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Shake it baby! : à propos d’une danse, pas vraiment “orientale”…

Publié le 12 mars 2013 par Gonzo

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Assez discrets sur la culture arabe moderne d’une manière générale, les grands médias sont presque totalement muets sur la danse contemporaine dans cette partie du monde, sauf peut-être la trop fameuse « danse du ventre », source inépuisable de fantasmes en tout genre. Une exception toutefois, lorsque la danse – ou toute autre pratique culturelle – prend un caractère éminemment politique, ou plus exactement quand le contexte politique permet d’intégrer tel ou tel élément de la production culturelle arabe à un discours largement déterminé à l’avance. Avec pour conséquence naturellement que l’approche idéologique fausse totalement la perspective.

On le constate une fois de plus avec toutes sortes d’articles publiés à propos de la création et de la diffusion, dans le monde arabe, de vidéos dites Harlem Shake, mises en ligne sur internet par des groupes de jeunes dansant, souvent déguisés, de manière plus ou moins grotesque (utile présentation synthétique de la chose sur Wikipedia). Reprenant à leur compte une de ces multiplications virales, par effet de mode, dont le Web est coutumier, de nombreux jeunes dans le monde arabe ont en effet donné leur propre version de ce « mème » – c’est le nom technique qu’on donne à ce genre de phénomène (voir cet article).

Rien d’étonnant à cela en fait puisque, sur YouTube, la déferlante Harlem Shake a produit quelque 50 000 versions générant 30 millions de vues selon Le Monde dans cet article qu’illustre (dans la version Web) un photogramme d’une performance exécutée par de « jeunes Egyptiens devant le quartier général des Frères musulmans », au Caire, le 28 février dernier. En lançant une requête du type « harlem + shake + arabe », n’importe quel moteur de recherche permet à celui qui le désire de visualiser quelques-unes de ces productions mais également de lire les innombrables commentaires du type « la danse qui secoue le monde arabe » ou encore « la danse qui provoque la fureur des islamistes »…

Côté monde arabe, c’est – une fois de plus ! – en Tunisie que les choses ont commencé, lorsqu’Abdellatif Abid, membre du parti de centre gauche Ettakatol, s’est cru obligé de menacer de sanctions légales les élèves d’une école du coin, parce qu’ils avaient, comme pas mal d’autres jeunes dans le monde à l’évidence, mis en ligne, le 23 février dernier, leur propre version de la fameuse Harlem Shake. Dans un pays ébranlé par un attentat politique d’une rare gravité, l’assassinat de Chokri Belaid, les propos du ministre de l’Education (dans un gouvernement en passe d’être recomposé qui plus est) auraient pu passer inaperçus. Pas de chance, cette critique a surtout eu pour effet d’attiser le phénomène. Partout à Tunis, partout en Tunisie (Sousse, Sidi Bouzid…), et enfin partout dans la région et à commencer en Egypte, la jeunesse arabe s’est mise à qui mieux à mieux à faire son Harlem Shake.

Quelques heurts avec les policiers, quelques arrestations, et la scène est à nouveau dressée pour un grand classique ; selon un schéma parfaitement éprouvé, acteurs et commentateurs entrent dans la danse pour une énième exécution d’un « pas de deux » réglé comme du papier à musique pour ce qui est de son interprétation dans les médias : les vieux et les vilains barbus enfermés dans leurs traditions d’un côté, qui vocifèrent contre la jeune et belle jeunesse, ouverte à tous les courants du monde et dansant sur les vieux tubes remixés aux paroles parodiques (con los terroristas entend-on en fond sonore, ce qui, en certains points du monde arabe, prend un écho tout particulier).

Par sa facilité, un tel schéma trouve inévitablement sa confirmation : parmi bien d’autres événements, on soulignera ainsi que les « shakeurs » de l’Institut Bourguiba des langues ont renvoyé à leurs études les militants islamistes qui voulaient les empêcher de danser à leur guise ; ou bien on soulignera la « victoire » des « shakeurs » égyptiens se livrant à leur performance sous les fenêtres mêmes du Quartier général des Frères musulmans.

On aurait tort toutefois de tout réduire à cette opposition binaire. D’abord parce que la danse ne se réduit pas forcément à une forme de dérision largement réalisée pour rejoindre l’immense cortège des « mèmes » sur internet. S’il vrai que le langage du corps, en particulier dans l’espace public, est porteur d’une révolte voire d’une subversion qui ne sont pas étrangères au langage des actuels soulèvements arabes, on peut regretter que d’autres formes, moins immédiatement réductibles aux schémas faciles, ne bénéficient pas autant de l’éclairage des médias.

Dans le cas tunisien, on retiendra par exemple les performances exécutées par les Danseurs citoyens de l’association Art Solution. Créé à l’automne 2011, Art Solution se donne pour mission de reprendre la “tradition” hip hop très présente dans certains quartiers populaires comme une certaine forme de résistance au temps de Ben Ali. Mais dans l’esprit du fondateur du groupe, Bahri Ben Yahmed, lui-même danseur mais aussi cinéaste, l’esprit de ces performances qui investissent les lieux du quotidien – un coin de marché, un arrêt de bus, une place dans la ville… – consiste précisément à créer du lien social, à trouver le terrain d’une coexistence entre des pratiques culturelles qui appartiennent à des milieux et à des univers a priori distincts. Un pari difficile, en Tunisie comme ailleurs, dans la mesure où les animateurs de telles intiatives ne bénéficient d’aucun soutien local ou presque quand ils reçoivent celui de toutes sortes d’institutions étrangères, présentes sur place ou à l’étranger.

Quant à l’autre critique que l’on peut faire à cette manière de parler de la culture arabe (et du reste) sous le signe de la sempiternelle opposition entre « le religieux et le laïc », c’est qu’il passe sous silence toute autre forme de lecture qui ne se réduit pas à une conception culturaliste où l’islam (et les fantasme de peur qu’il inspire) est la clé de tout. Avec la Harlem Shake, on a pourtant l’affirmation, parfaitement visible, de ce que l’on appellera faute de mieux une « culture jeune », dont les rapports complexes et ambigus vis-à-vis de la culture globale sont le véhicule d’une expression générationnelle qui clame son refus, non pas de l’islam (fût-il des barbus) en tant que tel, mais de tout un héritage social dont la religion n’est à l’évidence qu’un aspect parmi d’autres…

Quelques liens
- Un article publié dès la mi-décembre 2012 dans L’Orient-Le Jour, avec des vidéos dont celle ci-dessu, dont on peut seulement regretter que le fond musical soit un peu trop présent !
- Un article signé de Selima Karoui sur le portail Nawaat
Un article (en arabe) dans Al-Hayat du 23 février.

Dans CPA, on a déjà eu l’occasion de parler de la danse, décidément très associée au « printemps » puisqu’il y a eu deux billets – ici et – sur le Printemps de la danse contemporaine en mai 2010.
un commentaire sur le Printemps de la culture à… Bahreïn,où il était déjà beaucoup question de danse, de mœurs et de liberté, et un petit état des lieux de celles qui “secouent” depuis toujours dans le monde arabe, les professionnelles la danse orientale, dans l’Orient déserté de ses danseuses, la même année, mais prolongé par une « brève » un peu plus tard, ici.


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