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De l’élitisme en politique

Publié le 15 avril 2008 par Scopes
Bill Buckley en 1965 (AP)


Vous l’avez remarqué, InblogWeTrust s’est fait quelque peu discret ces derniers temps ; il faut dire que, dans l’attente des primaires de Pennsylvanie (le 22 avril) puis de l’Indiana (6 mai), la campagne patine. Depuis près d’un mois, Barack Obama et Hillary Clinton essaient tous deux de séduire un électorat qualifié de crucial par les sondeurs, le mythique « travailleur blanc » (white working class American), clé des deux élections à venir. Tous les moyens sont bons pour s’attirer ses faveurs : publicités qui passent en boucle, appels téléphoniques, réunions en petits comités et… guerre des mots.
Dans une primaire sans enjeu idéologique –- le programme des deux candidats étant à peu de choses près équivalent --, le moindre geste ébauché, le moindre mot prononcé, peut prendre une importance considérable. Le dernier en date ? « Ressentiment » (bitterness), malencontreusement prononcé par Obama lors d’une réunion (privée) à San Francisco et rapporté par le blog libéral Huffington Post vendredi dernier.
« Comment expliquez-vous votre retard dans les sondages » en Pennsylvanie, et en particulier dans les régions centrales de l’Etat ?, lui demande un invité. La faute en reviendrait à "l'amertume" de la classe ouvrière de la région, laissée pour compte de la société post-industrielle et pour qui l’espoir (son slogan de campagne) n’est plus qu’un vain concept chaque jour par la réalité. D’ailleurs, ajoute Obama, « leur ressentiment n’est pas surprenant ». Ces victimes de la désindustrialisation ne croient plus aux promesses de la politique et des politiciens. En désespoir de cause, « ils s’accrochent (cling) aux armes à feu, à la religion ou à la xénophobie », derniers repères identitaires d’un monde qui vacille.
Les réactions n’ont pas tardé : Hillary le qualifie « d’élitiste » et de condescendant envers les Pennsylvaniens. Pour John McCain, l'amertume supposée de la classe ouvrière est en contradiction avec sa vision de l’Amérique, tournée vers le futur, pays d’opportunités où chacun peut saisir sa chance s’il s’en donne les moyens. Obama incarnerait donc ces élites libérales promptes à vilipender le petit peuple travailleur -- et conservateur -- depuis leur tour d’ivoire universitaire. Avoir prononcé ces remarques à San Francisco rajoute à l’affront : la ville est connotée « libérale » ou « pécheresse » voir « diabolique » dans l’inconscient américain, antithèse de cette Amérique profonde courtisée à l’heure actuelle par les deux candidats. Le libéralisme en lui même est un mot quasi tabou (le L-word) du débat américain depuis les années Reagan, trop connoté années 1960s, gauchisme et -- contrairement à la France -- étatisme.
La controverse en image, grâce à CNN
" Retrouvez toute l'actualité des Elections américaines tous les jours en direct sur CNN international"
Certes le choix des mots fut malencontreux (on ne « s’accroche » pas à la religion aux États-Unis…) ; certes, Obama a fréquenté les meilleures universités du pays (Columbia et Harvard). Mais on remarque tout de même un savoureux renversement des rôles. Un candidat noir, ancien « travailleur social » (community organizer) des quartiers Sud (ie. des ghettos noirs) de Chicago, inconnu du grand public l’année dernière encore, est taxé d’élitisme : c’est peut-être la principale réussite de la communauté Afro-américaine pendant cette campagne : elle sort du discours victimaires et/ou misérabiliste. Certains de ces membres peuvent eux aussi être perçus comme élitistes (donc membres de l’élite ?).
Ces attaques répétées contre le Sénateur de l’Illinois ne plaisent d’ailleurs pas à tout le monde : d’une part parce qu’il décrit une réalité reconnue par beaucoup sur le terrain, ce sentiment de laissé pour compte et d’amertume face à des perspectives économiques peu attrayantes et à des hommes politiques bien lointains -- ayant passé plusieurs semaines dans la région en 1998, InBlogWeTrust peut d’ailleurs en témoigner de visu. Clinton s’est fait sifflée hier alors qu’elle évoquait le sujet devant des syndicalistes.
D'autant que ses critiques paraissent peu crédibles à beaucoup : côté élitisme, l’ancienne Première Dame du pays -- diplômée de Yale, au départ soutenue par l’establishment démocrate et à la fortune récemment estimée à près de 100 millions de dollars -- n’est pas en reste. Le récent aveu de sa faiblesse pour la chasse et pour les chasseurs frise la démagogie. Et n’oublions pas John McCain, fils et petit-fils d’amiraux et sénateur depuis 22 ans.
Plus généralement, cette campagne qui s’éternise commence à lasser de nombreux démocrates qui ne comprennent pas pourquoi elle devient si amère et qui s’effraient de voir les Républicains piocher tranquillement dans la batterie de nom d’oiseaux déterrée par les deux candidats à l’investiture. A l'heure actuelle, McCain n'a même pas besoin de se faire entendre (la question même est houleuse: voyez le nombre de commentaires sur ce post!).
Certains ont l’impression d’en savoir un peu trop sur chacun des candidats. D’autres encore regrettent que cette guerre picrocholine ne fasse oublier la récession économique actuelle. Les derniers remarquent qu'Hillary n'a pas gagné grand chose en lançant cette dernière controverse.
Plus fondamentalement, le débat actuel autour du concept d’élitisme conduit à nous interroger sur le rôle des élites en démocratie – et sur la fonction qu’on leur accorde. Pour qui vote-on ? Pour celui dont on respecte le jugement, à qui l’on délègue sa souveraineté (conception traditionnelle du vote) ? Pour celui qui partage nos idées (dans le cadre d’une démocratie de parti) ? Ou pour celui qui nous ressemble (dans le cadre d’une société fragmentée) ? Les élites sont-elles nécessaires à la vie politique ? Qu’en faire ? Autant de questions qu’à notre sens, le débat politique devrait poser.
Scopes


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