" J'ai vu la lune croître et décroître
J'ai vu le sentier du vent
J'ai vu une rivière dans le ciel
J'ai vu un vol d'étoiles bleues
Et des îles peuplées d'oiseaux ". KENNETH WHITE.
"Le sujet et l'objet donnent une mauvaise approximation de la pensée. Penser n'est ni un fil tendu entre un sujet et un objet, ni une révolution de l'un autour de l'autre. Penser se fait plutôt dans le rapport du territoire à la terre." Deleuze Et Guattari.
Le paysage n'entre pas dans le cade de l'objectivité classique. En référence au célèbre PASSAGE DU NORD OUEST, Michel Serres, cherche un nouveau passage, une autre épistémologie qui puisse répondre à l'expérience que des secteurs entiers du réel échappent aux paradigmes habituels des sciences " dures ".On ne peut ainsi enfermer le paysage dans le cadre de l'épistémologie cartésienne : dualisme de la pensée et de l'étendue. ." Les nouveaux modèles mathématiques, en particulier, construisent une représentation de l'espace irréductible à une étendue homogène et isotrope, capable de rendre compte de la complexité d'un paysage : ; et réciproquement :


Soit le bord d'un nuage, ensemble nouveau à considérer, la limite d'une nuance, lumière colorée, soit la frontière de la vague, qui, dans le déferlement du ressac, laisse le galet solide à la plage. Le volume solide n'est plus qu'un état de l'évolution, elle-même fluide. Nous revenons à la fluctuation.... .


Les géographes ont commencé par décrire l'espace terrestre; il fallait pour ce faire ordonner les observations donc cartographier les territoires observés. Le globe terrestre, relevé, objet par excellence de la géographie, a été fixé, figé à travers des représentations de plus enplus sophistiquées, dans des modèles descriptifs. Ce n'est qu'au début du xx e siècle qu'est née la géographie humaine (devenue ensuite " culturelle ") passant de l'analyse de l'espace physique à celle du territoire comme résultant de l'implication des individus Ainsi l'étude des espaces vécus s'inscrit dans la tradition de la géographie humaine et des analyses régionales. On étudie les paysages, les rapports de l'homme et de son milieu, les genres de vie et si l'on s'intéresse aux habitations, c'est surtout sous l'angle des techniques de construction.

L'espace n'est plus neutre, le milieu n'est pas un pur contenant mais est produit par l'homme qui " l'humanise ". Les sociétés " spatialisent " l'espace humain en lui attribuant un ordre qui le met en relation avec le cosmos, la culture, etc. Cette interaction entre nature et culture est encore plus évidente si l'on passe de la perception à la construction du paysage. Celui-ci est façonné à la fois par des agents naturels et par des acteurs humains en interaction.

Le paysan cohabite avec son dieu païen dans l'élément de paysage.
Paysan païen, l'antique langue en a gardé souvenir : rappelez-vous les restanques d'avant le maquis, les champs clos d'avant les travaux connexes, le damier qu'on ne pouvait nommer panorama: topologie d'une carte assemblée par plaques disparates, diversement colorées, emboîtées bizarrement, pèlerine dépenaillée de vignes, prés, labours, bosquets, lieux-dits, ruines du polythéisme effacé dès la naissance du verbe. Si vous avez vu l'habit d'Arlequin de ma mère la Terre, vous connaissez l'Antiquité..
Estimez le travail infini de la science pour fonder un système unitaire à travers le chaos de ses pages, nombreuses comme le sable. La connaissance bat, systole, diastole, hésite, en équilibre dans le temps, passant d'une phase à l'autre, entre l'espoir d'un univers et le pluralisme irréductible d'un monde, entre une somme systématique et la croissance irrépressible de la différence. Comme si elle ne pouvait quitter la terre ou le jardin aux mille espèces pour l'espérance d'un désert.
Estimez le travail impossible du philosophe, pris dans les systèmes architectes, logiques, désertiques, pour ressusciter le corps du paysage et le paysage des corps sous la vitrification du verbe, mais pour susciter un monde sous l'éclatement des fragments. Le bonheur veut que résiste le paysage sous l'ocre pâle du désert, comme le corps à la machine ou la jeune fille au barbon, l'herbe têtue pousse sous les crevasses de l'autoroute
.L'empirisme porte le souvenir inoubliable des jardins M.Serres. Les Cing Sens. Gallimard. (C'est moi qui souligne).

Le sujet percevant n'est jamais face à un spectacle extérieur, mais plongé dans un milieu ambiant auquel il est, au sens propre, " intéressé " par une série " " Percevoir qu'une surface est plane et solide est percevoir qu'elle offre l'occasion de marcher

" Une affordance n'est ni une propriété subjective ni une propriété objective : elle est à la fois l'une et l'autre. Une affordance transgresse la dichotomie sujet/objet et nous aide à comprendre son inadéquation ." laisse de côté le fait que les surfaces sont familières et que les formes sont utiles. Pas moins que notre ancêtre primitif, nous appréhendons leurs usages et dangers, leurs possibilités gratifiantes ou contrariantes, et les conséquences de l'action qui s'applique à elles " Les prises peuvent se classer en quatre catégories : ressources, contraintes, risques, et agréments. En général cependant, toute réalité () participe en proportion variables de chacune de ces quatre réalités. Par exemple, en montagne, la neige est à la fois ressource pour le promoteur de stations de ski, contrainte pour l'éleveur, risque d'avalanche pour tout un chacun, et agrément pour le skieur.


On voit donc que la réalité concrète de toute prise dépend toujours de l'existant concerné. C'est dire que le sujet et l'objet n'existent pas en eux-mêmes, mais en interrelation. Dans notre milieu, nous avons avec les choses un rapport ambivalent (la trajectivité), où sujet et objet sont réciproquement à la fois patient et agent, empreinte et matrice.


"


" Tel qu'il se manifeste dans l'expérience du paysage, notre rapport sensible au monde n'est pas celui d'un sujet posé en face d'un objet, mais celui d'une rencontre et d'une interaction permanentes entre le dedans et le dehors, le moi et l'autre.
Cela ne fait pas pour autant du monde sensible un cosmos et du paysage un espace purement privé ; l'horizon, qui l'identifie à mon champ visuel, manifeste aussi son irréductible extériorité et son ouverture à d'autres points de vue : "Si j'ai pu comprendre [...] comment le visible qui est là-bas est simultanément mon paysage, à plus forte raison puis-je comprendre qu'ailleurs aussi il se referme sur lui-même, et qu'il y ait d'autres paysages que le mien." Le paysage transgresse l'opposition du sujet et de l'objet, de l'individuel et de l'universel ; bien qu'il puisse se charger de toutes les valeurs de l'affectivité la plus intime, la convergence des regards en fait un lieu commun à moi et aux autres :
Cet échange entre l'intérieur et l'extérieur ne concerne pas seulement la perception individuelle, mais aussi le rapport que les sociétés humaines entretiennent avec leur environnement. Augustin Berque appelle "médiance" le "flux de relations qui lient indissolublement les sujets aux objets" et "une société à l'espace et à la nature" ; et il nomme "trajection" l'interaction qui s'y joue et l'échange à la fois matériel et culturel qui s'y noue entre l'homme et son milieu. Le paysage, "médiation entre le monde des choses et celui de la subjectivité humaine2" est "non seulement trajectif" mais "l'illustration même de la trajec-tivité".
[...] Par mon champ perceptif avec ses horizons spatiaux, je suis présent à mon entourage, je coexiste avec tous les autres paysages qui s'étendent au-delà, et toutes ces perspectives forment ensemble une seule vague temporelle, un instant du monde." Michel Collot La Pensée-Paysage. Actes Sud.
Le paysage apparaît comme l'image même du monde vécu, une 'unité naturelle et antéprédicative du monde et de notre vie, qui paraît dans nos désirs, nos évaluations, notre paysage, plus clairement que dans la connaissance objective, et qui fournit le texte dont nos connaissances cherchent à être la traduction en langage exact. Bien qu'antérieure à la réflexion, cette relation "antéprédicative" au monde est " " ; à la différence du je pense réflexif, qui se retranche du monde pour mieux coïncider avec lui-même, le cogito préréflexif ne se sépare pas du contexte où il émerge : c'est ce que Merleau-Ponty dans le Le Visible et l'Invisible appelle une " le milieu et comme la patrie de nos pensées pensée d'horizon".

Cette pensée est à l'œuvre dans l'acte même de la perception, et "". c'est directement dans l'infrastructure de la vision" que la phénoménologie se propose de "la faire apparaître". Le fait qu'un paysage puisse, comme on dit, "nous parler" montre qu'il y a un " logos ", "une raison " dans le phénomène lui-même : " C'est bien moi qui ai l'expérience du paysage, mais j'ai conscience dans cette expérience d'assumer une situation de fait, de rassembler un sens épars dans les phénomènes et de dire ce qu'ils veulent dire d'eux-mêmes" , écrit Merleau-Ponty. Ce sens inscrit dans le sensible n'est pas fait d'idées claires et distinctes ; il s'agit plutôt d'une signification globale et implicite, inhérente et adhérente à la physionomie des choses : lorsque nous découvrons par exemple un nouveau lieu, " il y a là un sens latent, diffus à travers le paysage ou la ville, que nous retrouvons dans une évidence spécifique sans avoir besoin de le définir

Ce sens d'un paysage ne résulte pas d'une analyse intellectuelle des éléments qui le composent, mais d'une appréhension synthétique des rapports qui les unissent : " Pour le regard naturel qui me donne le paysage, la route au loin n'a aucune "largeur" que l'on puisse même idéalement chiffrer, elle est aussi large qu'à courte distance, puisque c'est la même route [...]. Le proche, le lointain, l'horizon dans leur indescriptible contraste forment système, et c'est leur rapport dans le champ total qui est la vérité perceptive ."



L'expérience du paysage, révèle ainsi la secrète continuité qui unit le monde au corps et le corps à l'esprit et nous invite ainsi à redéfinir les rapports entre nature et culture. Elle résulte d'une interaction entre le corps, l'esprit et le monde, qui s'inscrit dans le prolongement des échanges que notre organisme entretient avec le milieu naturel.


" Si la perception peut apparaître comme une forme de pensée, même si elle n'emprunte pas les voies de la réflexion et de la représentation, c'est qu'elle s'avère capable non seulement de faire la synthèse des données sensorielles mais de les dépasser constamment vers leur horizon : "La structure du champ visuel, avec ses proches, ses lointains, son horizon, est indispensable pour qu'il y ait transcendance, le modèle de toute transcendance", écrit Merleau-Pont. Ce dépassement du donné est la condition de ce que Roger Chambon appelle la "pensée intra-perceptive" : "Penser, au sens large, veut dire : se rapporter explicitement à ce qui n'est pas actuellement donné [...], dépasser l'entourage sensible par la représentation de l'éloigné."
Cette "idéalité d'horizon" est au fondement même d'une "pensée-paysage" qui transgresse les dichotomies habituelles de la pensée conceptuelle, non seulement celles du sensible et de l'inté- lligible, du visible et de l'invisible, mais aussi celles du sujet et de l'objet, de l'espace et de la pensée, du corps et de l'esprit, de la nature et de la culture "e . MICHEL COLLOT OP.CITE.
