme on le voit, après une hausse entre 2003 et 2007, les chiffres sont plutôt stables jusqu'en 2010, entre 600 et 850 redevables de l'ISF par an choisissant de quitter la France.
Les contribuables assujettis à l'ISF peuvent l'être pour de multiples raisons, mais presque toutes représentent la détention d'un patrimoine en France dont il n'est pas forcément aisé de se séparer. La fiabilité des chiffres mise à part, les contribuables les plus aisés sont sans doute paradoxalement ceux qui ont à la fois le plus de raisons de quitter la France et le plus de difficultés à le faire.
La stabilité des seuls indicateurs quantitatifs disponibles ne permet certes pas d'affirmer que l'exil fiscal s'accélère, mais elle ne permet pas non plus de l'infirmer. En revanche, l'article du Monde souligne quelques erreurs de conception qui seront sans doute reprises par les hommes politiques trop contents de minimiser l'impact d'une politique confiscatoire sur le départ des Français.
Par ailleurs, la question se pose d'une définition de "l'exil fiscal", qui est différent du fait de partir travailler à l'étranger, par exemple. On peut aussi se pencher sur les questions de nationalité. On se souvient, en effet, de la polémique suscitée par la décision de Gérard Depardieu de demander la nationalité belge. Début 2013, un chiffre a provoqué l'émoi : le nombre de demandes de nationalité belge de la part de Français aurait doublé, selon des parlementaires. Pourtant, là encore, au-delà d'un effet "loupe", les chiffres sur le long terme montrent tout sauf une explosion : en 2001, 1 025 Français ont obtenu la nationalité belge. Ils étaient 836 en 2007, soit bien plus que les 126 demandes enregistrées par la commission parlementaire pour 2012. De même, il serait intéressant de regarder non l'exil fiscal mais les installations d'étrangers sur le territoire, notamment les retraités britanniques ou belges.
La première d'entre elle est une question de définition : il ne faudrait pas assimiler tous les départs à l'exil fiscal. C'est en partie vrai, si on considère que l'exil fiscal est un départ uniquement motivé par le niveau de prélèvements en France. Mais la fiscalité peut faire partie des raisons pour lesquelles les Français estiment qu'ils seraient plus heureux à l'étranger, et il ne faudrait pas se féliciter qu'il y en ait d'autres.
Que les Français aient envie de quitter la France, quelles que soient leurs motivations, peut être révélateur de leur curiosité et de leur envie de découvrir le monde, mais pas seulement. Le monde offre de nombreuses opportunités que la France n'offre plus ; le plein-emploi australien se conjugue par exemple avec un cadre de vie jugé plus équilibré et attire les diplômés de France et d'ailleurs. L'Australie n'est pas le seul pays devenu attractif ; les talents du monde entier sont de plus en plus mobiles et à même de saisir les opportunités que le monde leur offre. Au lieu d'amorcer les transformations nécessaires pour offrir un avenir attractif aux Français et aux autres, la France se targue de ne pas voir l'exil de ses ressortissants et maintient son modèle social dépassé.
Elle se targue aussi d'attirer les retraités européens à la recherche d'un cadre de vie agréable pour leurs vieux jours. Les retraités ne sont pas l'avenir d'une nation, et les jeunes, en France, peinent à trouver des opportunités et des perspectives, malgré les plans et mesures successifs pris pour eux dont la dernière mouture ne donnera pas de meilleurs résultats que les précédentes.
Les Français et leurs représentants peuvent donc continuer à se féliciter que certains restent et que certaines choses fonctionnent encore dans un pays en lente décomposition depuis des décennies. Mais ils seraient plus avisés de se tourner vers l'avenir, de comprendre pourquoi certains partent, pourquoi certains refusent de venir, et pourquoi certaines choses ne fonctionnent plus tout à fait aussi bien qu'avant et ne fonctionneront bientôt plus du tout. Même s'ils ont été éduqués dans l'idée que le modèle social français était la panacée, les Français ne peuvent aujourd'hui que constater son échec.
La part des dépenses publiques dans le PIB croît incessamment et l’État finance des dépenses sociales en constante augmentation sans que la pauvreté et la précarité ne disparaissent ou ne diminuent, au contraire. L’État joue un rôle de plus en plus fort dans la société et les interactions entre les individus, voulant jouer le rôle qu'il s'est arrogé de garant d'un contrat social que les Français n'ont pas signé ; pourtant, les Français ont rarement été aussi divisés et ont rarement manifesté leurs divergences aussi vigoureusement. Les salariés sont toujours plus protégés, mais les conflits sociaux se multiplient et deviennent de plus en plus violents.
Plus qu'un modèle qui ne fonctionne pas, c'est l'incapacité des Français à envisager de vivre différemment qui est une menace. S'ils admettaient qu'il faut que la situation évolue - i.e. qu'ils doivent faire évoluer la situation - ce qui est aujourd'hui loin d'être acquis, les Français ne sauraient plus jouer le rôle qu'ils ont accepté de confier à des hommes d’État avides de pouvoir. La solidarité privée est possible et fonctionne, mais l’État-providence a détruit toute bienveillance des citoyens les uns envers les autres. Les individus sont assez responsables pour prendre eux-mêmes les décisions qui les concernent, mais les Français sont aujourd'hui trop habitués à ce que les règles soient édictées par l’État pour tenter d'être rationnels par eux-mêmes. Le marché est la meilleure expression des préférences individuelles, mais l'interventionnisme a conduit les Français à oublier son fonctionnement.
Le défi est d'autant plus grand que les citoyens sont incapables de concevoir des solutions autres qu'une plus forte dose de leur problème, le périmètre trop large de l’État. Ils seront pourtant contraints par la réalité à un changement qu'ils n'auront pas anticipé et ne comprendront pas ; d'ici là, ils continueront de vivre dans l'illusion que leurs compatriotes ne quittent pas le pays qui les a vus naître - tout en applaudissant des deux mains la construction d'un intangible mur contre la liberté, juste au cas où.