Joseph Conrad, dans Au coeur des ténèbres: « C’était le pire de tout – ce soupçon qu’ils n’étaient pas inhumains ».

Publié le 26 février 2013 par Donquichotte

Joseph Conrad

« Au coeur des ténèbres »

Ce livre a deux introductions, celle de Matthias Énard – on l’interroge sur ce classique de la littérature – et celle de Jean-Jacques Mayoux  - elle fait 66 pages – qui introduit longuement l’auteur dans une sorte de biographie-critique-littéraire complète de l’œuvre de Conrad. Je n’ai pas lu la première, mais la seconde, avant de commencer ma lecture du texte de Conrad. J’ignore habituellement ces introductions, j’aime me faire ma première idée, seul. Je n’aurais pas dû, au fond, - je lisais pour la première fois Conrad - tellement ce texte de Mayoux est dense et relate minutieusement l’œuvre de Conrad. Il y avait trop à digérer.

Dès les deux premiers paragraphes, j’ai aimé ce livre. Ils montrent une virtuosité d’écriture, mais surtout les mots que Conrad emploie (des dizaines déjà dans la toute première page : cotre, croisière, ancre, marée, eau, voile, barges, brume, capitaine, fleuve, mer, marine...) nous introduisent au monde des marins, au monde maritime – je sais déjà que le sujet va me plaire, l’aventure est ouverte.

Mais, pour être tout à fait à l’aise, je dois ouvrir le dictionnaire :

-   « Nellie, cotre de croisière », - je devine qu’il s’agit d’un bateau, mais de quel type ? – le dictionnaire dit : « petit navire à un seul mât, gréant foc et trinquette, à la différence du sloop, qui ne comporte qu’une seule voile d’avant ». Va pour le foc, j’ai déjà fait de la voile, mais trinquette ? « celle des voiles d’avant triangulaires qui est la plus proche du grand mât ou de la misaine ». Et misaine, je connais le mot, mais... plus précisément ? « Premier mât vertical, à l’avant, qui porte la misaine ».

-    « Il n’y avait qu’à venir au lof », il s’agissait, dit le dictionnaire, de venir au vent, en fait, de se mettre en position, attendant la marée montante, de reprendre la mer.

-   « Des bouquets rouges de voilures aux pointes aiguës, avec des éclats de livardes vernies ». Le dictionnaire dit qu’il s’agit de cordes d’étoupe.

Alors voilà, je suis prêt à entreprendre ce voyage. Mais d’autres mots viendront qui me feront reprendre le dictionnaire.

Un premier narrateur nous présente Marlow, un marin atypique (Conrad en fait) – un errant, alors que la plupart des marins sont d’une espèce casanière apportant avec eux leur foyer (le navire) et de même leur pays (la mer) - qui a son tour deviendra le narrateur, le « conteur » d’une histoire qui nous amènera sur le fleuve Congo, un fleuve pas très facile à naviguer, à la recherche de Kurtz, cet homme sombre, l’homme de l’ivoire, l’homme caché, craint, dont on ignore tout, - si même il existe ou même vit encore - et que l’on ne découvrira qu’à la fin.

Cette aventure, il est facile aujourd’hui de se la donner en images, - je l’avais deviné, c’est drôle - il suffit de voir le film de F. F. Coppola, Apocalypse Now. Ces images me revenaient sans cesse en tête tout au long de ma lecture et je n’avais pas compris que c’étaient elles, ces images du film, qui m’alimentaient. Si j’avais lu le quatrième de couverture, j’aurais su cela. Bien m’en fit, je croyais m’inventer des images, - un livre pour moi, est toujours « visible » - mais elles existaient déjà, et elles s’étaient glissées à mon insu dans la « visibilité » du livre. Je croyais avoir fait une découverte, - je me disais que Coppola avait été sûrement un lecteur de ce livre de Conrad – pauvre de moi, il m’arrive souvent ainsi de supputer toute sorte de conneries comme celle-là, mais cette fois-ci j’avais vu juste.

C’est étonnant comme Conrad nous introduit « visiblement » au cœur de son récit, de ses histoires ; comme ici, page 82, quand il se rappelle « des temps très anciens », quand les Romains étaient venus en Grande Bretagne il y a de ça 2000 ans, et y installer leur camp militaire « perdu dans le désert, comme une aiguille dans une botte de foin – le froid, le brouillard, les tempêtes, la maladie, l’exil et la mort – la mort tapie dans l’air, dans l’eau, dans la brousse. Ils ont dû mourir comme des mouches, ici ». Il les voit – et nous les montre – vivant au milieu de l’incompréhensible, des conquérants attrapant ce qu’ils pouvaient pour vivre, marchant à travers bois, dans la forêt, la jungle, encerclés par cette sauvagerie... « c’était tout simplement la rapine à main armée, le meurtre avec circonstances aggravantes à grande échelle, et les hommes s’y livrant à l’aveuglette – comme il convient quand on a affaire aux ténèbres ». Et pourtant, Marlow (Conrad) n’a pas encore quitté Londres, il est sur les quais, et se raconte ces histoires de Romains, il anticipe déjà les ténèbres du Congo, le point ultime de sa navigation, de l’expérience folle qui l’attend. Il se raconte au narrateur, et les images qu’il projette dans la tête de celui-ci sont tellement nettes, « cela jetait comme une sorte de lumière ».

Son texte dès lors, et tout du long, est fait de rappels de cette histoire incroyable - à la recherche d’un homme fou, l’homme fou de l’ivoire qu’il traque dans cette Afrique congolaise – et de mots qui bredouillent, qui doutent, qui hantent sa vision des choses : « il me serra la main,  je crois... je commençais à me sentir mal à l’aise... je ne suis pas habitué... on aurait dit.... mais comment dire... je me sentis envahir par un sentiment d’insolite... elle semblait tout savoir... elle portait une espèce de... je la voyais magicienne... ». J’aime ce langage imprécis, et pourtant juste, puisqu’il livre des sentiments, non des certitudes, - c’est l’art du conteur un peu, non ?

Et pourtant, oui, Conrad a bizarrement ce sentiment d’être un imposteur quand, au moment du départ, les amis lui apportent mille choses et lui demandent de ne pas manquer d’écrire, alors que pour lui, la chose est si banale, écrit-il : « Drôle d’affaire : moi, habitué à déguerpir dans les vingt-quatre heures à destination de n’importe quelle partie du monde, sans y penser autant que la plupart des hommes pour traverser la rue, j’eus un moment, je ne dirais pas d’hésitation, mais de stupeur interdite, devant cette affaire banale ».

Il m’est arrivé aussi de me sentir bizarre, dans certaines circonstances, quand j’agissais vite, sans préambule, et avec un minimum d’information.

Anecdotes

Ainsi je me rappelle, c’était en 2001, avoir voulu acheter une auto à distance, et par Internet. J’étais au Québec, je me préparais à aller vivre un an en France, - nous étions en janvier - et je voulais acheter une auto. Je contacte par e-mail trois concessionnaires dans la région de Montpellier et leur demande de me faire un prix pour une auto dont je livre toutes les caractéristiques (repérées de façon très précise sur Internet : marque, modèle, moteur cylindrée, couleur, tout, tout en fait), une auto dont j’aimerais prendre livraison à mon arrivée en France le 1er mai suivant. Je n’ai reçu aucune réponse dans les deux semaines qui ont suivi. Alors je décide de les contacter par téléphone et leur renouvelle ma demande. J’attends encore deux semaines, mais je n’ai toujours aucune réponse. Alors je rappelle l’un d’entre eux, - j’avais décidé de miser sur un concessionnaire de Nîmes - je discute, lui dis que je ne comprends pas leur silence ; puis finalement, je lui dis que je lui envoie 25,000 francs comme acompte et le prie de me confirmer le plus tôt possible qu’il a bien reçu l’argent et que ma commande est bien acceptée, et surtout, que je pourrai prendre possession de cette auto au premier mai. Quand j’ai rencontré le type, à la livraison de l’auto, je lui ai demandé pourquoi tout cela avait été si difficile ; il m’a répondu bien simplement que personne ne pouvait croire que quelqu’un, à distance (d’outre-mer) pouvait avoir le culot, ou la naïveté, de penser que l’on pouvait acheter une auto via Internet. « Cela ne se fait pas », dit-il. Et pourtant je le fis, sans y penser autant que la plupart des hommes pour traverser la rue.

À l’époque, je sais, les ventes par Internet n’étaient pas très développées, - et il faut reconnaître que les Français ont été très lents à prendre ce train de la modernité en marche – mais quand même. Aujourd’hui, soit une douzaine d’années plus tard, ils sont, dit-on, parmi les plus gros acheteurs de biens sur Internet.

Une autre expérience, plus récente, m’a montré à quel point la chose Internet s’est développée. Cette fois-ci, - je demeure en France depuis déjà 8 ans – j’ai acheté, à partir de la France, toujours par Internet, une maison au Québec. Nous avions ce projet, ma femme et moi... et comme je suis sur le point d’aller au Québec, je me suis dit que je devrais peut-être commencer à chercher via Internet si vraiment je veux me donner toutes les chances de trouver une maison qui nous convienne. Voici comment la chose s’est déroulée.

J’ai été sur un site de vente (type « Au bon coin ») de particulier à particulier, repéré une maison, dans une région – que je connais un peu, pas plus - au sud de la ville de Québec, près de la frontière américaine, - un coin un peu perdu, il faut bien le dire - et téléphoné au propriétaire. La maison était en vente depuis deux jours seulement, mais... très intuitivement, et sur la base des photos (4 photos) montrées sur le site, d’une description sommaire, et de l’entretien téléphonique... j’ai fait cette hypothèse, folle peut-être, que cette maison allait être vendue rapidement. Voilà. Alors j’ai fait une offre par téléphone au vendeur... qui l’a acceptée. On est le jeudi, je sais que je suis au Québec le lundi suivant, alors je lui ai demandé de contacter son notaire qui pourra me contacter la journée même, si possible, ce qu’il fit. La suite de l’histoire est simple comme « bonjour » : l’entente est prise le jour même avec le notaire – il n’a pas l’air surpris que je n’aie pas visité la maison (en fait je crois plutôt qu’il l’ignorait, mais cela n’a pas d’importance) – puis je demande, par téléphone et par mail, à ma banque au Québec de déposer au compte bancaire du notaire (in trust) la somme totale convenue pour l’achat de la maison, cela s’est fait le lendemain, vendredi... et je dis au notaire que je serais à son bureau le lundi suivant, muni d’une procuration (formulaire trouvé sur Internet) pour ma femme, afin de signer l’acte de vente à nos deux noms. Ce qui fut fait.

Évidemment, un Français ne peut croire, ou comprendre, les procédures ici en France sont si compliquées, une telle histoire : (ici : un compromis de vente à signer, une semaine d’attente pendant laquelle l’acheteur peut renoncer à son achat, une municipalité et une Safer qui peuvent préempter, des études préalables pour vérifier la présence de plomb, d’amiante, de petites bibittes et autres choses dans la maison, des notaires pas toujours disponibles et qui ont eux aussi des règles de procédures, etc...) Oui, j’ai acheté une maison via Internet, une maison que je n’avais vue qu’en quatre photos, une maison que je n’ai pas visitée au préalable, une maison qui était déjà payée au moment où je l’ai visitée. Et tout cela en trois jours ouvrables, rien de moins. Pourquoi est-ce si facile d’acheter au Québec ? Je ne sais pas.

Évidemment mes amis français et québécois m’ont dit aussi que j’étais fou, que j’achetais une maison « sans y penser autant que la plupart des hommes pour traverser la rue ».

C’est vrai un peu, sans doute, et pourtant, je ne me sens pas si bizarre que ça. Et je sais, l’affaire n’est pas si banale, et pourtant... et je sais aujourd’hui que cet achat a été un très bon « deal ».

Je reprends Conrad, et son récit de voyage.

Au départ de Londres, Conrad (Marlow) sait qu’il va être capitaine d’un vapeur sur le fleuve Congo et qu’il partira pour le compte de sa Compagnie à la recherche d’un dénommé Kurtz, l’homme de l’ivoire, l’homme mystérieux caché au fin fonds de la brousse, - un homme que Conrad (Marlow) commence à connaître par oui dire - à l’autre bout du fleuve.

Pour se rendre à  son port d’attache, il s’est d’abord embarqué sur un vapeur français qui longe les côtes africaines, et qui s’arrête dans tous les ports ; Conrad voit embarquer et débarquer que des soldats et des douaniers, mais il a le temps avec lui. « Regarder d’un navire la côte filer, c’est comme réfléchir  à une énigme. La voilà devant vous – souriante, renfrognée, aguichante, majestueuse, mesquine, insipide ou sauvage et toujours muette avec l’air de murmurer, Venez donc voir ». Parfois un petit bateau les aborde, ou passe tout près, Conrad voit bien – et nous fait les voir – ces noirs, avec ce blanc des yeux qui luit, qui ont des visages comme des masques grotesques, et qui pagayent avec une vitalité sauvage ; cela lui plaît de les regarder, cela le réconforte, il s’approche chaque jour un peu plus de sa vraie aventure, « un sentiment diffus de stupeur oppressive et vague » grandissant en lui. C’était, écrit Conrad, « comme un pèlerinage lassant parmi des débuts de cauchemar ».

Dès son arrivée à l’embouchure du fleuve Congo, Conrad est témoin du passage d’un convoi de prisonniers, tous des noirs, un collier de fer au cou, reliés par une chaîne : « leurs maigres poitrines haletaient toutes ensemble, les narines violemment dilatées frémissaient, les regards... pétrifiés ».

C’est une apparition qui lui ouvre déjà les yeux. « J’ai vu le démon de la violence, celui de la convoitise, celui du désir ; mais par le vaste ciel ! c’étaient des hommes forts et gaillards à l’œil de flamme (des blancs) qui dominaient et qui menaient des hommes – des hommes vous dis-je (des noirs). Mais là debout à flanc de colline je pressentais que dans le soleil aveuglant de ce pays je ferais connaissance avec le démon flasque, faux, à l’œil faiblard, de la sottise rapace et sans pitié ».

« Des hommes vous dis-je », comme il devait se le répéter souvent – essaie-t-il de se convaincre ? NON, il a vu, il nous fait voir, il sait - tout au long de son aventure.

D’autres noirs, pas des prisonniers enchaînés, ceux-là, mais des prisonniers du travail pour les blancs, il les vit, un peu plus loin, gisant confusément dans une sorte de pénombre verdâtre, « des formes noires accroupies, prostrées, assises entre les arbres... des paquets d’angles aigus, assis, les jambes remontées, regardant dans le vide d’une façon horrible, intolérable », Conrad écrit que tout cela avait l’air d’un tableau de peste ou de massacre. C’étaient pourtant des travailleurs... qui, à ses yeux, « mouraient lentement – c’était bien clair ».

De là, de ces premières visions de son pays d’accueil, finalement, Marlow (Conrad) part à la recherche de Kurtz.

Mais qui est Kurtz ?

Il rencontre d’abord le directeur local de la compagnie, « un trafiquant vulgaire » d’une santé de fer, pour qui « les gens qui viennent ici ne devraient pas avoir d’entrailles ». Bref, un homme d’Afrique de l’époque, une sorte de « Méphistophélès de papier mâché », ni craint, ni aimé, ni même respecté, mais qui a l’autorité ; « il n’avait ni connaissance, ni intelligence », mais il n’était jamais malade. Pour lui, Kurtz, son homme de main, son meilleur agent acheteur d’ivoire, ajoute-t-il, devait être retrouvé, et ramené... Pourquoi ? Comme dans le film de Coppola, cela n’est pas tout-à-fait évident. Mais quand Marlow demande qui est M. Kurtz, on lui répond : « c’est un prodige, il a une mission de charité, de science, de progrès, et du diable sait quoi d’autre... » il est celui, écrit Conrad, qui « doit guider la cause que nous a confié l’Europe », parce qu’il a une intelligence élevée. Rien de moins, on est estomaqué de lire un tel discours sur cette mission élevée de la COLONISATION.

VOILÀ, on n’en saura pas plus sur ce personnage, avant que nous le rencontrions au terme du voyage de Conrad ; pourtant il est le but ultime de la mission de Conrad qui retrouve bientôt le vapeur qu’on lui avait promis et avec lequel il va remonter le fleuve Congo à la recherche de Kurtz.

Devant l’impassible figure de « l’immensité » qui entoure Conrad, celui-ci se demande « Qu’étions-nous, qui nous étions fourvoyés en ces lieux ? Pouvions-nous prendre en main cette chose muette, ou nous empoignerait-elle ? Je sentais la grandeur, la démoniaque grandeur de cette chose qui ne parlait pas... »

Quand Conrad (Marlow) se remémore des souvenirs, il lui semble qu’il essaie de dire un rêve, et qu’il sait cet effort vain, « parce que nulle relation d’un rêve ne peut communiquer la sensation du rêve, ce mélange d’absurdité, de surprise, de confusion, dans un effort frémissant de révolte, cette notion qu’on est prisonnier de l’incroyable, qui est de l’essence même du rêve ». Quand il dit-écrit cela, le narrateur nous dit que Marlow (Conrad), qui était silencieux, reprend : «... Non, c’est impossible ; il est impossible de communiquer la sensation vivante d’aucune époque donnée de son existence – ce qui fait sa vérité, son sens – sa subtile et pénétrante essence. C’est impossible. Nous vivons comme nous rêvons – seuls... »

Les « pointillés » dans ce dernier paragraphe, sont de Conrad, ils traduisent, c’est mon sentiment, des moments d’attente, de réflexion, d’indécision peut-être, à la recherche de mots qui disent vraies la « sensation » qu’il veut exprimer, la « connaissance » qu’il a de l’événement, et « l’intelligence » de la situation qu’il vit...

Pour Conrad, remonter le fleuve, c’était comme voyager en arrière vers les premiers commencements du monde, à travers un cours d’eau presque vide (il fallait toujours éviter de s’échouer) , un grand silence, une forêt impénétrable, où les grands arbres étaient rois. Parfois, la nuit, le roulement des tam tam, derrière le rideau d’arbres, le laissait inquiet – une guerre ? une paix ? une prière ?- qui sait ? Ils étaient, lui et ses camarades blancs sur son vapeur, les « pèlerins » comme il les appelle, des errants sur la terre préhistorique... jusqu’à ce « qu’une explosion de hurlements, un tourbillon de membres noirs, une masse de mains battantes, de pieds martelant, de corps ondulant, d’yeux qui roulaient... » apparaissent et se fassent entendre. Alors, « l’homme préhistorique nous maudissait, nous implorait, nous accueillait – qui pourrait le dire ? Nous étions étonnés et secrètement horrifiés, comme des hommes sains d’esprit devant le déchaînement enthousiaste d’une maison de fous... la terre semblait n’être plus terrestre  ».

Je suis à la page 126 de ce livre, et il me semble que Conrad livre ici toute sa pensée sur l’humain noir rencontré en ces lieux, et par ricochait, toute sa pensée sur l’humain blanc.

Je rapporte intégralement son propos... qui, pour moi, est l’essence de ce livre dénonciateur d’une colonisation folle et stupide.

« La terre semblait n’être plus terrestre. Nous avons coutume de regarder la forme enchaînée d’un monstre vaincu, mais là  - là on regardait la créature monstrueuse et libre. Ce n’était pas de ce monde, et les hommes étaient – Non, ils n’étaient pas inhumains. Voilà : voyez-vous, c’était le pire de tout – ce soupçon qu’ils n’étaient pas inhumains. Cela vous pénétrait lentement. Ils braillaient, sautaient, pirouettaient, faisaient d’horribles grimaces, mais ce qui faisait frissonner, c’était bien la pensée de leur humanité – pareille  à la nôtre -, la pensée de notre parenté lointaine avec ce tumulte sauvage et passionné. Hideux. Oui, c’était assez hideux ? Mais si on se trouvait assez homme on reconnaissait en soi tout juste la trace la plus légère d’un écho à la terrible franchise de ce bruit, un obscur soupçon qu’il avait un sens qu’on pouvait – si éloigné qu’on fût de la nuit des premiers âges – comprendre. Et pourquoi pas ? L’esprit de l’homme est capable de tout – parce que tout y est, aussi bien tout le passé que tout l’avenir. Qu’y avait-il là après tout ? –Joie, crainte, tristesse, dévouement, courage, colère  - qui peut dire ? – mais vérité, oui – vérité dépouillée de sa draperie de temps. Que le sot soit bouche bée et frissonne – l’homme sait, et peut regarder sans ciller. Mais il faut qu’il soit homme, au moins autant que ceux-là sur la rive. Il faut qu’il rencontre cette vérité-là avec la sienne – avec sa force intérieure. Les principes ne collent pas. Les acquis ? vêtements, jolis oripeaux – oripeaux qui s’envoleraient à la première bonne secousse. Non : il faut une croyance réfléchie. Un appel qui me vise dans ce chahut démoniaque – oui ? Fort bien. J’entends. J’admets, mais j’ai une voix, moi aussi, et pour le bien comme le mal elle est une parole qui ne peut être réduite au silence. Naturellement le sot – c’est l’affaire de peur panique aussi bien que de beaux sentiments – est toujours sauf. Qui grogne par là ? Vous vous demandez pourquoi je n’ai pas gagné la rive pour être du cri et de la danse ? Eh bien non, je ne l’ai pas fait. Beaux sentiments, dites-vous ? Au diable les beaux sentiments ! Je n’avais pas le temps... »

(l’explication qui suit est assez longue ; mais je retiens surtout qu’il devait s’occuper « du sauvage qui était chauffeur. C’était un spécimen amélioré : il savait mettre à feu une chaudière verticale. Il était là au-dessous de moi, et, ma parole, le regarder était aussi édifiant que de voir un chien, en une caricature de pantalons et chapeau à plumes, qui marche sur ses pattes de derrière. Quelques mois d’instruction avaient réglé le compte de ce type de réelle qualité... Il aurait dû battre des mains et des pieds sur la rive, au lieu de quoi il besognait dur, dans l’esclavage d’une étrange sorcellerie, riche en savoir et progrès. Il était utile parce qu’il avait été instruit ».)

Les mots sont durs dans la langue de Conrad, souvent cruels... mais ils visent juste, ils sont sa conscience, son retour sur soi, sur sa vie, sur ses histoires ; ils disent, Conrad le rappelle souvent, des mots « qui font voir » au lecteur la réalité vraie qu’il pressent et devine de la vie en ces temps de la colonisation.

Anecdote

Il m’est revenu en mémoire, lisant ce texte, un épisode de ma vie en Afrique que je gardais étonnamment secret jusqu’à aujourd’hui. C’était un jour de travail ordinaire, j’étais en brousse allé rencontrer des éleveurs, le consul canadien en poste à  Kinshasa m’accompagnait, qui voulait voir comment progressait notre projet sur le terrain... lorsque, à un moment donné, un noir, sorti de la brousse un peu précipitamment, croisa notre route. Je conduisis très très lentement, comme à toutes les fois que je croisais quelqu’un au bord de la route, de peur évidemment de le heurter. C’est à ce moment que, après l’avoir regardé attentivement, le consul me fit la remarque suivante : « Tu vois, Robert, est-ce que tu ne penses pas la même chose que moi ? que cet homme que nous venons de croiser, quand on le regarde de près... son visage – un masque d’horreur presque – son nez, tu l’as vu, qui couvre tout le visage, son corps noir quasi nu... n’est pas très loin de l’homme des cavernes, non ? » Je suis resté sidéré, mais je ne dis mot, du moins, pas tout de suite. J’aurais dû l’engueuler. Ce n’est que le soir que je repris cette conversation avec le consul. Voilà où je culpabilise. Fin de l’anecdote.

Au bout d’un périple assez éreintant, ils ont même dû faire face à une attaque des indigènes dont ils se sont sortis avec un peu de chance, et un mort, (son sauvage-chauffeur-riche-en-savoir-et-progrès...) malheureusement, il rencontra Kurtz : « Ce spectre initié de l’ultime Nullepart m’honora de ses stupéfiantes confidences avant de disparaître absolument ». Kurtz est mort sur le chemin du retour. « Toute l’Europe avait contribué à la création de Kurtz ; et par degrés j’appris que, comme c’était tout indiqué, l’Association Internationale pour la Suppression des Coutumes Sauvages (sic) lui avait confié la préparation d’un rapport, pour sa gouverne future. Et de plus, il l’avait écrit. Je l’ai vu. Je l’ai lu. Il était éloquent, vibrant d’éloquence... dix-sept pages d’écriture serrée... qui commencent par l’argument que nous autres Blancs, du point de développement auquel nous sommes arrivés, doivent nécessairement leur apparaître (aux sauvages) comme une classe d’être surnaturels – à notre approche ils perçoivent une puissance comme d’une déité, etc... Par le simple exercice de notre volonté nous pouvons exercer un pouvoir bénéfique pratiquement sans limites, etc... La péroraison était magnifique... elle me donnait l’idée d’une Immensité exotique gouvernée par une auguste Bienfaisance. Elle me donna des picotements d’enthousiasme. C’était là le pouvoir sans bornes de l’éloquence, des mots, des mots nobles et brûlants ». Mais voilà, Conrad se rappelle bien que Kurtz, qui lui tenait ce discours enflammé, avait oublié un tout petit post-scriptum, qu’il avait écrit en marge du texte, et que Conrad retrouva, et qui suggérait, comme méthode d’accomplissement de cette grande mission « d’évangélisation sociale et culturelle » rien de moins que : « Exterminez toutes ces brutes ».

La suite de cette aventure ? Conrad va malgré tout aimer ce type, et lui rendre aussi certain hommage : « Il est inoubliable. Quoi qu’il ait pu être, il n’était pas vulgaire ».

Un jeune ami de Kurtz, un Russe, le fils d’un archiprêtre, un drôle de type, dont l’existence, écrit Conrad, était improbable, « inexplicable, tout à fait déconcertante » et qui s’explique ainsi d’être arrivé dans ce lieu du bout du monde - « J’ai été un peu plus loin, dit-il, puis encore un peu plus loin, jusqu’à ce que je sois allé si loin que je ne sais comment je retournerai jamais » - lui confia que Kurtz était son quasi dieu, et qu’il oubliait tout quand l’autre lui parlait. « Il m’a fait voir des choses – des choses » répétait-il à Conrad, stupéfait de voir et d’entendre cet homme lui parler de Kurtz, le poète : « Ah ! Jamais, jamais, je ne rencontrerai un homme pareil. Vous auriez dû l’entendre réciter de la poésie ». Cet homme presqu’inauthentique, - Conrad se demande s’il l’a vraiment vu, ce pareil phénomène -, un bon jour, lui serra la main, et disparut dans la nuit.

C’était juste avant le départ de Conrad de ce coin perdu, - le vapeur était en marche - juste après une dernière tentative pour Kurtz de filer à l’anglaise ; juste au moment où les « sauvages » tentaient une dernière attaque sur le vapeur, qui n’aboutit pas ; juste au moment où une femme « barbare et superbe », « sauvage et superbe », « drapée dans des étoffes rayées, foulant fièrement le sol dans un tintement léger et scintillant d’ornements barbares », apparut aux côtés de ce groupe de noirs rebelles et « tendit tragiquement ses bras nus après nous par-dessus le fleuve étincelant et sombre » (je l’imagine, l’amie indigène de Kurtz qui lui disait adieu ??) ; juste au moment où les « pèlerins » (c’est comme ça que Conrad appelle avec un mépris certain ces Blancs colonisateurs et trafiquants d’ivoire, employés de la même compagnie, et qui l’ont accompagné dans ce voyage), oui, ceux-là qui forment cette bande de crétins, écrit-il, qui n’avaient plus comme seul souci de fuir cet endroit hostile ; et tout juste avant que Kurtz ne rende l’âme, Conrad était fasciné, « c’était comme si un voile s’était déchiré. Je vis sur cette figure d’ivoire une expression de sombre orgueil, de puissance sans pitié, de terreur abjecte – de désespoir intense et sans rémission. Revivait-il sa vie dans tous les détails du désir, de la tentation, de l’abandon pendant ce moment suprême de connaissance absolue ? Il eut un cri murmuré envers une image, une vision – il eut par deux fois un cri qui n’était qu’un souffle. Horreur ! Horreur ! »

La loyauté de Conrad va garder envers Kurtz, et les leçons qu’il en retire, se résument en quelques mots, en quelques idées fondamentales, en des sentiments très forts : « c’est une drôle de chose que la vie – ce mystérieux arrangement d’une logique sans merci pour un dessein futile. Le plus qu’on puisse en espérer, c’est quelque connaissance de soi-même – qui vient trop tard -, une moisson de regrets inextinguibles ».

Conrad est conscient d’avoir lutté contre la mort, le combat le plus terne que l’on puisse imaginer qui se déroule « dans une grisaille impalpable, sans rien sous les pieds, rien alentour, pas de spectateurs... dans une atmosphère écoeurante de scepticisme tiède ».

Pour Conrad, Kurtz fut un homme remarquable, qui avait quelque chose à dire et qui l’a dit : « il avait résumé- il avait jugé. HORREUR ! » Il y avait une note vibrante de révolte dans ce dernier murmure, ce cri murmuré, qui aux yeux de Conrad valait mieux, écrit-il, que le récit-résumé qu’il fit de cette aventure.

« Des hommes, vous dis-je ! », écrit Conrad, ce cri qu’il lâche comme si on n’allait pas le croire, cette désespérance qu’il dénonce dans l’incapacité de l’être humain de comprendre ce qu’il écrit, « des hommes vous dis-je ! », ces hommes noirs que la colonisation a traités comme des sous-hommes, des esclaves aux corvées cruelles, dans des conditions cruelles, sous un climat cruel. Ils besognaient dur, ces hommes noirs, « dans l’esclavage d’une étrange sorcellerie, riche en savoir et progrès... Non, ils n’étaient pas inhumains. Voilà : voyez-vous, c’était le pire de tout – ce soupçon qu’ils n’étaient pas inhumains. Cela vous pénétrait lentement. 

Rarement texte ne m’a atteint avec une telle fureur ; j’ai un peu travaillé en Afrique, trois années, mais jamais un texte ne m’a ramené en arrière et bouleversé comme celui-ci. Conrad est peu scrupuleux des mots qu’il emploie, des jugements qu’il pose, des constats cruels qu’il montre ; il n’hésite pas, il pénètre au cœur, il darde, et ce n’est pas pour son plaisir, on peut imaginer qu’il étouffait dans cet enfer africain colonial, et il le dénonce, vertement, excessivement sans doute parfois ; mais il a vu clair, il a examiné à fond, il a vu férocement, il a scruté attentivement, il a examiné en profondeur et longuement le corps social noir et blanc que la colonisation offrait. Et son jugement est, comme celui de Kurtz, sans appel : Horreur ! Horreur !

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