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The in-between chez Nicole Awaï par Myrtha Richards Marie – Joseph

Publié le 20 mars 2013 par Aicasc @aica_sc
Local EphemeraDrab Hanger Nicole Awaï

Local Ephemera
Drab Hanger
Nicole Awaï

Chez Nicole Awai, artiste Trinidadienne largement confirmée, l’accent est porté sur le multiple et le simultané, au sein desquels l’image d’un temps élastique qui s’étire pour rebondir, donne à voir une histoire à la fois proche et éloignée de la période postcoloniale. L’objet est à la fois artefact, archétype, signe qui devient l’outil et l’objet de toutes les discussions. Je m’attacherai ici à dégager un aspect de sa problématique. C’est dans la zone de glissement, dans l’entre-deux que l’œuvre se compose et fait sens. Si l’on en croit Barbara Formis au sujet du ready-made, elle dit « … qu’il est inexact de l’identifier à un objet ordinaire devenant extraordinaire par le simple pouvoir magique d’un sujet artistique. […] le choix ne constitue pas un critère de discernement entre l’artistique et l’ordinaire, précisément parce qu’il ne se donne pas en tant que choix. […] Il est finalement plus correct de soutenir que le ready-made garde une valeur esthétique précisément parce qu’il ne cesse pas d’être un objet ordinaire […] Le ready-made est plus une expérience qu’un objet, il est le fruit d’une rencontre, ou, comme le dit Marcel Duchamp, d’un rendez-vous »[1]. Ce qui sous-entendrait que l’objet une fois né de nouveau avec le ready-made, agit en tant qu’œuvre d’art. L’objet dans sa matérialité devient éphémère pour que ne soient conservées que la rencontre et l’expérience. Il a fonctionné en véritable thermomètre. Ici, il prend en compte l’humain et le sensible. Nicole Awai est native de Trinidad, mais n’y vit pas. Comme beaucoup  d’Antillais, elle a quitté son île pour la ville de New York afin d’y entamer un cycle d’études supérieures en art. Au bout de plusieurs années, le regard et l’analyse qu’elle porte sur son île et sur la Caraïbe lui confèrent la matière à manipuler des concepts, qui de manière très poétique, offrent une lecture critique et singulière de la complexité antillaise, de la perception de la culture Trinidadienne vue de l’intérieur comme de l’extérieur. Pour cela, elle fait appel des artéfacts qui deviennent purs prétextes pour justifier les écarts critiques qu’elle s’autorise. L’œuvre devient alors totalement immanente grâce à cette bouteille de liqueur à base de rhum, qui va en définitive inonder tout le paysage matériel et immatériel environnant. De là, l’artiste va s’autoriser des va-et-vient permanents entre l’imaginaire et le réel. Ce sont ces entres, ces laps, qui situent toute la dimension plastique et sémantique de son travail. En 2001, Awai débute une nouvelle série qu’elle intitule Red Room Limbo[2], qui va se caractériser par une série d’installations et par la suite de peintures sérigraphiées qui vont littéralement explorer non seulement le champ de sa culture mais celui de l’individu dans sa culture. À Trinidad la pratique du limbo revêt une signification très particulière. Elle fait acte de bravoure, elle symbolise un rite de passage, celui d’un peuple qui a survécu au voyage transatlantique.

Red Room LimboOriginsNicole Awaï

Red Room Limbo
Origins
Nicole Awaï

Pour Awai, la charge de l’objet est une idée très forte qui transparaît dans la représentation et surtout dans toutes les étapes de l’histoire auxquelles il renvoie. Cette thématique du limbo représentée par la bouteille de Rum Jumbie[3], avait déjà été traitée par l’artiste en peinture en 2000 avant d’être exploitée de nouveau par elle-même dans ses installations entre 2001 et 2008. C’est en 2001 que lui vint l’idée d’entamer l’élaboration palpable d’un paysage imaginaire devant le mur rouge de sa chambre de l’époque. Le terme élaborer fut employé dans le sens du tissage d’une cartographie, tel un dispositif qui se déploie dans une juxtaposition de temps. « J’ai commencé à cartographier »[4], ce qui a été pour l’artiste essentiel, car inconsciemment, elle ouvrait la voie à toute une série qu’elle nomme Local Ephemera[5]. L’Ephémère local est le mot de l’entre-deux. C’est un terrain subjectif liminal régi par deux notions qui sont le sensuel et l’intuitif où des concepts, des idées, des indifférences et insinuations, (d’ordre écologique, économique, politique et historiques liés à l’art ou architectural) se matérialisent continuellement dans un flux, dans un mouvement.  Les choses semblent être en perpétuel glissement, déplacement, évolution, remplacement, suintement, relocalisation. Tout ceci atteste bien du caractère instable, précaire et évolutif de cet Ephémère local. Ses occupants sont un amalgame particulier d’éléments à la fois contemporains et historiques, qui lorsqu’ils sont rassemblés créent un propos extrêmement renouvelable de dynamiques sociales existantes. L’élément central du paysage psychologique de sa chambre rouge initiale était la bouteille très ornementale de rhum Angostura[6] de Trinidad. L’idée est que quelque-chose ou quelqu’un peut incarner plusieurs choses à la fois ; il existe de multiples points de vue, qui néanmoins se valent tous. Pour beaucoup d’Antillais anglophones (cette bouteille étant très répandue en Caraïbe anglophone), c’était un simple élément de décor qui se trouvait figé dans les commodes ou sur les buffets de leurs intérieurs. Ici, l’objet avant tout doté d’une fonction ornementale, prime sur son contenu. Selon Joëlle Deniot il fait partie de ces « décors ouvriers actuels […] toujours fortement attachés à ce baroque candide de l’objet voyant »[7]. C’est une représentation d’un joueur de percussions à la tenue équivoque, membre d’une troupe de danseurs de limbo originaires de Trinidad et Tobago. Vision plutôt folklorisante, oscillant entre le Mariachi mexicain, le Moko Jumbie[8], incarnant un personnage festif et par analogie magique de par son contenant. Formis déclare que « Ni le musée, ni l’artiste n’ont l’autorité de déterminer le statut artistique d’un objet. […] l’art est ce qui suspend et trouble les fonctions de l’ordinaire. L’art est ce qui dys-fonctionne »[9]. Rien ne se décide ni ne se joue au préalable ; tout est affaire de résonnances. Le pouvoir se localise entre l’objet lui-même et son usager. Awai s’est intéressée à l’image que véhicule cette représentation de la bouteille dans la société Nord Américaine, cette icône s’apparentant à des connotations raciales et ethniques négatives. Elle vit sur le continent de l’Amérique blanche ; outre la vision immédiatement folklorisante, celle plus profonde et tenace, véhiculant l’idée de l’Homme noir, comme rattaché au symbole de l’obscur, du magique comme étant la matérialisation d’un univers occulte et en finalité négatif. Dans son travail, l’une des idées force est que cet objet n’est au préalable pas une spécificité culturelle trinidadienne proprement dite, ni même caribéenne, néanmoins son interprétation et son appropriation personnalisées à outrance en font un artéfact de facto caractéristique d’un lieu, d’un groupe et par là-même expressif de « la force de cette référence du décoratif »[10]. Se pose également dans son travail la question de la différence esthétique entre cette bouteille à l’état « d’objet ordinaire »[11] purement fonctionnel et celui d’œuvre d’art.

Red Room Limobo Crossed Nicole Awaï

Red Room Limobo
Crossed
Nicole Awaï

Formis arbore bien cette problématique liée à l’objet : « Que ce soit même partiellement ou temporellement, c’est à ce moment qu’il devient une œuvre d’art, il est dénoté en tant qu’œuvre puisqu’il ne fonctionne plus en tant qu’objet, il passe du stade réel au stade symbolique. La valeur de ce symbole n’est cependant pas idéale, mais historique»[12]. Cet objet ne peut-être aisément classé, ou répertorié. Il ne se range que difficilement dans une boîte, car il appartient au registre très particulier du décoratif utile et à la fois inutile et qui en annexe porte la charge de l’histoire qu’il véhicule. Son contenant par métaphore, relève de ce qui déborde de signification pour occuper des espaces interstitiels, des espaces de transition. C’est un objet phare, un objet de l’ambiguïté, qui existe néanmoins dans un espace de l’entre-deux, qui n’est pas… et qui est… à la fois. Les éléments de Local Ephemera étaient au départ un dispositif d’installations et de sculptures. Les limites rencontrées par l’artiste avec ces deux seuls modes d’expression, l’ont conduite à introduire une autre technique très traditionnelle, celle du dessin. Elle considère que le dessin exprime et retranscrit totalement sa pensée et l’érige au rang d’outil majeur de sa production. De là, elle crée l’idée d’un personnage féminin, toujours dédoublé et en lévitation, qui n’est autre qu’un autoportrait dessiné voyageant et circulant dans tout l’univers suspendu de l’Ephémère Local toujours accompagné d’un dessin très technique d’éléments d’apparence anodine, retrouvés dans ce paysage du Local Ephemera qui n’était au départ que celui de sa chambre rouge. C’est ce personnage devenu central qui mène à l’espace d’un « nouveau monde » dans lequel l’intuitif, la vie et la culture populaire réintègrent totalement le champ de l’art. On y retrouve un jeu analogique fréquent, entre éléments d’architecture, pièces mécaniques usinées et dispositifs d’accrochage. Ce personnage devient rapidement le conquérant, le capitaliste, le joueur, très mobile. Elle invente  un code de sensations composé d’écailles de vernis à ongle et de brochures de propagande religieuse The Daily Word[13]. Tout ceci concourt à conférer au personnage le zèle du missionnaire ; au volontariat de la mise en scène. Les couvertures de ces brochures sont réutilisées dans des découpages-collages qui entrent de plein pied dans les compositions. Les collages d’aspect noirâtre sont appelées « The Black Ooze »[14], qui pour Awai est symbolique du dialogue colonial.

Local Ephemera Vehicular gyration Nicole Awaï

Local Ephemera
Vehicular gyration
Nicole Awaï

Tout réside dans les zones de basculement et de déplacement. L’endroit de déplacement, l’exsudat, le suintement des choses, ou encore le lieu de l’entre-deux, le lieu des entre-mondes, sont précisément les espaces dans lesquels l’œuvre se compose et s’imbibe de toutes ses vertus. Quelles réactions suscite en nous cette question de la mémoire dans le cadre général de l’esthétique caribéenne contemporaine et des conséquences de « l’après » ? Toute construction passe par la mémoire proprement dite individuelle avec bien entendu quelques généralités propres au groupe. En conséquence se définir, transite par une conjonction de rapports. Ce qui fait que d’une pluralité naît une situation qui elle, dans sa formation est une composante faite des rapports établis qui s’auto-régissent et s’auto-influencent. Je dirais que dans la forme, dans la traduction plastique, l’objet est omniprésent car il représente non seulement le matériel, le signe d’appartenance, de possession mais fonctionne aussi en tant que signe, en tant qu’objet-signe. A cela viennent s’adjoindre d’autres facteurs qui agissent en périphérie. Il est néanmoins, intéressant de voir comment des objets qui ne relèvent en rien de la culture du lieu, qui ne s’inscrivent pas dans son histoire et qui ne comportent rien d’identitaires peuvent devenir, dans le cadre de leur usage et détournement, dans celui de leur charge symbolique, des éléments extrêmement forts et symptomatiques d’une culture, d’une manière d’être, de vivre, de penser, de se nourrir, bref, de revendiquer une quelconque identité adossée aux traces de la condition humaine au travers du prisme du temps et de l’espace. En matière d’esthétique tous les possibles sont offerts, dès lors et à la seule condition qu’il convienne d’apporter une justification, une argumentation qui pourrait par exemple se construire dans un milieu, dans un mitan. Toutes ces métaphores ne sont pas dépourvues du rapport syncrétique aux choses, aussi diverses et variées soient-elles. Au-delà de tout cela transpire bien l’importance de se dire, d’être au monde, de réagir et d’être en réaction contre toute tentative de lissage et de façonnage. Les espaces interstitiels, qui sont par essence des espaces de liberté donnent cours à tous les possibles.

Parler du travail d’Awai est dans ce contexte essentiel et peut n’être en réalité qu’un prétexte. Mais au travers de cela je me permets de dégager plusieurs hypothèses. La première pour conclure, serait simplement celle de l’existence indéniable de pratiques de l’entre-deux dans les créations contemporaines caribéennes, offrant un basculement possible dans l’affirmation d’une esthétique et d’une identité du lieu. Le travail de Nicole Awai est une écriture et une facture, qui dans leur mise en œuvre mettent en contact des éléments constitutifs de l’architecture de son œuvre.

Myrtha RICHARDS MARIE-JOSEPH  /  mars 2013.


[1] Barbara Formis, Esthétique de la vie ordinaire, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Lignes d’art », 2010, p. 74-75.

[2] Traduction française : le limbo de la chambre rouge.

[3] Liqueur fabriquée à partir de divers rhums, agrémentée d’épices. A l’origine fabriqué à Trinidad, maintenant produite à Sint-Maarten, Antilles néerlandaises. La bouteille représente un joueur de percussions à la tenue équivoque.

[4] Nicole Awai : « I started mapping ».

[5] Id., traduit de l’anglais : L’Ephémère Local.

[6] Marque déposée de Trinidad et Tobago.

[7] Joëlle Deniot, Ethnologie du décor en milieu ouvrier, Le bel ordinaire, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1995, p. 209.

[8] Moko Jumbie : figure emblématique du carnaval de Trinidad and Tobago dont l’origine du nom proviendrait d’une divinité d’Afrique de l’ouest.

[9] Barbara Formis, op. cit., p. 82.

[10] Joëlle Deniot, op. cit. , p. 209.

[11] Barbara Formis, op. cit. , p. 80.

[12] Id., Ibid., p. 80.

[13] Traduction : La Parole Quotidienne.

[14] Traduction : La vase Noire.

Myrtha Richards Marie-Joseph est artiste-plasticienne et native de l’île de Saint-Martin. Elle vit et travaille en Martinique depuis de nombreuses années et a collaboré à plusieurs projets, dont le Madinina International Workshop de Grand-Rivière en 2002. Titulaire d’un DNSEP (Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique), elle est actuellement doctorante à l’Université des Antilles et de la Guyane et poursuit ses recherches tant plastiques que théoriques sur la question de l’entre-deux dans la pratique artistique contemporaine de la Caraïbe.


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