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À bas la morale, vive la loi ! – Partie II : Le « sens de la Loi » et ses limites

Publié le 30 mars 2013 par Tchekfou @Vivien_hoch

À bas la morale, vive la loi ! – Partie II : Le « sens de la Loi » et ses limites

Par Charles-Eric de Saint-Germain

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Il me semble intéressant de commencer par préciser et réfléchir sur ce qui motive la demande de Loi : celle-ci, à mon sens, répond à une triple fonction dans la société actuelle :

1) Assurer la sécurité et la protection des individus.

2) Fournir des repères et des normes dans un monde où les valeurs morales tradition-nelles, on l’a vu, tendent à s’éclipser.

3) Encadrer le progrès technique et scientifique, notamment à une époque où nous avons le sentiment que tout devient possible, du fait que la technique met à la disposition de l’homme les moyens de réaliser ses désirs les plus fous, et parfois aussi les plus insensés.

1) Concernant le premier point, la sécurité et la protection des individus, on sait, au moins depuis Hobbes, qu’en l’absence de Loi, les hommes vivent dans l’anarchie de l’état de nature, où tous les coups, y compris les plus bas, sont permis. En définissant ce qui est permis et ce qui est défendu, la Loi ouvre un espace de liberté où l’individu peut faire ce qu’il veut dans les limites de ce que la Loi autorise, sans craindre qu’autrui ne vienne empiéter sur ses droits, ce qui faisait dire à Montesquieu « qu’il n’y a pas de liberté sans loi, ni là où quel-qu’un est au-dessus des lois ». Ce cadre qu’offre la Loi est donc sécurisant pour l’individu, car il le délivre de la peur qu’il pourrait éprouver en son absence, lorsqu’aucune limite ne vient entraver le conflit des libertés : la Loi empêche les individus de se nuire les uns aux autres, garantissant la coexistence des libertés. Et même lorsqu’elle prend un visage hostile, dans la sanction de celui qui l’a transgressée, la sévérité de la Loi doit se distinguer de la simple vengeance, car la punition ne vise pas tant à châtier le criminel, en lui rendant la mon-naie de sa pièce, qu’elle ne vise à le libérer de sa faute en lui permettant d’expier celle-ci, ce qui rendra possible sa réhabilitation ultérieure et sa réintégration dans la société.

2) La Loi a aussi pour but d’apporter des normes aux individus, de leur fournir des re-pères dans un monde qui change à vitesse accélérée. La psychanalyse, déjà, insiste sur l’importance de la Loi du Père dans la structuration psychique de l’enfant. En l’absence de limites, en effet, l’enfant reste prisonnier de ses désirs et de ses fantasmes imaginaires, il ne parvient pas à intérioriser la contrainte du réel et la dimension de « séparation » d’avec la mère, nécessaires à la construction de son identité, à l’accès au sens de l’autonomie et des responsabilités. La Loi joue ce rôle structurant grâce aux limites qu’elle fixe, et il serait dra-matique, pour la société, de réduire le rôle de la Loi civile à n’être que la simple consécration d’une situation de fait : c’est oublier que le rôle de la Loi n’est pas de dire ce qui est, mais ce qui doit être, en traçant une « limite », à l’intérieur du « possible », entre ce qui est sou-haitable et ce qui ne l’est pas. Face aux changements incessants que génère la liberté humaine et les possibilités techniques, les sociétés ont besoin d’un cadre qui donne des limites et appa-raît ainsi comme un facteur de stabilisation. D’où la nécessité de ne pas remettre constamment en question la Loi, ce qui ne peut que la fragiliser. Les anciens (les grecs notamment) con-sidéraient la tradition historique qui porte la Loi comme la principale source de son autorité : la Loi, c’était pour eux ce qui a été consacré par l’histoire, en sorte que sa pérennité, source de stabilité, contribuait à fonder son autorité. Nous modernes, ne sommes plus grecs, car nous ne fondons plus l’autorité de la Loi sur son ancienneté, mais sur le fait qu’elle a son origine dans l’autonomie du peuple souverain et qu’elle peut être ratifiée en conscience par les citoyens. Mais cette souveraineté n’est pas sans limites, elle doit s’accorder aux lois fondamentales de la constitution, et si le peuple défaisait constamment ce qu’il a fait, par l’intermédiaire de ses représentants, la Loi perdrait vite tout crédit. Si changement il y a, celui-ci doit se faire dans la continuité, en cherchant à intégrer la nouveauté des situations tout en évitant les ruptures brutales qui conduiraient à la remise en cause des institutions fondatrices de la vie en société (comme la famille, qu’il faut à tout prix protéger et non redéfinir, sous peine de conduire la société au chaos).

3) Ce qui justifie enfin la demande de Loi, c’est d’encadrer le progrès de la science et des technologies. Pendant longtemps, en effet, le droit a pu freiner, au nom de la morale et de la religion, les avancées de la science. Par exemple, la reconnaissance du caractère sacré du corps humain interdisait à la médecine de pratiquer des « dissections ». Aujourd’hui, le droit s’est émancipé de la morale et de la religion qui sous-tendait cette morale, mais sa tâche est complexe, car sur quels fondements éthiques s’appuyer dès lors qu’il n’y a plus, entre les cito-yens, de consensus sur les valeurs morales ? Si, comme l’a bien montré M. Weber, c’est le « polythéisme des valeurs » qui caractérise les sociétés libérales et démocratiques modernes, le législateur, avant de prendre sa décision, est obligé de faire appel à des comités d’éthiques ou chaque protagoniste défendra, en les argumentant, ses propres convictions. Mais ces déli-bérations prennent du temps, et la science avance plus vite que la Loi puisque certaines pratiques sont techniquement possibles avant même que la Loi ait pu se prononcer sur leur légitimité.

La loi répond alors a un besoin urgent, celui d’exercer un certain contrôle sur ces découvertes, même si le droit ici créé est un droit « mou », car les décisions prises sont rarement définitives, et les lois bioéthiques sont souvent soumises à des révisions permanentes, pour le meilleur mais aussi parfois pour le pire, l’embryon était aujourd’hui totalement chosifié par la révision des lois bioéthiques. Le danger serait ici que les valeurs morales au nom desquelles ont prétend freiner efficacement le progrès technique et scientifique soient éclipsées au profit de valeurs elles-mêmes générées par le monde de la technique (comme l’efficacité, la performance, l’adaptabilité, etc.) car la technique crée elle-même ses propres valeurs, qui tendent à informer notre perception du monde. Si c’était le cas, au lieu d’apporter de réelles limites au progrès des sciences et des techniques, il y aurait le risque que ces « valeurs techniciennes » ne fassent que servir la croissance et le développement sans frein du progrès technique, au détriment ce qui pourrait aller dans le sens du bonheur de l’homme, et de sa croissance morale et spirituelle.

On voit par là même que si la demande de Loi répond bien à une nécessité, il convient cependant de montrer aussi qu’on ne peut penser la Loi sans lui donner un fondement moral, et que, par conséquent, la disparition de la morale ne peut en réalité qu’aboutir à la ruine de la Loi elle-même. Là encore, je le montrerai à travers trois arguments :

1) L’obéissance à la Loi se fonde sur une obligation morale antérieure et supérieure au droit et à la Loi elle-même.

2) On ne peut sans graves dérives réduire la légitimité à la légalité : seule l’existence d’un droit naturel supérieur à la volonté du législateur peut donner à la Loi une véritable autorité et légitimité.

3) Une conception purement « positiviste » de la Loi de même qu’une conception purement « procédurale » de la Loi débouchent toutes les deux sur une impasse qui confirme l’impossibilité, pour la Loi, de s’émanciper totalement de la morale.

1) D’où vient, en effet, l’obligation de respecter la Loi ? Les penseurs du contrat social (Hobbes, Locke, Rousseau) ont tous été d’accord sur ce point : c’est parce que je m’y suis engagé par contrat (la liberté de l’engagement étant une condition de la validité de ce contrat) que je suis désormais tenu de respecter la Loi édictée par le législateur. En ce sens, c’est bien ma volonté libre qui, ici, me « lie ». Mais il faut préciser aussitôt qu’elle ne me lierait pas si je n’étais soumis à une obligation morale plus haute, qui seule peut donner à un engagement contractuel toute sa force, à savoir l’obligation morale, qui relève de ce que Locke appelle la « loi naturelle » (et qui est chez lui une loi morale), de respecter ses pro-messes et ses engagements. C’est donc bien de cette obligation morale plus « haute » que les contrats tirent leur force obligatoire pour les individus qui s’y soumettent. Et la loi civile n’échappe pas à cette règle puisque les individus se sont engagés à lui obéir par « contrat » dès lors qu’elle les protège et assure leur sécurité (même si ce contrat est un contrat purement tacite et implicite).

2) En outre, l’obéissance civile doit toujours être une « obéissance en conscience », et non une « obéissance aveugle », raison pour laquelle la désobéissance peut très bien être parfois un « acte civique », notamment lorsqu’un souverain ou un gouvernant oblige un citoyen à agir contre sa conscience. Le danger serait ici de confondre la légalité avec la légitimité, c’est-à-dire de faire de la « légalité » une source de « légitimité », en considérant que la Loi est « légitime » par le seul fait qu’elle est la Loi, ou par le seul fait qu’elle aurait été démocratiquement instituée. C’est ce que Max Weber appelait la « domi-nation légale », qui constitue, selon lui, l’un des trois modes de légitimation de l’autorité avec le charisme et la tradition, mais cette « légitimation » masque selon lui un rapport de domina-tion, c’est-à-dire une forme de soumission aveugle, ce qu’avait bien vu déjà Pascal lorsqu’il montrait que l’obéissance se fonde ici uniquement sur une « croyance » commune, celle selon laquelle le peuple croit que ce qui est « légal » est de facto « légitime ». Mais derrière cette pseudo-légitimité se masque en réalité un pur rapport de force, qui se déguise sous le couvert de la Loi et de la légalité (« ne pouvant faire que ce qui est juste soit fort, on s’est arrangé, disait Pascal, pour faire que ce qui fort fut juste »). Le cas Eichmann, analysé par H. Arendt dans Eichmann à Jérusalem, est d’ailleurs symptomatique de ces « dérives légalistes » et de l’obéissance aveugle qu’elle génère. Avec Eichmann, nous avons en effet le cas d’un fonc-tionnaire nazi qui se soumet aveuglément et servilement aux ordres de l’administration nazie, aux lois antijuives, en refusant de s’interroger sur le sens de ce qu’il fait et sur les consé-quences de ses actes, entraînant la déportation de millions de juifs dans les camps de la mort. Au lieu de faire appel au discernement et au jugement de sa conscience, il préfère se décharger de toute responsabilité personnelle et abdiquer tout jugement derrière l’autorité imper-sonnelle de la Loi. On voit par là même que la confusion entre légalité et légitimité doit être clairement dénoncée, et elle ne peut l’être qu’au nom d’une source de légitimité supérieure à celle de la Loi, et qui joue un rôle et une fonction « critique » à l’égard de la Loi. La tradition philosophique a donné le nom de « droit naturel » à ce fondement moral de la Loi, et c’est au nom de cette loi naturelle et divine, inscrite dans sa conscience, qu’Antigone, figure pré-chrétienne, dénonçait la loi de la cité édictée par son Oncle Créon.

C’est donc bien en prenant cette justice naturelle comme « critère » que le législateur doit délibérer, ce qui faisait dire à Montesquieu « qu’une chose n’est pas juste parce qu’elle est la Loi, mais elle doit être la Loi parce qu’elle est juste ». Ce n’est donc pas la volonté du souverain, fut-il le peuple, qui est la source de la « justesse » de la Loi civile, mais cette « justesse » se fonde sur un droit naturel supérieur à la Loi civile, et qui donne un fondement « moral » à celle-ci.

3) Il est vrai que ce fondement moral du droit et de la Loi qu’est le « droit naturel » a été vivement contesté dans la modernité, notamment par Hans Kelsen, fondateur du positivisme juridique. Celui-ci souhaitait en effet émanciper le « droit » de la « morale », en montrant que la Loi civile ne tire pas sa « justesse » d’un droit naturel extérieur et transcendant le droit positif institué, mais seulement de sa non-contradiction avec les lois déjà instituées, l’en-semble des lois formant un système pyramidal logiquement « cohérent », où les lois décou-lent les unes des autres à partir de ce que Kelsen appelle la « norme fondamentale » de la constitution – une norme qui est posée arbitrairement par la volonté du législateur (c’est le dé-cisionisme) au fondement de la constitution. Kelsen en tire la conséquence qu’une science du droit doit faire l’économie d’une réflexion et d’une délibération sur le juste et l’injuste, qu’elle doit se contenter d’examiner la compatibilité et la cohérence des règles entre elles, d’où l’au-tonomisation complète du droit et de la Loi par rapport à la morale. Mais on peut faire deux objections immédiates à Kelsen, qui montrent l’insuffisance du positivisme juridique :

a) Tout d’abord, en ce qui concerne le juge, la question se pose de savoir s’il peut « dire le droit » en se fondant sur le seul droit positif, où s’il doit faire intervenir d’autres éléments dans son jugement. Car la Loi, du fait de sa généralité (elle est la même pour tous et se constitue en faisant abstraction des différences), ne tient pas compte des circonstances parti-culières de l’action. Or l’application mécanique et aveugle de la Loi (par exemple, appliquer la même sanction à deux actes identiques, bien que les intentions de l’agent et les circons-tances de l’action soient très différentes) ne pourrait que conduire à des injustices criantes. D’où la nécessité, montrait déjà Aristote, de faire appel à un correctif de la justice légale, l’équité, qui permette de rendre un verdict « ajusté ». Par là même, on voit que l’application de la Loi requiert l’acquisition de certaines vertus morales naturelles (la prudence du juge et un sens de la justice comme « équité ») qui démontrent l’impossibilité d’une émancipation complète de la Loi à l’égard de la morale.

b) En outre, la notion de « crime contre l’humanité », mise en œuvre par les tribunaux allemands et alliés pour juger les criminels de guerre nazis ont été obligés de réhabiliter le droit naturel, car ils ont considéré que la Loi et le régime légal nazi ne dispensaient pas ces criminels d’agir selon des principes moraux ayant leur source dans la conscience de chacun, bien que ces actes étaient considérés comme « légaux » dans un contexte juridique donné.

Mais on voit que cette critique du positivisme juridique vaut derechef pour une con-ception purement procédurale de la Loi. On a vu en effet, tout à l’heure, que le pluralisme des valeurs et la multiplicité des conceptions de la vie bonne dans une société « démocratique » conduisent certains, notamment Rawls, dans sa Théorie de la Justice, à affirmer le primat du « Juste » sur le « Bien », du fait de la neutralité du Juste par rapport à toutes les conceptions de la vie bonne : en l’absence de valeurs morales communes partagées par l’ensemble des citoyens, seul reste, pour fonder le consensus démocratique, la reconnaissance par les citoyens de la neutralité des « procédures équitables » par lesquelles la Loi est instituée (par exemple le vote dans une démocratie). Mais ce que ne voit pas Rawls (et c’est bien ce que Ricoeur lui objecte) c’est que le sens même de la Justice (que Rawls définit par l’impartialité, le sens de la réciprocité et l’esprit public), loin d’être un produit de la raison universelle en chacun, est déjà lui-même « informé » par une certaine conception du Bien, il s’appuie sur un socle culturel hérité du judéo-christianisme (la règle de réciprocité, par exemple, est une traduction de la règle d’or biblique qui nous invite à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse), en sorte qu’une conception purement procédurale de la justice et de l’institution de la Loi, qui prétendrait faire abstraction des valeurs morales sur lesquelles une communauté peut se cimenter, ne peut être, dit Ricoeur dans Le Juste, qu’une « vue de l’esprit », car le « Bien » et le « Juste » sont indissociables.

On voit par là même la difficulté de fonder la Loi en faisant abstraction de la Morale. Mais il faudrait se garder également d’absolutiser la Loi ou la Morale, comme si l’une ou l’autre étaient des « fins en soi ». L’une et l’autre ayant leur « limites », nous voudrions montrer, pour terminer, qu’elles sont elles-mêmes relativisées par l’ordre supérieur de la Grâce…


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