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370 - Stigmates

Publié le 03 mars 2013 par Ahmed Hanifi

Stigmates
Comme toi qui me lis, je suis né avec des cicatrices. Comme chacun de nous. Comme toi, comme l’autre (comme Federman, comme Erving), comme tout le monde. Je suis constitué avec et par elles. Les mêmes cicatrices. Naturellement, il y en a neuf. Je suis né avec neuf cicatrices. Mais dès les premières années de ma vie, une dixième est venue se greffer aux neuf premières qui, ai-je dit, sont naturelles. La dixième n’est pas naturelle. Elle n’est pas la première, mais longtemps elle fut la plus importante de toutes mes cicatrices. On me l’avait injectée (oui, je dis bien « injectée »), comme un virus ou comme du venin. Je ne me suis aperçu de rien. Certes, il m’est arrivé de me poser des questions: « pourquoi s’adresse-t-on ainsi à moi ? » « Qu’ai-je fait pour que l’on se moque de moi ? » Mais ces questions étaient inutiles. Futiles. Inutiles et futiles, car ceux qui injectent le poison ont (selon eux) toujours raison. Ont toujours la vérité qui leur colle aux dix doigts de pieds. Ma dixième cicatrice était connue de mes seuls amis et de mes proches. La plupart des gens que je croisais ou rencontrais ne la voyaient pas ou mieux, ne la soupçonnaient même pas. Pas immédiatement. Je ne suis pas né avec cette cicatrice, je le répète, mais j’ai grandi avec elle. Elle ne m’a pas été offerte, ces choses-là ne s’offrent pas, mais jetée à la figure comme on marque au fer un animal de bétail. On achève bien les chevaux n’est-ce pas (c’est bien connu) ? Une marque indélébile (ou presque). Très tôt je fus disqualifié. Dès l’enfance. On me l’a confirmé à l’adolescence. Depuis, cette cicatrice m’a accompagné au gré des déambulations de la vie. Tantôt elle prenait le dessus sur moi, tantôt c’est moi qui la vainquais. Je dois à la vérité de dire que plus le temps a passé et plus je l’ai dominée. C’est pourquoi j’en parle au passé. Lorsque l’homme (ou la femme) avance dans l’âge, il apprend à relativiser l’importance des choses. A accepter un certain nombre de choses qu’on rejette ou renie lorsqu’on a vingt ans. Il apprend à relativiser l’importance des choses, à tolérer, éventuellement à pardonner. Mais le corps-à-corps, car il s’agit bien de cela, un rapport de force terrible dans lequel les points sont comptés, ce corps-à-corps est insidieusement permanent. Lorsque c’est elle, cette dixième cicatrice qui dominait, lorsque ce stigmate refaisait surface, lorsqu’il menait (gagnait) aux points, cela réduisait mon être à une sorte de machin ou de pantin qui perdait partiellement ses moyens, qui bégayait, qui ne savait plus dire les choses sans trébucher, sans rougir ou sans se récuser. Se taire et parler à son journal (son journal, véritable ami intime). Certains de mes amis d’alors, qui savaient tout de moi, ils connaissaient mon histoire comme je connaissais la leur, certains de ces amis donc se mettaient à me secouer « reprends-toi vieux ! » Nous étions jeunes. Mais lorsque c’est moi qui la dominais cette dixième cicatrice (laquelle, je le rappelle, n’est pas naturelle hein, 
370 - Stigmates Rabarama Paola Epifani-Stigmate-2002
mais bien sociale, n’est-ce pas) lorsque c’est moi qui la dominais, alors je me sentais pousser des ailes ! Je chantais à tue-tête, j’adressais la parole à l’étrangère, j’interpelais les conférenciers, et même, j’écrivais des textes complètement fous que je lisais à haute voix pour me faire plaisir. De nouveau, encore et encore j’ai chanté à tue-tête, j’ai adressé la parole à l’étrangère, j’ai interpelé les conférenciers, j’ai écrit des textes complètement fous que j’ai lus à haute voix pour me faire plaisir. Des inconnus attentifs m’ont un jour (taquin, je me suis demandé comment) entendu. Ils ont tapé des mains, applaudi, souri. L’écriture, pensais-je, c’est ma vie. La honte, la timidité, la maladresse, la tare, la mocheté, le complexe ; tous les poisons qu’on m’injecta jadis fichèrent progressivement le camp. L’antidote est pourtant à portée de chacun de nous. On n’en use pas ou bien très peu. Il suffit pourtant de tendre simplement sa main, son être : écouter. Ne pas juger. Comprendre. Conjuguer l’humilité. Se convaincre que la vérité est arc-en-ciel. Quant aux neuf autres cicatrices (j’allais les oublier), bof, elles sont si banales et communes à l’humanité entière que je me contenterai d’en rappeler les caractéristiques : goût, odorat, regard, ouïe, jouissance et nécessité. L’enfer cela peut être les autres, ce n’est pas drôle du tout et j’y crois plus que jamais (l’égalité comme le respect aussi).
A.Hanifi Marseille 2010, Paris 2013.

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