Magazine Société

le Road trip d’un prix Nobel

Publié le 06 mars 2013 par Arsobispo

Quand le virus de la bougeotte s’empare d’un agité et que la route qui s’ouvre à lui parait large, droite et bonne, la victime doit commencer par trouver en soi une raison suffisamment plausible pour partir. Ceci, pour un trimardeur doué de sens pratique, ne souffre pas de difficulté. Il possède tout un choix de bonne raisons.

Le véhicule de John Steinbeck

Le véhicule de John Steinbeck

Son poste de travail dans Rossinante

Son poste de travail dans Rossinante

Ces phrases tirées des toutes premières pages, sorte de réflexion sur le voyage sous forme d’introduction à « Voyage avec Charley » de John Steinbeck, sont bien plus révélatrices sur le projet de l’auteur que toute autre considération et notamment celles qu’il développe par la suite lorsqu’il énonce son désir de se retrouver en se confrontant à ses concitoyens. C’est d’ailleurs ce que moi-même je croyais lorsque j’ai parlé pour la toute première fois de ce livre. En fait, après l’avoir relu, suite à un article du blog Fauteuses de trouble qui m’est cher, intitulé « Routes américaines : Kerouac, Banks, McCarthy », auquel j’ai désiré apporter ma contribution, je me rends compte que je m’étais lamentablement fourvoyé. Non, John Steinbeck n’avait d’autres besoins que celui de prendre la route ! Chose que je comprends fort bien. Il y a des jours où l’on a envie de se tirer, ne serait-ce que pour fuir son quotidien ennuyeux. Sus à l’aventure ! Il eut beau étudier des semaines durant des cartes routières, elles ne lui furent d’aucun secours, il le reconnaît d’ailleurs, « Elles peuvent être des tyrans ». Puis s’avisant qu’elles sont propices à attirer tant l’attention qu’elles nuisent au spectacle des paysages traversés, il décide de ne pas tomber dans le piège de s’y cramponner « comme des routes à boudins sur des rails ». Il suggère d’ailleurs par la suite son réel dessein en remarquant que « l’espagnol possède un mot dont je ne trouve pas l’équivalent en anglais. C’est le verbe VACILAR, participe présent VACILANDO. Cela ne signifie nullement vaciller, hésiter. Si quelqu’un est vacilando, c’est qu’il va quelque part sans se soucier d’y arriver ou non, bien qu’il se soit fixé un but ».

le Road trip d’un prix Nobel

Alors Steinbeck va de l’avant, et regarde, observe, et ne se lasse pas de porter des jugements, critiques et clairvoyants, comme cette remarque que l’on pourrait croire écrite hier alors que nous sommes dans les années 60 : « Presque tout ce que nous consommons nous arrive sous forme de caisses, de boites, de cartons, tous ces emballages que, parait-il, nous aimons tant. Les montagnes de choses que nous jetons sont beaucoup plus hautes que celles des objets dont nous nous servons ». Regard écologiste avant la lettre. Parfois même politique lorsqu’il s’interroge sur le besoin de racines que l’homme recherche avec l’âge.  « Les racines naquirent avec la propriété, avec les possessions tangibles et immuables. Sous cet angle, nous sommes une espèce nomade, l’histoire de nos racines est très récente et ces dernières n’étaient l’apanage que d’une minorité. Peut-être les avons-nous surestimées, obéissant ce faisant à un besoin psychologique ? » Rejoignant une réflexion de Clair Michalon qui m’avait profondément intéressée lors d’une intervention TEDx.

Interrogations identitaires également lorsqu’il déplore la langue uniforme qui inonde son pays, tel le pain industriel médiocre et fade : « Car, avec les accents locaux, disparaitra le tempo local. Les idiomes, les figures, qui font un langage riche et pénétré de la poésie de l’endroit et de l’époque mourront. Ils seront remplacés par un langage national, plié et empaqueté, standard et insipide ».

le Road trip d’un prix Nobel

J’ai même pensé à Agen, à sa mutation actuelle – hélas - lorsqu’il écrit, il y a un ½ siècle déjà « les villes américaines en plein essor ont un point commun, et celles que j’ai vues présentaient toutes cette même caractéristique : elles grandissent, s’étalent, abandonnant au temps le centre qui avait fait leur gloire. Les maisons ternies se décrépissent, les gens pauvres s’y installent, les prix des loyers tombent et les petites boutiques remplacent les établissements florissants d’autrefois. L’endroit a encore trop de valeur pour être rasé, mais est trop démodé pour qu’on s’y intéresse. D’autre part, toute l’énergie s’est envolée vers les nouvelles zones de développement, les supermarchés semi-ruraux, les cinémas de plein air, les maisons neuves entourées de vastes pelouses, les écoles de stuc où les enfants se voient confirmer leur ignorance ». Retirez les cinémas de plein-air et n’obtenez-vous pas l’aspect quelconque de nos cités actuelles aux périphéries si déplorables…

Il fait toutefois des rencontres, mais celles qu’il rapporte ne sont que les contacts fortuits lors d’arrêts pour la nuit. L’appréhension territoriale de son chien est plus largement développée que les conversations avec ses voisins occasionnels en bordure de la route. Même son retour à Salinas, sa ville natale, ne lui inspire guère de commentaires. Il n’a, semble-t-il, rien à ajouter à ses œuvres californiennes  de ses débuts.

Le retour vers l’est va être rapidement expédié. Les rencontres ne semblent plus du tout l’intéresser. Sa réelle motivation, le voyage, perd également de son intérêt car cette route, il la connaît bien, l’ayant parcourue pour écrire « Les raisins de la colère ».

A partir de son arrivée au Texas, il est confronté au racisme ambiant : le préposé d’une station service, apercevant Charley, déclare « Tiens, c’est un chien ! J’ai cru que vous aviez un nègre, là-dedans ! » et Steinbeck d’ajouter que ce fut la première d’une longue série d’antiennes.

Un des intérêts du livre est d’ailleurs la relation que donne John Steinbeck de l’inimaginable épreuve que dut subir pendant toute l’année 1960, la jeune Ruby Bridges, la première élève noire  d’une école blanche de New Orléans, conspuée par les « cheerleaders » des groupes racistes qui l’agressaient verbalement malgré la présence de policiers chargés de sa protection.

le Road trip d’un prix Nobel

« Aucun journal n’avait imprimé les lots que criaient ces femmes. A la télévision, le bruit de fond les couvrait. Mais, à présent, je les entendais, répugnants, obscènes, ignobles. J’ai, tout au long d’une vie peu protégée, entendu et vu les vomissures d’êtres démoniaques. Alors, pourquoi ces cris me rendirent-ils malades ? Les mots orduriers que l’on écrit sont choisis avec soin dans l’ordure. Mais ici, c’était davantage que de la sanie : une manifestation de sorcières un soir de sabbat. Aucune spontanéité dans la colère ou la folle rage ».

le Road trip d’un prix Nobel

il est d'ailleurs à noter que c'est à la lecture de ce texte de Norman Rockwell peignit le tableau représentant la Jeune Ruby. Tableau qu'il destinait bien entendu à la couverture du "Saturday Evening Post" et qui fut à l'origine de ses ennuis.

le Road trip d’un prix Nobel
Si la lecture de « Voyage avec Charley » n’est pas indispensable, il n’en demeure pas moins intéressant, ne serait-ce que pour le regard qu’il porte sur un monde saccagé qui n’est pas sans rappeler le nôtre. Et puis, Steinbeck donne toujours du plaisir. Je vais d’ailleurs, de ce pas, entreprendre la lecture de deux autres de ses récits de voyages :

  • « Dans la mer de Cortez » qui relate l'expédition qu'il effectua en 1940, avec son ami le biologiste marin Ed Ricketts, dans les eaux du Golfe de Californie.
  • « Le Journal russe » écrit en 1948 relatant son séjour en URSS, en compagnie du photographe Robert Capa.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Arsobispo 13 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine