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Qui a peur de Bruno Latour ?

Publié le 10 mars 2013 par Boprat
Source : LeMonde.fr
Par Patrice Maniglier, philosophe
Qui a peur de Bruno Latour ? L'article :
Pour la postérité aussi, il y a des effets cliquets. Un auteur semble hésiter au seuil de l'éternité. Puis un livre vient, qui ne laisse plus aucun doute : on sait que la série des livrespubliés jusqu'alors constitue une des grandes aventures intellectuelles de notre époque. L'Enquête sur les modes d'existencedeBruno Latourest de ceux-là. Elle impose Latour comme un de ces auteurs qui démentent l'idée reçue d'une décadence de la pensée française.
Par son ampleur d'abord. Voici un livre qui touche à presque tout ce qui nous importe : la science, la technique, la religion, la politique, les arts, la psychologie, l'économie, la morale, le management, le droit, la société, la nature et même l'habitude... Par son originalité ensuite : rien de ce que nous pensions quant à ces dimensions si fondamentales de notre existence ne tient en place sous la plume à la fois truculente et subtile de Bruno Latour : l'on découvre que les psychothérapies ne sont qu'une forme particulière de sorcellerie, que les objets techniques précèdent l'humain de plusieurs millénaires, que la religion se comprend mieux quand on la compare aux scènes de ménage, etc. Par sa cohérence enfin : on peut bien dire que Latour a mis au point dans ce livre sinon un système (l'idée lui déplairait), du moins une méthode, dont la rigueur et la puissance n'ont rien à envier à celles des grands philosophes du passé.
Car il s'agit bien de renouer avec la "reine des sciences", comme l'appelait Kant, la "métaphysique". Latour, métaphysicien ? L'idée paraîtra étrange à ceux qui ont entendu parler de lui comme du fauteur de la "guerre des sciences", cette controverse partie des Etats-Unis qui opposa les "rationalistes" et les "relativistes"(lire le supplément "Science &Techno" du Monde du 22 septembre). Latour passe pour faire partie des seconds. Il était une cible privilégiée du fameux canular de Sokal, qui réussit à faire accepter dans une revue littéraire en vue un article truffé d'erreurs scientifiques (Impostures intellectuelles, d'Alan Sokal et Jean Bricmont, Odile Jacob, 1997). Son crime ? Avoir soutenu qu'on n'a rien expliqué des sciences quand on s'est contenté de dire qu'elles décrivent la réalité telle qu'elle est : il faut montrer comment les faits scientifiques sont produits, pour reprendre le sous-titre de son premier livre, publié aux Etats-Unis en 1979 avec Steve Woolgar : La Vie de laboratoire, la production des faits scientifiques (La Découverte, 1988). Mais la métaphysique ne suppose-t-elle pas la possibilité de dire quelque chose sur la réalité absolue, indépendante de tout esprit, sur les "choses en soi", comme les appelait Kant ? Il y avait malentendu. Latour ne disait pas que la réalité n'existe pas, que seuls existent les discours des gens et les accords toujours fragiles entre les savants. Il disait que la réalité elle-même n'est pas cette chose toute faite, attendant de l'autre côté de l'esprit qu'on veuille bien la voir telle qu'elle est : elle est au contraire en train de se faire. Cette idée n'avait rien d'un sacrilège intentionnel : elle ne faisait que dire de la réalité scientifique ce que Latour avait dit de Dieu quand il était jeune militant catholique et auteur d'une thèse sur Péguy et Bultmann (1985), resté "fidèle" d'ailleurs comme il l'expliqua plus tard (Jubiler, 2002). De même que c'est bien Dieu qui se manifeste dans le travail de réinterprétation des textes, un Dieu qui n'existe qu'à force de se reprendre, de même, c'est la réalité elle-même qui se produit (au sens pour ainsi dire théâtral du terme) dans le travail de révision et de transformation caractéristique des versions scientifiques. Il n'y a pas à choisirentre d'un côté l'idée que la réalité existe indépendamment des humains et que les sciences seules nous y donnent accès ; et, de l'autre, l'idée que les humains ne font que projeter des images du monde. Il n'y a pas d'un côté la nature, de l'autre le social. Il y a des agents humains et non humains qui existent également en s'entre-définissant par leurs actions réciproques. Ainsi, Pasteur n'a pas donné une image exacte du monde biologique ; il a fait être les microbes en les enrôlant dans son action (et réciproquement), en même temps qu'il enrôlait également les "hygiénistes" de son temps. Pasteur, les microbes, les hygiénistes n'existent que dans ces relations réciproques, mais cela est bien un "mode d'existence" (celui que Latour appelle de "l'acteur-réseau").
ANTIDOGMATIQUE, PLURALISTE Pourtant, Latour va aujourd'hui plus loin. Cette difficulté à comprendre le mode d'existence des objets scientifiques n'est qu'un cas particulier d'une difficulté plus générale à prendre la mesure de la bizarrerie des choses les plus familières : les objets techniques, les valeurs juridiques, les devises monétaires, les traumatismes psychologiques, etc. La métaphysique est nécessaire non pas pour nous rassurer en imaginant, derrière nos tentatives pour comprendre le monde, quelque arrière-monde idéal où tout serait déjà joué, mais pour nous aider à ne pas confondre ces différents "modes d'existence". Je ne vis pas dans un monde de particules élémentaires. Heureusement, sinon la table sur laquelle j'écris pourrait exister en deux lieux distants à la fois... De même, je n'embrasse pas des tissus cellulaires mais des lèvres, bien que je sois prêt à ce que le cancérologue n'y voie plus qu'un objet histologique. Etre un boson ne signifie pas la même chose qu'être une table, qui est différent d'être un jumeau, etc. Pourquoi ne pas généraliser l'argument ? Ce qu'on dit des tables, pourquoi ne le dirait-on pas des anges ? Certes, ils n'existent pas comme l'azote du chimiste, mais la question est de savoir si l'on dispose de procédures régulières, partageables, pour en vérifier en telle ou telle occasion la présence ou l'absence. Or les religions en proposent. Et qui niera qu'elles ont des contraintes rigoureuses ? Il n'est pas vrai qu'hors la science tout est n'importe quoi. Latour donne un autre exemple : la peine que la justice pénale prononce à l'encontre d'un accusé n'est pas la même que celle que les victimes voudraient faire subir à celui qui leur a fait du mal. Il y a "erreur de catégorie" quand on demande à la justice de réparer un traumatisme psychologique. Mais une "peine" n'est pas plus réelle que l'autre. Il en va de même pour Don Quichotte et tous les êtres de fiction, bien sûr, mais aussi pour les rendez-vous dans un agenda ou les devises dans un compte en banque : il suffit de se plier à des contraintes particulières pour que ces choses se mettent à exister avec une dureté qui n'a pas grand-chose à envier aux champs électromagnétiques. Le tout est de bien décrire ces règles : telle est l'ambition de l'Enquête sur les modes d'existence. Latour donne avec ce livre toute sa dimension. Il reprend ses travaux précédents, sur les sciences bien sûr, mais aussi sur les techniques (Aramis ou l'amour des techniques, 1992), la politique (Politiques de la nature, 1999), le droit (La Fabrique du droit, 2002), la religion (Jubiler), les organisations (Changer la société. Refaire de la sociologie, 2005), etc. Il enrôle au passage, en bon acteur-réseau, de nombreux auteurs importants de notre époque (Michel Callon, Isabelle Stengers,Philippe Descola, Tobie Nathan, Eduardo Viveiros de Castro, etc.). Enfin, dans le contexte actuel de renouveau de la métaphysique (Badiou, Meillassoux, Garcia...), il ouvre une voie singulière : antidogmatique, pluraliste, en prise avec les sciences sociales, expérimentale et descriptive... Latour est le Hegel de notre temps - à cela près qu'il est tellement plus lisible ! Il y a une malice chez Latour qui s'exprime à travers un style presque parlé et pourtant toujours très précis, une fausse candeur doublée d'une grande inventivité verbale et métaphorique. Mieux, voici une métaphysique qui, peut-être pour la première fois dans l'histoire, au lieu de fournirau lecteur un système tout fait, lui propose un protocole d'expérience. A chaque fois que vous suspectez une "erreur de catégorie", c'est que vous êtes peut-être sur la voie d'un "mode d'existence " ; n'hésitez donc pas : tentez d'établir les contraintes propres à ce mode. C'est la raison pour laquelle il associe à son livre (www.modesofexistence.org) une plate-forme en ligne qui constituera une sorte de nouvelle agora. Nous connaissions les jeux massivement interactifs ; voici la métaphysique massivement interactive... Quoi qu'il en soit du succès de ce protocole, il est certain qu'après l'Enquête sur les modes d'existence, on ne pourra plus ignorerque Latour est une des plus grandes figures intellectuelles de notre temps.
Enquêtes sur les modes d'existence. Une anthropologie des modernes, de Bruno Latour, La Découverte, 504 p., 26 €.
Lexique Symétrie Principe exigeant d'abord de traiter de la même manière les succès scientifiques (les vérités établies) et les échecs (les théories réfutées), puis de traiter identiquement les humains et les non-humains. Acteur-réseau Au lieu de sujets (humains) et d'objets (non-humains), imaginer des acteurs qui peuvent être également humains ou non humains et qui coopèrent pour se faire exister réciproquement. Le concept de réseau désigne une liaison entre des choses hétérogènes et permet de traiter de la même manière la relation que j'ai avec la chaise et celle que j'ai avec l'ami assis en face de moi. Modernes Sont modernes ceux qui croient à la différence entre d'un côté le social, exclusivement humain, et la nature, forcément non humaine. Les modernes croient à la fois inventer entièrement le monde humain et découvrir un monde non humain intouché. La crise écologique les oblige à reconnaître qu'ils produisent effectivement la réalité dans laquelle ils vivent... Extrait "On dira qu'en se privant du parler droit et des faits indiscutables, l'ethnologue a peut-être accompli un utile travail de clarification mais qu'elle se trouve maintenant totalement démunie de tout moyen de parler. Elle se trouverait dans la même impasse que les philosophes analytiques, lesquels, à force de nettoyer, de récurer, de désinfecter la vaisselle de la philosophie, ont oublié de remplir les assiettes de son banquet... Aurions-nous tout perdu en perdant le rêve de parler droit ? C'est ce que semblent croire les Modernes. Comme ils sont étranges : ils avaient la parole et ils n'ont pas hésité à s'en priver, pour en parler une autre, impossible, imprononçable ! En cherchant à inventer une langue qui serait vraie absolument (...), ils se sont mis à vouer aux gémonies la langue naturelle, la seule dont nous disposons. Or, si cette langue naturelle reste incapable d'opérer des déplacements sans transformation (...), elle demeure admirablement adaptée pour suivre, dans leurs plus petites sinuosités, les mouvements mêmes des déplacements et traductions. Sur ce point, du moins, aucun défaut dirimant ne l'empêchera d'avancer aussi loin qu'on le voudra. La parole coule, elle descend, elle avance, elle se retourne vers elle-même, bref, elle reproduit exactement le mouvement de ce dont elle parle et qu'elle cherche à capter en suivant son cours." Enquête sur les modes d'existence, page 146

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