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Sur la route du papier – Erik Orsenna

Publié le 04 avril 2013 par Bonnetvoyageur @Bonnetvoyageur

Sur la route du papier - Globe-T.

Le papier comme le coton ou l’eau n’échappe pas à la mondialisation…

Pérégrineur infatigable, Erik Orsenna rend hommage à son vieil ami le papier, cette « chère pâte magique de fibres végétales », « alliée de la mémoire » et « dépositaire de tous les anciens temps ».

Dans le troisième volet des Petits Précis de Mondialisation paru en février 2012, le lecteur se mue en passager Première classe d’un voyage de la Chine à la forêt canadienne, en passant par la Finlande, la Suède, la Russie, l’Inde, le Japon, l’Indonésie, Samarcande, le Brésil, l’Italie, le Portugal et la France. Cette enquête sur la route du papier, émaillée d’anecdotes et de rencontres avec les plus grands spécialistes, se plonge dans les souvenirs les plus anciens du papier, en évoque les technologies les plus modernes et l’avenir que l’on dit fragile et menacé…

Extrait :

« Comme pour me souhaiter bon voyage, un souvenir m’est revenu. Lorsque, début juillet, nous partions pour deux mois de Bretagne, le bonheur de retrouver ma chère île de Bréhat était gâché par l’obligation de quitter mes amis livres. J’avais beau ruser, cacher Les Trois Mousquetaires entre les cirés, le catalogue des Armes et Cycles de Saint-Etienne sous les bottes, Sans famille ou Le Bon Petit Diable au milieu des boîtes de confiture cinq kilos fraises et pommes ou prunes et pommes, ou pêches et pommes (pourquoi toujours de la pomme dans les confitures de l’après-guerre ?), mon père détectait infailliblement ces intrus et les renvoyait dans ma chambre.

- Mais qu’est-ce que tu crois ? Regarde par la fenêtre. Je n’ai pas un camion mais une Frégate.

C’est alors que, rituellement, ma mère s’exclamait, sans doute pour me consoler, et aussi pour humilier mon père dont elle avait une bonne fois pour toutes décidé que les connaissances historiques étaient nulles :

- Ma parole ! Erik se prend pour le vizir de Perse !

Je jouais la stupéfaction.

- Quel vizir maman ?

- Mais voyons, Abdul Kassem Ismaïl.

Internet n’existait pas à l’époque, je ne parvenais pas à en savoir plus sur ce Grand Vizir, relation personnelle de ma mère.

Son principal trait de caractère semblait être la passion qu’il éprouvait pour ses cent dix-sept mille livres. L’idée de se séparer d’eux un seul jour lui était insupportable.

Alors chaque fois qu’il se déplaçait, il les emportait. Ou plutôt, il avait confié cette tâche de confiance à quatre cents chameaux.

Mais le plus étonnant n’était pas là. Nombre de monarques et de présidents se font suivre en convois par leurs objets et courtisans favoris. Abdul Kassem Ismaïl avait le goût de l’ordre autant que des livres. En conséquence, les quatre cents chameaux avançaient selon l’ordre alphabétique des ouvrages dont ils avaient la charge.

Comme on s’en doute, ma mère ne laissait pas passer cette occasion d’une petite leçon de vie.

Soudain, elle soupirait à fendre l’âme.

- Quand je constate le désordre de ta chambre, je me dis que tu ne seras jamais vizir.

In petto, je jurais, bien sûr, de lui donner tort. Et, durant tout notre long voyage, je m’évadais de cette RN 12 qui nous menait vers l’Ouest, je rêvais de sable et d’oasis, de ma future bibliothèque nomade de cent dix-sept mille volumes. Quand mon premier chameau (livres AA à AC) atteindrait Saint-Hilaire-du-Harcouët, où en serait le 400e, celui des Z ? »

> Sur la route du papierPetit précis de mondialisation III – Erik Orsenna. Ed. Stock


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