Les dernières évolutions économiques des deux côtés de l'Atlantique n'ont jamais mis autant en évidence les divergences de politique économique entre l'Union européenne et les États-Unis. Avec une conclusion claire : deux approches différentes mènent aussi à deux dénouements différents, et celui auquel se destine l'Europe n'est pas heureux.
Bruxelles : encore une victoire pour l'austérité
Le dernier sommet de Bruxelles, les 14 et 15 mars, devait traiter de la croissance et de l’emploi. Au final, une bataille de chiffres, entre l’autosatisfaction d’un gouvernement allemand qui prévoit un excédent de 5 milliards d’euros en 2016, et les nouveaux délais accordés à la France et aux pays de l’Europe du sud pour atteindre l’objectif de 3% de déficit public (fin 2014 pour Paris). En attendant, la croissance et l’emploi ont donc de nouveau été oubliés dans des débats focalisés sur l’application de l’austérité. Une paralysie politique renforcée par l’attente des élections fédérales allemandes de septembre prochain : d’ici là, rien ne bougera, et une réélection triomphale de la très populaire chancelière Merkel n’arrangera rien. Pis : la décision de l’Eurogroupe quant à l’application du plan d’aide à Chypre et la taxation des livrets d’épargne, annoncée samedi, signale l’assaut final sur une nouvelle proie pour les austéritaires.D’une façon similaire à l’Irlande et surtout à l’Islande, Chypre a connu une longue période de croissance basée sur une faible fiscalité et le développement de son système bancaire, essentiellement grâce à l’arrivée de capitaux russes, souvent transférés dans une démarche de blanchiment. Le système bancaire chypriote a ainsi pu atteindre un volume équivalent à huit fois son PIB, créant comme dans le cas des deux autres îles des banques « trop grandes pour être sauvées » (too big to save). Mais contrairement à l’Islande (qui a pu autoriser ses banques à faire défaut sur les créditeurs étrangers et dévaluer la couronne), Chypre n’a pas la maîtrise totale de sa politique économique et monétaire et doit se reposer sur la zone euro. Même si l’Eurogroupe a semblé modérer son projet en début de semaine, le scénario est déjà écrit : pour sauver les banques et les crédits russes, Chypre aura besoin d’une aide massive, celle-ci sera acceptée par la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, FMI) sous la stricte condition de l’application d’une austérité budgétaire sauvage, et le scénario désormais bien connu se reproduira.
Pendant ce temps, aux États-Unis…
Les derniers résultats de l’économie américaine sont aussi inattendus que rassurants. Le dernier rapport sur l’emploi américain, divulgué vendredi 8 mars, annonce en effet la création de 236 000 emplois en février, soit 80 000 de plus que ce qui était attendu par les prévisions, et une baisse du taux de chômage de 7,9 à 7,7 % de la population active, son plus bas niveau depuis 2008. Bien sûr, beaucoup reste à faire et tout n’est pas uniformément positif dans ces annonces : la baisse du taux de chômage résulte aussi de la sortie de 130 000 personnes de la population active, et le nombre de chômeurs de longue durée reste inquiétant, après avoir plus que quintuplé en cinq ans. Mais les faits sont là : les États-Unis voient peut-être se dessiner une véritable sortie de crise. La bonne santé de l’immobilier, en particulier, se ressent à travers le secteur du bâtiment (48 000 créations d’emploi en février, 158 000 sur les cinq derniers mois). Le 8 mars, Wall Street a salué la bonne nouvelle par une salve d’applaudissements, et en faisant battre de nouveaux records au Dow Jones, une hausse qui s’est poursuivie les jours suivants.
Il ne faudrait pas se tromper de diagnostic quant à ces bonnes nouvelles. Il ne faudrait pas, par exemple, voir dans ce retour de la croissance une conséquence des récentes coupes budgétaires fédérales, 85 Md$ d’économies forcées sous la pression des parlementaires Républicains, et appliquées depuis le 1er mars seulement. À court terme, ces coupes budgétaires ne peuvent de toute façon que tempérer l’impact des créations d’emploi dans les statistiques. Et à long terme, l’application dès aujourd’hui, sous pression républicaine, d’une certaine proportion d’austérité outre-Atlantique, si elle a peu de chance de replonger le pays dans la récession, condamne les États-Unis à une sortie de crise plus lente qu’elle ne pourrait être, et réduit de façon irrémédiable le potentiel de croissance du pays. Au contraire, les bons résultats de l’emploi contredisent nettement la doctrine austéritaire et fragilisent la position des Républicains à Washington. Paul Krugman remarque ainsi que les derniers records boursiers plébiscitent les choix du président Obama — faire de l'emploi une vraie priorité, relancer l’économie bien que modestement et instaurer une protection sociale universelle en pleine période de crise — et contredisent de façon frontale les invocations de la droite américaine aux économies budgétaires. Ce qui n’empêche pas celle-ci de poursuivre sur la voie qu’elle s’est tracée.Un problème de doctrine
Comme il a été dit clairement par la plupart des économistes un peu sérieux, et ici même il y a près de trois ans, l’austérité à l’échelle européenne ne peut avoir d’autre conséquence que de tuer la reprise économique. Exemple le plus clair, le « modèle anglais » proposé par David Cameron a plongé le Royaume-Uni dans la récession pour la troisième fois depuis fin 2010, et les pays touchés par des mesures d’austérité souffrent tous de conséquences sur leurs perspectives de croissance – la France étant l’un des pays les plus épargnés, avec une croissance à peu près nulle prévue en 2013 par Bruxelles même. Pourtant, aucun changement de doctrine ne semble à l’ordre du jour du côté de la Commission, et lors des sommets gouvernementaux.
Ce problème de doctrine est indissociable des quelques personnes qui, aujourd’hui, font la politique économique européenne [NB. Un article leur sera consacré dans quelques jours]. Alors qu’aux États-Unis la ligne de l’austérité est celle de l’opposition, rejetée massivement par les électeurs, en Europe il s’agit de la ligne consensuelle de la fameuse troïka. Et aucune élection ne peut rien y changer, ni au niveau national (l'élection d'un président socialiste en France n’aura pas infléchi la politique économique européenne), ni au niveau européen : qui songe aux élections européennes de 2014 comme un véritable enjeu pour l’avenir de l’Union ? L’aveuglement doctrinal des gouvernants laisse quant à lui pantois, ainsi que leur haine avouée pour la démocratie.
Ainsi, le Vice-Président de la commission Olli Rehn, qui poursuit sa croisade austéritaire en osant affirmer que celle-ci est reponsable d’une accalmie sur les marchés — qu’on en juge seulement par la chute boursière qui a salué le plan chypriote samedi — a une nouvelle idée en tête. Si la croissance ne revient pas, comme il l’a affirmé dans une récente lettre aux ministères des finances et autres dirigeants dont Mario Draghi et Christine Lagarde, ce serait en raison des économistes et de leur débat sur le multiplicateur budgétaire et l’impact des mesures d’austérité, débat qui « fait courir le risque d’éroder la confiance que nous avons douloureusement bâtie ces dernières années lors de nos nombreuses réunions nocturnes ». Économistes, taisez-vous, laissez les gouvernants gouverner ! Notons au passage que ces plaintes visent, non quelque groupe marginal d’économistes révolutionnaires, mais Olivier Blanchard, économiste du FMI et auteur en janvier d’un document de travail surtout remarquable pour sa modération. Les quelques analyses qui ont soulevé l’aspect inquiétant de la rhétorique de la Commission, notamment celles de Paul Krugman et de The Economist, ont rencontré une salve de ripostes agressives sur Twitter, dont les auteurs comprennent le porte-parole de la commission Koen Doens, et la commissaire Neelie Kroes, faisant plus ou moins passer les critiques de Krugman envers la Commission européenne pour une critique de l’Europe elle-même. L’anti-américanisme est-il la dernière arme de la Commission pour justifier sa politique ?Crise économique et responsabilité politique
Tout ce passe encore, après bientôt cinq ans de crise, alors que les événements ne font que confirmer jour après jour la nature simplement keynésienne de la crise (soit une crise de la demande), comme si les dirigeants européens continuaient à prétendre résoudre cette crise en faisant fi des leçons de près d’un siècle de connaissance économique résultant à la fois de la recherche et de l’expérience face à des crises de nature comparables. Il n’est même pas question de totalement renoncer aux réformes initiées dans les pays d’Europe méditerranéenne, mais avant tout d’en assouplir la chronologie, et d’assumer jusqu’au bout le principe d’une Europe unie. En période de crise, il défie toute logique qu’au sein d’une zone à monnaie unique, des pays connaissant un déficit résultant uniquement de la crise — la croissance en Espagne ou au Portugal battaient des records avant 2008, et leurs comptes publics étaient présentées comme des modèles — se voient obligés de couper dans leurs dépenses, sans que le fédéralisme aboutisse à une relance budgétaire de la part des pays qui le peuvent parce qu’ils empruntent bas, ce qui est le cas de l’Allemagne, des Pays-Bas, et même de la France. Les prévisions excédentaires de l’Allemagne sont une absurdité économique, ce qui permet d’ailleurs de douter de leur validité ; la réduction du budget déjà minuscule de l’UE l’est aussi. Le retour difficile de la croissance aux États-Unis repose sur une politique expansionniste, budgétaire et monétaire, la Fed rachetant massivement les obligations américaines et monétisant ainsi la dette, poussant les taux d’intérêt en dessous-même du taux directeur (0 à 0,25 %, tandis que la BCE maintient les siens à 0,75 %) et rendant tout investissement avantageux plus avantageux que l'épargne.
Pendant ce temps, le taux de chômage moyen dans la zone euro frôle les 12 %, avec des pics à 26 % en Espagne et en Grèce, et les perspectives politiques deviennent inquiétantes. Les médias se sont ainsi saisis de la figure du populiste italien Beppe Grillo pour signaler le fossé grandissant entre les électeurs et les gouvernants en Europe. Mais Beppe Grillo n’est pas la figure la plus inquiétante. Rappelons qu’en Hongrie, l’extrême-droite est parvenue au pouvoir grâce à une rhétorique anti-FMI et installe dans l’indifférence européenne générale un régime autoritaire qui n’a rien à envier aux années 1930. Qu’en Grèce, le parti d’extrême-droite « l’Aube dorée » pèse déjà lourdement au Parlement. Qu’en Espagne, les séparatistes voient leur soutien exploser dans le contexte actuel. Face à la crise économique, la responsabilité des dirigeants européens s’étend aussi à ces risques-là. Et les peuples s’impatientent.Crédits iconographiques : 1. Angela Merkel © AFP - 2. Campagne de la Chambre de commerce américaine © Karen Bleier/AFP/Getty Images - 3. Olli Rehn © 2013 François Lenoir/Reuters - 4. Un supporter du parti Jobbik en Hongrie © 2009 Laszlo Balogh/Reuters