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Et vogue le Vaisseau d’or!

Par Manouane @manouane
Et vogue le Vaisseau d’or!

Dans son édition du lundi 11 mars 2013, le journal Le Devoir annonçait que le manuscrit du poème Le Vaisseau d’or de Émile Nelligan avait été retiré du site d’enchères eBay. Tel que l’explique le journaliste Bahador Zabihiyan, « la mise en vente de l’œuvre sur eBay a été compliquée par l’avis d’intention de classement déposé la semaine dernière par le ministère. En effet, l’avis impose un délai de 60 jours à un an à l’intérieur duquel le ministère peut faire authentifier le document par des experts, et durant lequel le document ne peut quitter le Québec. Il devenait alors difficile de laisser l’œuvre en vente sur eBay, car des acheteurs d’autres pays pouvaient miser dessus ».

Ce n’est pas tant le fait que le manuscrit soit retiré de eBay qui est, selon moi, le plus important, mais bien que le gouvernement du Québec soit intéressé à s’en porter acquéreur. Si ce projet se concrétisait, ce serait une bien mauvaise nouvelle, car ce serait condamner le précieux document à croupir au fond d’une voûte gérée par Bibliothèque et archives nationales du Québec (BANQ). Voilà qui serait un bien mauvais sort pour un aussi magnifique manuscrit.

Pour mettre en valeur cette magnifique pièce de collection, il est préférable de la laisser en circulation sur le marché des collectionneurs. Étant donné le caractère unique de ce manuscrit, il est évident que la personne qui s’en portera acquéreur sera bien au fait de son importance. On ne se procure pas une feuille de papier pour plus de 50 000 $ sans être parfaitement informé de l’importance du document et de son auteur. Sans oublier que son futur propriétaire se fera une fierté de bien en prendre soin, éliminant toute chance qu’il lui arrive malheur, à moins bien entendu d’un accident – chose qui n’est pas impossible de survenir même si le document croupit dans le fond d’une voûte de la BANQ.

Sans oublier qu’il n’est même pas assuré que la BANQ soit en mesure de prendre soin du manuscrit comme pourrait le faire un collectionneur. Depuis que je fréquente les librairies de livres usagés, je ne cesse d’entendre parler de bibliothèques qui font des élagages de manuscrits et de livres rares, faute de place ou de ressources pour les conserver. Et avec les coupures orchestrées par les gouvernements fédéral et provincial, je doute que la situation ne s’améliore.

Toutefois, une fois que le document aura été authentifié, il est primordial que soit exigé de la part de son propriétaire, ainsi que de tous ceux qui s’en porteront acquéreurs dans le futur, que le manuscrit soit disponible pour le gouvernement du Québec. Ce n’est pas parce qu’il est sur le marché que ce manuscrit, document important de l’histoire culturelle du Québec, ne doit plus être accessible à un organisme gouvernemental qui en fait la demande pour des fins d’exposition.

Il est triste de savoir que ce type d’objet, après avoir circulé sur le marché, passant entre les mains de nombreux collectionneurs de tout acabit, se retrouve dans des collections nationales. Ce faisant, on plonge dans l’oubli des pièces de collection, et en plus, on prive des collectionneurs du plaisir de les posséder, appauvrissant par le fait même le marché. D’autant plus que c’est grâce à des collectionneurs que de pareilles pièces sont restées intactes et nous parviennent aujourd’hui. Sans leur patience, leur dévouement et leur attention, combien de documents de la sorte seraient irrémédiablement disparus?

Paradoxalement, les collectionneurs sont aussi une des causes de l’appauvrissement du marché. Il est fréquent de voir des individus qui, après une vie passée à construire des collections, les lèguent à des bibliothèques ou des universités. Ils s’assurent ainsi que le fruit de leur dur labeur ne soit pas à nouveau éparpillé sur le marché. Malheureusement, une fois dans des archives, c’est autant d’objets qui ne reviendront jamais sur le marché, et qu’aucun autre collectionneur ne pourra plus jamais avoir la chance de posséder.

En circulant sur le marché, ces objets font des heureux, et ce, autant pour le vendeur que pour l’acheteur. Comme le mentionne si bien Jean-Claude Carrière dans le livre N’espérez pas vous débarrasser des livres (Grasset, 2009) : « l’obsession du collectionneur est souvent de mettre la main sur un objet rare, et pas tellement de le conserver » (p. 143). À cet effet, il raconte l’anecdote d’un collectionneur de livres rares qui, après avoir négocié pendant trois jours l’achat d’une œuvre unique longtemps recherchée, l’oublie dans l’avion à son retour.

Certains pourraient rétorquer qu’il s’agit d’un plaisir de gens fortunés. À cela je vais répondre par la négative. Les amoureux de ce genre de documents, tout comme les amoureux des livres anciens, sont tout sauf fortunés. Je doute même que l’actuel propriétaire du manuscrit de Nelligan le soit, car autrement, comment expliquer qu’il l’ait placé sur eBay pour le vendre plutôt que de faire appel à une maison d’encans?

Bien entendu, pareille pièce de collection peut attirer la convoitise, et son propriétaire est à risque de se la faire voler. Sauf que le malfrat se retrouverait avec un problème de taille : comment faire pour le revendre discrètement? Voilà qui est bien plus compliqué que de le voler.

Ainsi, je soutiens qu’il est important que le manuscrit du Vaisseau d’or de Nelligan ne devienne pas la propriété du gouvernement du Québec. Il faut qu’il puisse continuer de circuler librement entre collectionneurs, ce qui ne lui enlèvera rien de son caractère unique. Je voudrais que le gouvernement adopte une politique envers ce type de manuscrits afin qu’ils soient toujours à la disposition pour des fins d’exposition. Et s’il s’en trouve pour m’accuser de tenir pareil discours dans le but secret de vouloir m’en porter acquéreur, sachez qu’à défaut de pouvoir me le procurer, faute de moyens, je veux au moins avoir le bonheur d’en rêver.

Pour clore, voici une autre anecdote de Jean-Claude Carrière : « Vous vous souvenez certainement du colonel Sickels, ce riche collectionneur américain qui avait la plus extraordinaire collection de littérature française des XIXe et XXe siècles qu’on puisse imaginer. Il a vendu à Drouot sa collection de son vivant. La vente a duré quinze jours. Je l’ai rencontré après cette vente mémorable. Il n’avait pas de regrets. Il était même fier d’avoir enflammé pendant deux semaines quelques centaines de vrais amateurs » (p. 330).

Et que vogue le Vaisseau d’or!


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