D’emblée, je suis accueilli par une bouffée de
chaleur agressive, des formes, piaillant et gesticulant, et des notes de
musique tourmentées ou euphoriques. À peine entré dans le Monkey tree – un samedi de
mars – je suis attiré comme un aimant (l’oxyde de fer), jusqu’au fond de la
salle, sous l’écran de télé en pleine forme. Une table est libre. Je m’y
installe. Je distingue vaguement les types et leurs gadji accoudés au comptoir.
Non que je sois miro, bigleux ou myope, pas du tout, mais en raison de la
lumière, tamisée par un appareil semblable à ceux qu’on utilise dans les boites
de nuit, qui hachurent les visages, les corps et tout ce qui se trouve sous
leurs jets. Je les distingue mal, mais
les entends bien. Plutôt bien. Je dis (ou écris) « plutôt bien », car,
de ce que captent mes portugaises, il me faut faire la part de ce qui arrive
des enceintes et ce que crachent certains de ces types. L’un de ces derniers tartine
à ses proches son dernier séjour en Turquie depuis un bon quart d’heure : « Istanbul
c’est Londres et Berlin réunis ». Il n’offre à ses potes nul répit, « Y a un quartier qui s’appelle Bebek …t’as
une chambre à 50€, pétaing c’est pas dégun ! » Il en oublierait sa pinte
Blanche de Bruges « pâle et trouble
aux arômes fruités et acides ».
Le Monkey Tree à Yellowknife, 2011
« Gaillac ? » me lance la patronne,
en hochant légèrement la tête et en clignant du lampion en guise de salamalek.
J’opine en levant le bras. Me connaît. Chaque samedi que Dieu fait (sauf
catastrophe), je reviens ici en siroter deux. Rarement trois. Ou un. Mais cela
m’arrive. Cela m’arrive d’en prendre trois. Cela m’arrive, mais pas bezzef. J’apprécie
plus le nectar servi – il présente un bon potentiel de moyenne garde et sa
texture est ample et structurée comme disent les œnologues, mais vous avez le droit
de ne pas me croire – j’apprécie plus le nectar servi disais-je que le pub lui-même
because le boucan, encore que Line Cé ma Bonne-Mère… Plus proche de moi, pour
ne pas dire sur moi, la téloche Led, encastrée (101 cm, c’est écrit) diffuse un
match de rugby muet. S’il n’y a pas de son, les supporters du Monkey s’en
chargent. 100% pour les rugbymen français : « Vas-y, on le met, on le
met, on le met, on le met !... et merde ! » 71’2O’’ Irlande 13
France 6. « Pétaing, y-a trois contre deux ! » etc.
J’enlève mon Duffelcoat et de la poche intérieure j’extrais
mon carnet rouge et mon stylo à bille bleu. J’y note nombre de remarques, de
phrases entendues çà et là, d’écrits tordus ou rigolos. J’y porte aussi mes
propres réflexions lorsque j’en ai. Toutes ces feuilles noircies m’aideront
lorsque, le moment venu, j’appellerai au secours, lancerai des Sos. Le verre de
Gaillac que vient de poser machinalement et sans sous-verre la patronne sur le
milieu de la table m’inspire. J’évoquais récemment avec des amies mahoraises
(tsing tsing belles Ba et My… !) le génie de Khayyam de Nishapur. Et,
comme les premières phrases d’une belle chanson entendue le matin, certains
vers du poète calculateur évoqué avec mes amies, me poursuivent, m’envahissent.
« Je ne me suis jamais privé de
cultiver les sciences… Au bout de soixante-douze ans de réflexion, Je
n’ai constaté que mon entière ignorance. » Au bout de tant et
tant d’années à crapahuter « mais où est le vrai ? qui
suis-je ?», mon ignorance est entière et je me dis « va n’hésite pas,
prends le coquelicot, humidifie ton cerveau et écoute la vie. » « C’est
l’aurore, lève-toi, ô source de grâce ! Bois tout doucement et joue ta
harpe. » Il n’y a nulle harpe ni lyre dans cette taverne. Je dois me
contenter, comme tous les clients, du choix de Line Cé : « Lady Madonna, children at your feet.
Wonder how you manage to make ends meet…. »Joindre les
deux bouts, tu parles que c’était pour ma mère une question récurrente. Ma
mère ne s’appelle pas Madonna. Mais elle
a trimé kif-kif. Tout ce que je suis devenu lui est redevable.
Devant moi, le Turque gave ses amis à moitié
niasqués. Il revient à la charge : « sauf que là faut pas aller au sud,
y a des escarmouches avec les Syriens, faut pas déconner. Hé Line Cé, Une
Bruges s’il te plaît, qu’est-ce que tu prends fada ? » Les fadas
étaient trois. Pas sorti de l’auberge le Turque. La patronne revient chargée
comme une Allemande de l’Oktoberfest. Pose un nouveau Gaillac. J’avais levé le
bras, elle avait souri « j’arrive ». Coquelicot donc. Et Omar : « Ceux qui sont là n’auront pas un long
séjour Et de ceux qui sont partis
personne ne sera de retour. » Les spots du pub ont le tournis derviche. Chahutent
à tout berzingue rouge, vert et beige, arc-en-ciel. Et « le coqu’licot n’aimer qu’ça faut être idiot T’as pt’êt raison,
seulement voilà, quand j’t’aurai dit, tu comprendras ! », comme
un tout p’tit trou dans mon âme, va Mouloud, mais où est le nord ?
Irlande 13 France 13. Fin de partie. « Lamentab’
se lamente le voisin. Des bras cassés oui ! Attendre la 73° minute pour
faire entrer Mathieu, c’est khéné. Franchement devant une équipe irlandaise
aussi fadasse, c’est khéné j’te dis, la-men-tab’ ! »
La téloche reprend des couleurs : « It
was the third of September, That
day I'll always remember, yes I will, Cause
that was the day that my daddy died… » on
tape des mains, « Papa was a rolling
stone », on tape des mains
et des pieds, même si les paroles de la chanson ne nous y invitent guère, les
paroles on s’en moque, fini le rugby,
tous ont l’oeil (ou l’oreille) tourné vers MTV. Et on tape des mains, et on
tape des pieds. niasqués : « I never got a chance to see him, Never heard nothin' but bad
things about him, Momma I'm depending on you to
tell me the truth… » Line Cé s’il te plaît ! allo !
Au clair de ma mémoire fatiguée
Des ombres zébrées reviennent animées
Par quelles mers avez-vous navigué
Pour venir hanter ma nuit avinée
Allez, zou ! je rentre à pieds.
---------
Ahmed Hanifi,
Marseille, mars 2013
Je reviens vous dire que la
soirée autour du film Wadjda s’est déroulée devant environ 130 personnes. Je ne
fus pas seul à animer. Le débat a duré près de deux heures. Les interrogations
furent nombreuses portant sur la place de la femme dans les sociétés arabes. Le
voile, la domination… Elles ont aussi porté sur la peur et le rejet de la
violence, de l’intolérance (parfois crûment dit).
Dans mes interventions j’ai mis en
garde contre la société du spectacle qui s’intéresse beaucoup plus aux formes
et au dit spectacle qu’à tenter de comprendre des modèles et des ressorts de
sociétés différentes de la nôtre. J’ai aussi mis en garde contre l’information
du spontanée, non réfléchie. J’ai fait une sorte de rappel du rôle de la femme
dans les sociétés européennes aujourd’hui sécularisées, mais aussi les prises
de positions et le rôle de l’église jusqu’à nos jours (des épîtres de St Paul,
des bûchés de l’inquisition, à Thomas d’Aquin et jusqu’aux papes d’aujourd’hui,
sur la question de l’IVG ou du préservatif…).
En réponse à une spectatrice qui
s’interrogeait sur la non visibilité de l’élite arabe moderne dans les médias
« vous êtes où ? » j’ai déploré l’absence sur la scène médiatique
française de chercheurs éminents : Abdelwahab Meddeb, Rachid Benzine, Ghaleb
et Soheib Bencheikh, Youcef Seddik, hier Mohammed Arkoun (cf société du
spectacle)
J’ai avancé que les réponses à
toutes ces questions se trouvaient dans l’aboutissement des combats que mènent
les sociétés arabes, combats pour la démocratie, pour les libertés, et par
conséquent pour l’égalité entre tous les
citoyens (et non sujets) quels que soient leurs identités, ethnies, couleurs,
croyances, sexe.
La question de l’esthétique du
film fut abordée, mais sans insistance, ainsi que plus généralement la culture.
J’ai rappelé les récentes prises de positions du roi Abdallah en faveur des
femmes, que je trouve intéressantes à observer, bien qu’elles soient timides.
--------
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Aujourd'hi ma vie c'est d'la marde
À matin mon lit simple fait sur de me rappeler que je dors
dans un lit simple.
avec les springs qui m'enfoncent dans le dos comme des connes.
j'ai pu l'gout qu'on me parle de conte de disney.
le prince charmant c't'un cave pis la princesse c't'une grosse salope.
y'en aura pas de facile.
peut-être que demain ca ira mieux mais aujourd'hui ma vie c'est d’la marde.(2)
j'avais les genoux mous pi toute c'étais la plus belle affaire du monde.
on aurait pu être l'inspiration d'une toune de céline dion.
mais quand y'a vu l'autre fille qui étais plus chics que moi.
il l'a ramené chez eux drette devant mes yeux.
ostie de gang de pas de classe.
peut-être que demain ca ira mieux mais aujourd'hui ma vie c'est d’la marde. (2)
j'ferais attention à toi mon petit gars parce que mes chums de filles veulent
te casser les jambes (2)
j'ai l'air d'une grosse robineuse assie toute seule au bar
en bitchant toute la soirée à ceux qu'y'ont le malheur de m'écouter.
j'l'eu dit peut-être que demain ca ira mieux mais aujourd'hui ma vie c'est d’la
marde.
peut-être que demain ca ira mieux mais aujourd'hui ma vie c'est d’la marde.(3)
Paroles de Mary-Pier et Sonia Martel.
[
Aujourd'hui ma vie c'est de la marde -/www.lyricsmania.com/ ]
Biographie
Lisa Leblanc est née à Rosaireville, un hameau
acadien d'une quarantaine de personnes situé dans la municipalité de paroisse
de Rogersville au Nouveau Brunswick, Lisa LeBlanc a commencé sa carrière comme
chansonnière.
Après diverses représentations
dans sa région natale, Lisa LeBlanc gradue de l’Ecole nationale de la chanson
de Granby avec la cohorte 2010 et elle participe au 42e Festival
international de la chanson de Ganby en septembre 2010 où elle remporte le
premier prix. Elle est alors invitée à participer à des émissions telles que
Belle et Bum en octobre de la même année.
En mars 2012, elle sort
son premier album. Dès la première semaine, ce dernier se retrouve au premier
rang du palmarès des ventes iTunes Canada.
A l'automne 2012 elle
participe à la 26ème édition du Coup de coeur francophone. Elle se produit dans
tout l'Ouest canadien, notamment à Vancouver, Edmonton et à la Cité des
Rocheuses à Calgary.
2007 : Lauréate du Gala de la chanson de
Caraquet
Septembre 2010 : Lauréate du Festival
international de la chanson de Ganby
Mai 2012 : Révélation Radio-Canada 2012-2013
17 juillet 2012 : Disque d’or (40 000
ventes) pour l'album Lisa Leblanc
Octobre 2012 : Prix Félix, révélation de l’année
au gala de l’ADISQ.
Wikipedia le dimanche 3 mars 2013.
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Stigmates
Comme toi qui me
lis, je suis né avec des cicatrices. Comme chacun de nous. Comme toi, comme
l’autre (comme Federman, comme Erving), comme tout le monde. Je suis constitué
avec et par elles. Les mêmes cicatrices. Naturellement, il y en a neuf. Je suis
né avec neuf cicatrices. Mais dès les premières années de ma vie, une dixième
est venue se greffer aux neuf premières qui, ai-je dit, sont naturelles. La
dixième n’est pas naturelle. Elle n’est pas la première, mais longtemps elle fut
la plus importante de toutes mes cicatrices. On me l’avait injectée (oui, je
dis bien « injectée »), comme un virus ou comme du venin. Je ne me
suis aperçu de rien. Certes, il m’est arrivé de me poser des questions:
« pourquoi s’adresse-t-on ainsi à
moi ? » « Qu’ai-je fait pour que l’on se moque de
moi ? » Mais ces questions étaient inutiles. Futiles. Inutiles et
futiles, car ceux qui injectent le poison ont (selon eux) toujours raison. Ont
toujours la vérité qui leur colle aux dix doigts de pieds. Ma dixième cicatrice
était connue de mes seuls amis et de mes proches. La plupart des gens que je croisais
ou rencontrais ne la voyaient pas ou mieux, ne la soupçonnaient même pas. Pas
immédiatement. Je ne suis pas né avec cette cicatrice, je le répète, mais j’ai
grandi avec elle. Elle ne m’a pas été offerte, ces choses-là ne s’offrent pas,
mais jetée à la figure comme on marque au fer un animal de bétail. On achève
bien les chevaux n’est-ce pas (c’est bien connu) ? Une marque indélébile (ou
presque). Très tôt je fus disqualifié. Dès l’enfance. On me l’a confirmé à l’adolescence.
Depuis, cette cicatrice m’a accompagné au gré des déambulations de la vie.
Tantôt elle prenait le dessus sur moi, tantôt c’est moi qui la vainquais. Je
dois à la vérité de dire que plus le temps a passé et plus je l’ai dominée. C’est
pourquoi j’en parle au passé. Lorsque l’homme (ou la femme) avance dans l’âge, il
apprend à relativiser l’importance des choses. A accepter un certain nombre de
choses qu’on rejette ou renie lorsqu’on a vingt ans. Il apprend à relativiser
l’importance des choses, à tolérer, éventuellement à pardonner. Mais le
corps-à-corps, car il s’agit bien de cela, un rapport de force terrible dans
lequel les points sont comptés, ce corps-à-corps est insidieusement permanent.
Lorsque c’est elle, cette dixième cicatrice qui dominait, lorsque ce stigmate refaisait
surface, lorsqu’il menait (gagnait) aux points, cela réduisait mon être à une
sorte de machin ou de pantin qui perdait partiellement ses moyens, qui bégayait,
qui ne savait plus dire les choses sans trébucher, sans rougir ou sans se
récuser. Se taire et parler à son journal (son journal, véritable ami intime). Certains
de mes amis d’alors, qui savaient tout de moi, ils connaissaient mon histoire
comme je connaissais la leur, certains de ces amis donc se mettaient à me
secouer « reprends-toi vieux ! » Nous étions jeunes. Mais lorsque
c’est moi qui la dominais cette dixième cicatrice (laquelle, je le rappelle, n’est
pas naturelle hein,
Rabarama Paola Epifani-Stigmate-2002
mais bien sociale, n’est-ce pas) lorsque c’est moi qui la
dominais, alors je me sentais pousser des ailes ! Je chantais à tue-tête,
j’adressais la parole à l’étrangère, j’interpelais les conférenciers, et même,
j’écrivais des textes complètement fous que je lisais à haute voix pour me
faire plaisir. De nouveau, encore et encore j’ai chanté à tue-tête, j’ai adressé
la parole à l’étrangère, j’ai interpelé les conférenciers, j’ai écrit des
textes complètement fous que j’ai lus à haute voix pour me faire plaisir. Des
inconnus attentifs m’ont un jour (taquin, je me suis demandé comment) entendu.
Ils ont tapé des mains, applaudi, souri. L’écriture, pensais-je, c’est ma vie. La
honte, la timidité, la maladresse, la tare, la mocheté, le complexe ; tous
les poisons qu’on m’injecta jadis fichèrent progressivement le camp. L’antidote
est pourtant à portée de chacun de nous. On n’en use pas ou bien très peu. Il
suffit pourtant de tendre simplement sa main, son être : écouter. Ne pas
juger. Comprendre. Conjuguer l’humilité. Se convaincre que la vérité est
arc-en-ciel.
Quant aux neuf
autres cicatrices (j’allais les oublier), bof, elles sont si banales et
communes à l’humanité entière que je me contenterai d’en rappeler les caractéristiques :
goût, odorat, regard, ouïe, jouissance et nécessité.
L’enfer cela
peut être les autres, ce n’est pas drôle du tout et j’y crois plus que jamais
(l’égalité comme le respect aussi).
A.Hanifi
Marseille 2010,
Paris 2013.