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Entre revendication identitaire et ambition de reconnaissance internationale : l’expérience haïtienne. Gerald Alexis

Publié le 02 mars 2013 par Aicasc @aica_sc

Gérald Alexis, critique d’art haïtien et auteur de nombreux ouvrages a présenté cette communication lors du séminaire Art Contemporain dans la Caraïbe co-organisé en 2008 par la Fondation Clément, CulturesFrance, l’AMCA, l’AICA Caraïbe du Sud, la DRAC Martinique.

Revendiquer son identité est légitime mais pour l’artiste quel danger!  Celui de confondre identité et clichés.   Certes, se conformer à ces clichés qu’impose l’extérieur offre parfois aux artistes la possibilité d’être exposés à des audiences bien plus vastes que celles qu’ils ont chez eux ou même dans la région.  Mais, la reconnaissance internationale qui peut s’en suivre risque d’avoir un goût amer.

 Considérons si vous le voulez bien l’expérience haïtienne.   Suite au concordat signé en 1860 entre le Vatican et l’État haïtien, l’éducation fut confiée à des religieux et religieuses européens et des cours d’art  furent très vite intégrés au curriculum de ces écoles congréganistes que fréquentait bien entendu une certaine élite.   Cet enseignement était basé sur la copie de modèles européens qui, il faut le préciser, étaient tout à fait dans le goût du maigre public futile, capable alors de consommer des œuvres d’art.  

 Dans les années 1920, le Dr. Jean Price Mars introduit la question identitaire dans une série de conférences qu’il prononce et qu’il regroupera en 1928 dans un ouvrage «Ainsi parla l’oncle».   Nous sommes alors en pleine occupation américaine du pays.  L’intellectuel haïtien se sent avili, il recherche ses semblables de manière à passer du moi au nous.  Il s’accroche à la notion de race, c’est le temps de la Négritude.  Il idéalise, le sentiment nationaliste est renforcé et tout ce qui est haïtien devient motif de fierté.   C’est dans ce contexte que prend naissance le mouvement indigéniste en littérature car dans de telles situations, le langage prend de l’importance.  Et puisqu’il faut partager des émotions, dire ce qui est haïtien, ce qui rend l’haïtien fier, il recherche tous les moyens possibles de communication.  L’indigénisme s’étend alors aux beaux-arts, à la peinture en particulier.   De même que les écrivains utilisaient la langue française, cette langue qui leur était familière, les peintres indigéniste n’ont eu aucune réticence à utiliser les techniques proches de l’académisme qui leur étaient familières.

 La question d’identité étant essentiellement une affaire interne la reconnaissance internationale n’avait alors que peu d’importance.   Celle-ci, pourtant leur était venu d’artistes noir américains comme Éléanor Bourdin qui, de passage en Haïti en 1932, eut à dire de Pétion Savain, peintre et écrivain, pionnier de l’indigénisme : «Il exprime bien le mouvement moderne qui tend vers l’art national».   Le peintre Douglas Brown, autre peintre noir américain, affirmait pour sa part que Savain aurait du succès au États-Unis parce que dit-il : «On aime les choses indigènes».  En effet, un tableau de Savain : Marché sur la colline était primé en1938 au concours international de la IBM et présenté la même année à l’exposition universelle de New York.    Parallèlement, il faut le préciser, dans l’Haïti du début du 20ème siècle, dépourvue de toutes structures artistiques, les peintres indigénistes avaient du mal à arriver à ce partage d’idées qu’ils recherchaient tant.

 En 1944, est créé à Port-au-Prince, le Centre d’Art qui se donne pour mission d’encadrer et d’encourager les artistes indigénistes.  Dans la définition de son mandat, on parle d’école haïtienne, caractérisée donc par ce souci de manifester une identité national, de faire haïtien.  Dans cette peinture, le sujet est forcément haïtien mais il existe chez nos peintres d’alors une volonté de trouver d’autres lieux avec un sens de localisation et d’identité.   C’est ce que leur apporte le contact de l’avant garde cubaine qui avait trouvé une manière moderne d’exprimer leur identité et qui s’était imposée au point de faire l’objet d’une grande exposition au Musée d’Art moderne de New York (avril 1944).  Les indigénistes et leurs disciples avaient ainsi fait un pas de plus vers la modernité. 

 C’est cette même année qu’arrivent au Centre d’Art les premiers artistes populaires qui font une peinture en dehors de toutes normes académiques et pour qui ne se posaient,  ni s’était posée,  la question d’identité.  C’est une peinture qui généralement déplaisait aux haïtiens d’alors mais qui allait enthousiasmer les étrangers visitant le pays nouvellement ouvert au tourisme. Qualifiée par eux de fraîche, de différente, de primitive ou encore naïve, cette peinture se vendait bien et pas cher.   La critique étrangère ne tarda pas alors à déclarer qu’elle était la «seule peinture haïtienne authentique».  Pourtant les intellectuels de l’époque n’on rien fait ou pas assez pour affirmer une vérité qui serait toute autre.  Leur mutisme est d’autant plus étonnant que cette même critique affirmait que «les indigénistes, ces nationalistes épris de négritude, ne voulaient en fait que copier l’étranger».  Entendez «le blanc».  «Plus ils peignent comme nous, notait cette critique étrangère, moins ils peuvent être eux-mêmes».  

 Si il est vrai que de telles prises de position pouvaient entraver la démarche de l’école haïtienne vers la modernité le plus grave allait se faire sentir dans le long terme.   En effet, en l’absence d’un marché local, des artistes haïtiens vont choisir de peindre «primitif ou naïf» parce que c’est ce qui se vent à l’étranger

La montée des prix aux enchères allait plus tard pousser les étrangers à acheter du «primitif» à bon marché, souvent fabriqué à la chaine,  espérant une plus value dans des temps record.   La demande, pour certains maîtres,  atteindra un tel niveau que la fabrication de faux s’est institutionnalisé.   Le cas du peintre qui se copie lui-même ou qui encourageait la copie par ses disciples et qu’il signait, n’étaient pas rare non plus. Le résultat est qu’aujourd’hui, les maisons de ventes aux enchères, ne disposant pas de l’expertise nécessaire, ne veulent plus prendre le risque de vendre l’art haïtien «primitif».  Ainsi peut-on décrire le cycle qui a vu naître et se perdre une tendance artistique pourtant d’un intérêt certain

  C’est en dehors de cette vaste campagne commerciale que progresse lentement la peinture haïtienne moderne, et les années 1950 vont marquer une étape importante dans l’évolution de celle-ci.   Même si, dans une volonté pas toujours avouée de rechercher une certaine authenticité, on va noter au niveau de la forme, certains emprunts des «modernes» à la peinture primitive, le coté folklorique ou encore naïf de cette dernière est totalement écarté.  Par ailleurs, si le sujet reste haïtien, il s’oppose carrément à cette vision idéalisée qu’avaient les indigénistes.  Au Foyer des Arts Plastiques créé en 1950, en rupture avec le Centre d’Art, on fait une peinture abstraite, tourmentée, une peinture figurative reflétant une angoisse face aux réalités sociales et politiques du pays.  La critique étrangère, a vite fait alors de taxer cette peinture de «communiste».   Les dirigeants haïtiens de l’époque voient ça d’un mauvais œil et c’est l’art qui en pâtit.

 A la fin des années 1950, François Duvalier arrive au pouvoir et prétend apporter son support aux arts en créant à Port-au-Prince l’Académie des Beaux-arts.  A l’académie et dans des centres artistiques et culturels de l’époque, c’est le refus total de la maladresse caractéristique de cette peinture primitive que l’on disait authentique.  Le savoir faire prime alors et l’on constate parallèlement l’abandon de cette quête d’identité qu’était celle des générations précédentes.   C’est qu’avec Duvalier, le noirisme  proposé comme élément identitaire, a vite été associé à la dictature féroce qui s’installe sous son régime.   Même si dans la peinture de l’époque le fond pouvait encore se rattacher à Haïti, la forme s’était définitivement internationalisée.  Nos artistes rêvent d’un ailleurs et c’est à nouveau le grand exode vers des centres comme Paris, Mexico et surtout New York devenue entre temps la capitale artistique du monde.    Cependant, rare sont ceux qui, dans leur exile, ont percé sur le marché international.   A quelques rares exceptions, ils ont cru préserver leur identité en refusant de s’assimiler.  

 Dans les années 1970 la peinture haïtienne orientée vers le moderne parvient à capter l’attention d’un certain public international.   La référence proposée alors à la culture locale, entendez vaudou, donne un certain attrait à cette peinture moderne qui n’est toutefois pas assez exotique et qui par conséquent s’exporte difficilement.  Ceux qui sont tombés dans le cliché vaudou se sont vite rendu compte des limites qu’il imposait.   Refusant le vaudou-cliché, d’autres ont très heureusement d’ailleurs exprimé, à partir de formes que proposait le vaudou, des dispositions personnelles par rapport à la vie. 

 Très généralement parlant, la peinture haïtienne moderne n’a été soutenue que par un public local qui s’est développé au cours des années 1970.  Parmi cette clientèle nouvelle, il y a Duvalier fils et son épouse qui, même si ils consomment cet art, n’ont pas fait grand chose pour le diffuser à l’étranger.  Le Musée qu’ils créent en 1983 à Port-au-Prince est inauguré par une grande exposition des maîtres primitifs avec comme commissaire un américain (beaucoup des œuvres venaient de collections étrangères).   C’est que le primitif était encore à l’époque une valeur sure et les œuvres de ces maîtres pour la plus part disparus avaient atteint, comme je l’ai insinué plus tôt, des valeurs inespérées lors de ventes aux enchères à New York.

 Entre temps, en Haïti, les galeries se multiplient et vendent aux touristes de la peinture primitive, aux locaux de la peinture moderne et à la diaspora nostalgique des paysages et des scènes de genre typiques et bien faites.   Certains ont voulu voir dans cette dernière une nouvelle démarche identitaire.   En réalité, si quête d’identité il y a, ce n’est pas de la part de l’artiste mais bien de la part de ces acheteurs haïtiens qui vivent à l’étranger et qui, pour s’identifier, ont choisi de se procurer ces images évocatrices de l’Haïti qu’ils avaient quitté.

 Depuis 1986 – Cette année oh combien marquante politiquement, qu’est ce qui a changé au niveau des arts?  

 Une nouvelle génération d’artiste s’est affirmée.   Ils ont entre 20 et 50 ans.   Certains sont partis à un très jeune âge ou sont nés à l’étranger.  D’autres ont reçu leur formation à l’étranger.  A différent degrés ils ont été en quelque sorte coupée de cette continuité vécue avec le passé et ont emprunté  une voie toute différente de celle des ainés et dans laquelle, face à la modernité, la tradition s’est quelque peu perdue mais pas toujours des notions essentielles comme l’histoire et certaines croyances conservées dans les familles.  Ils assument parfaitement cette position entre deux mondes, deux cultures et se sentent à l’aise dans les formes les plus novatrices de l’art actuel.   Ils vivent à l’étranger et visitent et exposent en Haïti.  Ils vivent en Haïti et voyagent et exposent à l’étranger.   L’art haïtien contemporain, cet art du dedans et celui du dehors tendent actuellement à ne faire qu’un.  Ensemble on retrouve ces artistes dans des rencontres internationales ou régionales ponctuelles ou biennales.  Ce sont là des opportunités pour eux d’être loin de la complaisance de leur milieu.  Ce sont des occasions pour eux de se voir au milieu de leurs pairs et de se situer par rapport à eux.  Ce sont des ouvertures qui, si elles n’élargissent pas le marché à proprement parler, sont quelque part encourageantes et stimulantes

 On les retrouve aussi dans des expositions de plus en plus nombreuses organisée dans le pays et qui renforcent l’intérêt de la population pour un art local contemporain, dans toutes ses facettes. Mais plus que tout, ce qui a changé vraiment c’est le fait que s’est développé et se développe encore un discours de l’intérieur (de nombreux ouvrages en témoignent) qui plutôt que de catégoriser arbitrairement et de valider telle ou telle orientation reconnait cette liberté acquise dans l’expression et ce droit des artistes de puiser, sans s’aliéner nécessairement, dans l’immense vocabulaire de l’art universel bâti à travers les âges.

 On constate alors que, chez nous aujourd’hui, comme dans d’autres pays de la Caraïbes et comme on l’a vu dans l’Amérique latine de la première moitié du 20ème siècle, la reconnaissance nationale apparaît de plus en plus importante.   Elle est perçue comme étant une étape essentielle pour arriver éventuellement à une reconnaissance internationale profitable.   En effet, ceux qui nous regarde de l’extérieur peuvent maintenant être mieux guidés par ce discours de l’intérieur et arriver ainsi à une meilleure compréhension de la complexité de nos productions artistiques.  Avec ces nouvelles références, ils seront très surement moins tentés d’en réduire la portée.   


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