Ne confondons pas «crise de la presse écrite» (réelle) et «crise de l’écrit» (en grande partie fantasmée).
Méprise. «Ah, mais je vous reconnais. Vous êtes l’écrivain qui travaille à l’Huma?» «Non, je suis le journaliste de l’Huma à qui il arrive d’écrire des livres!» L’anecdote n’a l’air de rien, elle témoigne pourtant d’un changement d’époque et de déconsidération pour le Métier… Camus disait: «Mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde.» Nommons-les donc. Ainsi, la promesse d’une mort plus ou moins lente de la presse écrite nous est annoncée. La crise économique mondiale, additionnée à un «trouble de civilisation», aurait accéléré la gangrène, au point de pronostiquer le pire pour toute une profession – l’Humanité n’échappe pas au requiem. L’autre soir, un ami pourtant «écrivant», qui dévore le papier journal
dès potron-minet, ne cachait pas son «inquiétude» en analysant le mal de l’époque: «L’âge d’or des rotatives triomphantes est révolu, nous entrons dans l’ère d’une nouvelle diffusion. La révolution de “l’écran”.» Selon lui, une économie de l’intime se serait déjà dessinée sous nos yeux, car la Toile ne diffuse pas d’un centre, comme de vulgaires mass media.
Elle connecte de point à point. «Ça change tout, affirme notre interlocuteur. Car il s’agit d’une métamorphose absolue de nos réflexes intellectuels. C’est fini l’ère des citoyens actifs qui prenaient le temps
du ressenti ; ils ont été remplacés par des individus qui préfèrent l’expéditif et le zapping. Lire la presse, c’est un réflexe totalement contraire à cette évolution… alors qui gagnera ce bras de fer?»
Journalistes. Jamais les journalistes n’ont eu à subir de tels bouleversements, techniques et anthropologiques. La presse écrite affronte en effet une mutation d’ampleur venue de l’ensemble du système médiatique, à commencer par la disponibilité de technologies elles-mêmes très évolutives: informatique, microélectronique, télécommunications, spatial, etc. Les conditions d’utilisation de ces technologies se simplifient, se démocratisent et changent en profondeur toutes les formes d’informations et de communications (pardon pour le gros mot). Comment prévoir et anticiper la manière dont les usages trancheront? Et où lira-t-on encore? Et sur quel support?
Et à quelle périodicité? Et, surtout, quel type d’informations et autres analyses dépassant le seuil des simples faits? Autant de questions existentielles auxquelles il est pour l’heure impossible de répondre, croyez-nous. D’autant que, du strict
point de vue éditorial – ce qui nous importe beaucoup à l’Humanité –, l’offre est à la fois proliférante, de plus en plus spécialisée et de plus en plus segmentée, conformément à la tendance (désolante) dite de la «personnalisation» des biens de consommation. Notons une conséquence économique lourde: la tendance nette à la concentration, à la financiarisation et à l’internationalisation de l’information – donc à la globalisation et son corollaire, l’uniformisation.
Pour ceux qui n’auraient pas compris l’enjeu, précisons simplement ce à quoi nous assistons actuellement: à un partage de classes (oui, oui) entre, d’un côté, une information low cost destinée au plus grand nombre et à leur temps de cerveau disponible, avec une gamme de journaux gratuits et de chaînes de télévision aux applications multimédias sans fin (le tout financé par
la pub) ; et de l’autre côté, des supports d’informations sélects uniquement destinés aux élites et au bac ++ minimum, qui, bien sûr, délivrent une pensée unique médiatique si peu argumentée dans les marges des sujets essentiels qu’il devient difficile de trouver des nuances – sans parler de différences! Le pluralisme de la presse, pilier de notre République, y survivra-t-il?
Écrit. Penser qu’Internet pourrait, grâce à la profusion d’informations googleisées, jouer le rôle d’un journal comme l’Humanité n’est qu’illusion, voire vision cauchemardesque d’un futur qu’on voudrait nous imposer, avatar, parmi les autres, du capitalisme globalisé… Cela n’exclut pas une vérité incontournable : aucun journal, à commencer par l’Humanité, ne survivra s’il ne recrée pas un puissant désir chez son lecteur – un désir citoyen, un désir de civilisation, un désir de transformation de la société. Être à la fois auteurs et acteurs, pour cultiver ce qui nous rend irremplaçables, donc indispensables aux yeux des lecteurs. Disons une évolution, une progression, une refondation, une révolution… qu’importent les mots. Mais attention à un écueil majeur. Ne confondons pas «crise de la presse écrite» (réelle) et «crise de l’écrit» (en grande partie fantasmée). L’écrit existera toujours – la presse écrite aussi, par définition. Seul le support continuera d’évoluer. Et un jour, sans doute, le papier journal aura été en grande partie remplacé par toutes sortes de «liseuses», aux matériaux et aux composants de plus en plus perfectionnés. Alors nous ne dirons plus «presse papier» ; mais nous dirons toujours « presse écrite ».
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 22 mars 2013.]