Afin de ne pas laisser mes derniers propos sur l’énergie sans consistance, voici l’un des cours que je donne dans les différents dojos qui me font l’honneur de m’inviter. La circulation énergétique suit des principes universels relativement faciles à comprendre. Ce sont ces mêmes principes qui sont à la base même de tous les arts asiatiques, qu’ils soient martiaux ou non. Explications.
Les textes anciens des Chinois nous apprennent qu’il n’existe dans tout l’univers que deux forces, opposées et complémentaires. Ces deux forces ont deux actions : l’une est centrifuge (qui expédie la force vers l’extérieur, qui dilate, qui va en expansion) et l’autre est centripète (qui ramène la force vers l’intérieur, qui compresse, qui va en concentration). Ces deux forces, sont à la base de toutes choses. Les énergies subtiles et invisibles (les gaz ou la matière noire de l’univers par exemple) font partie de la première force. On ne voit pas ses éléments, mais sans eux rien ne fonctionnerait, comme c’est le cas pour la matière noire qui - selon la théorie générale de l’univers d’Einstein - permet la cohérence de l’univers. De l’autre côté, nous avons les énergies solides et visibles, comme toute la matière que nous voyons et touchons autour de nous, sans oublier nous-mêmes. Mais ces deux états ne sont que des états temporaires, car tout ce qui est concentré comme la matière palpable ne fait que passer et est appelé à changer d’état. Inversement, ce qui est subtil est appelé à se concentrer pour former du solide, comme les nuages de gaz sont à l’origine de nos galaxies, étoiles et planètes par un phénomène de concentration. Ces deux forces qui gouvernent donc tout ce que nous sommes et voyons (de nos cellules aux étoiles) ont été résumé à deux principes que les Chinois ont appelés Yin et Yang. Rien de mystique donc dans tout cela, mais une bonne dose d’observation de la nature faite il y a au moins 5 ou 6000 ans (pensez que le premier écrit sur l’acupuncture date d’il y a plus ou moins 4500 ans en arrière).
Passer d’un état à l’autre signifie qu’il y a mouvement. Ce mouvement ne se fait pas n’importe comment et encore moins en ligne droite. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la nature. Si on retire la bonde du lavabo lorsqu’il est plein, l’eau s’évacue dans un mouvement en spirale. Cette spirale (force de Coriolis) est due au mouvement de rotation de la Terre, rotation qui change de sens selon si on est dans l’hémisphère sud ou nord. La Terre tourne sur elle-même donc. Les planètes de notre système tournent autour de notre étoile, le soleil. Notre système tourne autour de la Voie lactée. Si on regarde notre galaxie, celle-ci tourne également en spirale autour d’un trou noir gigantesque. On peut facilement en conclure que le mouvement naturel est une force qui tourne et forme une spirale. En son centre, la force se concentre, vers les extrémités, la force à tendance à se disperser. Au niveau de la galaxie le trou noir géant qui se trouve au centre concentre à l’extrême et rien, pas même la lumière, ne lui échappe. Au bout de ses quatre bras, on constate que certains systèmes planétaires échappent à son influence pour partir dans le vide intergalactique. Pour se rendre compte de ce phénomène à notre échelle, serrez un objet dans votre main et tournez sur vous-même. Si vous tendez les bras et tournez, l’objet va avoir tendance à échapper à votre emprise. À l’inverse, si vous serrez l’objet contre votre ventre, celui-ci ne va quasiment pas bouger et ne demandera que peu de force pour le conserver en place. Voilà pour les deux forces. Mais votre centre n’est jamais tout à fait au même endroit, puisque dans l’univers tout tourne. Le mouvement qui tourne dessine alors en réalité une spirale.
Toute cette longue introduction pour quoi ? Tout simplement pour comprendre ce que sont finalement le Yin et le Yang. Ce n'est rien d’autre que le concept qui définit une force centrifuge et une force centripète, qui tournent en spirale, l’une vers l’extérieur et l’autre vers l’intérieur. Ces deux forces mettent en branle des mouvements et, selon les lois de la mécanique, tout mouvement dégage une énergie.
La spirale (ou Yin et Yang)
Observez maintenant les mouvements d’aïkido. Les déplacements commencent par senkaku, le triangle. Cela permet aux débutants de se stabiliser et de se construire. Mais senkaku n’est qu’une première étape (solide) qui permet d’éprouver la force, tâter le terrain et de développer des positions qui permettent d’entrer dans l’attaque de son partenaire. Le second mouvement qui suit est tenkan (lire l’article sur les pas et la marche en aïkido. Ce mouvement plus rond, permet de commencer à exprimer davantage de mobilité : un axe pivot sur une jambe et l’autre qui tourne autour. Irimi-tenkan forme un cran supplémentaire (plus subtil), ou le pied pivot va choisir son emplacement avant d’entamer la rotation du pied arrière. Le pied pivot est le Yang, la force centripète, et le pied qui tourne représente le Yin, la force centrifuge. Vous équilibrez ainsi en vous les deux forces opposées et complémentaires, sans aucun problème conceptuel. Votre corps le fait naturellement après quelques mois de pratique.
L’arrivée d’un partenaire dans l’équation complique un peu les choses. Celui-ci se déplace pour vous attaquer, sur une ligne droite. C’est une construction artificielle, car la ligne droite n’existe pas dans la nature. Incluez cette ligne droite dans votre périphérie, puis tournez sur vous-même pour recréer un mouvement en spirale, en déviant la ligne droite vers votre centre. La meilleure image qui vous parlera sans doute est shudan tsuki iriminage ou bien kotegaeshi. Une fois que vous avez ramené le partenaire en votre centre, le mouvement s’arrête de lui-même. Puis, vous relancez une spirale centrifuge en sens inverse, courte sur le poignet dans kotegaeshi ou longue sur iriminage. On le voit clairement, toute technique qui répond à un mouvement de spirale reproduit l’une ou l’autre (ou les deux à suivre) énergie qui régit l’ordre naturel des choses.
Le cercle (ou cycle)
Yin et Yang s’enroulent donc dans deux spirales opposées, mais complémentaires, car dans la nature chaque chose à un côté Yin qui s’oppose, mais vient compléter un côté Yang. Exemples : le jour et la nuit ; le chaud et le froid, le feu et l’eau, la femme et l’homme… Tout ce qui est Yin (subtil) va à un moment donné se concentrer pour devenir Yang. Tout ce qui est Yang (solide) va lui aussi se désagréger à un moment donné pour devenir Yin. La phrase « poussière, tu redeviendras poussière » exprime bien ce changement d’état. Yin et Yang forment donc à la fois un mouvement, mais aussi un cycle. Ce cycle recommence sans fin, mais les conditions évoluent et ce n’est jamais tout à fait le même. Les Japonais ont dans leur art, notamment dans leur peinture, su exprimer parfaitement ce cycle sans fin et jamais tout à fait le même en le représentant sous la forme d’un cercle qui ne se ferme pas. Ce cercle est, encore une fois, au cœur de nombreuses techniques d’aïkido. Prenez kaitenage et vous avez l’image même du cercle inscrit dans la technique. Ce cercle peut ne pas être totalement réalisé, mais juste à moitié. Lorsqu’on considère la trajectoire du coude ou du poignet de uke dans ikkyo par exemple, on perçoit la présence d’un demi-cercle. À différents niveaux (geste complet ou partie précise du corps), le cercle est présent dans bien des techniques.
L’onde (ou la vague)
Toute énergie qui circule le fait selon ses propres variations. Ces variations forment ce qu’on appelle une onde. Pour avoir une image claire, pensez à l’électricité. C’est un courant, c’est de l’énergie et elle possède une onde qui se mesure facilement. Dans tout mouvement, et donc dans toute onde, il y a des phases qui se succèdent : des phases hautes et des phases basses. Là encore pour avoir les idées claires, le mieux est de prendre comme modèle une courbe sinusoïdale. Cette circulation alternée est l’image même du mouvement qui rappelle les vagues de l’océan. En aïkido, ces variations de hauteur sont fréquentes. Par exemple, sur la saisie gyakuhanmi katatedori, aïte va chercher à faire varier les niveaux pour déstabiliser les repères de uke. En s’amusant un peu, on peut très bien amener uke au sol, puis le relever très haut, pour le redescendre juste après. Il est quasi-impossible de tenir une telle saisie (surtout pour un débutant) soumise à autant de variations de hauteurs. Mais il faut aussi comprendre la variation de notre onde comme des variations d’intensité.
Dans une technique, il y a des temps qui s’enchaînent à des rythmes différents. Si on réalise ikkyo du début jusqu’à la fin avec la même intensité, on casserait au minimum le coude. Or tout pratiquant va monter en puissance pour retourner le bras, puis diminuer sa puissance au moment du contrôle au sol. Nous avons donc bien une variation d’intensité dans le mouvement, variation représentée par notre courbe. Prenez une technique comme irimi direct au visage. Si la réponse est en ligne droite, son efficacité est moindre que si l’on adopte un mouvement en onde. Les enseignants disent d’ailleurs aux étudiants de créer un mouvement du bas vers le haut, puis vers le bas, pour former comme une vague. La variation d’intensité et de hauteur dans l’application de cette technique permet de préserver les cervicales du partenaire et de retourner n’importe qui sans l’abîmer. Par extension au principe de l’onde, si l’on augmente les extrémités de cette courbe, alors on développe des techniques mortelles en phase haute. En phases basses il se créé des vides dans lesquels on tombe sans pouvoir réagir, en douceur, mais efficacement. Les pratiquants de haut niveau passent leur temps à jouer sur ces variations, favorisant toujours avec l’âge les techniques qui aspirent, créent du vide, car elles sont totalement Yin (intérieures et sans besoin de beaucoup de force). Il suffit de se souvenir de la pratique de Tamura à la fin de sa vie pour le comprendre.
Le symbole du Tao
Pour résumer, l’énergie coule selon trois principes : deux forces opposées mais complémentaires à la fois qui tournent en spirale, forment un cercle (ou cycle), et s’expriment par des variations d’intensité (ou de hauteur) qui forment une onde (la vague). Ces trois principes n’en forment qu’un seul. Regardez maintenant le symbole du Tao (la voie).
Vous y trouvez deux forces opposées qui se repoussent l’une l’autre, mais contiennent le germe qui va les transformer en l’autre. Leur mouvement d’attirance-répulsion va créer une spirale. Cette spirale est circulaire, et c’est pourquoi ce symbole est inclus dans un cercle. Le cercle qui tourne forme un cycle sans fin, puisque les deux forces sont constamment en train de se former, de se repousser, de fusionner, et ainsi de suite. La ligne qui sépare les deux forces représente une onde ou une vague. O Senseï a dû méditer et travailler longtemps, car tout son art repose sur la vision de ces trois mouvements au sein du symbole du Tao (Do). En d’autres termes, il s’agit dans ce symbole de la voie qui permet aux deux énergies fondamentales de s’unir : aï-ki-do.
Cette explication n’est pas une lubie de ma part. Tout d’abord parce que, comme je le disais en introduction, tous les arts asiatiques sont basés sur ce principe qui est la clé de voûte de la philosophie extrême orientale. Pour l’approfondir, je vous engage à lire l’excellent article de Guillaume Erard qui interroge à ce sujet Henry Kono, le dernier élève de O Senseï (Yin and Yang in motion). Ensuite, il ne s’agit que des thèmes de base de la circulation énergétique. L’application des 5 éléments, des 8 diagrammes du Yiking et bien d’autres grilles de lectures vont amener plus de subtilité à la compréhension du Tao. Mais le symbole se suffit à lui-même pour comprendre l’essentiel de l'art d'O Senseï.
A la lumière de ces explications, vous allez pouvoir relire et revisiter toutes les techniques que vous connaissez. Plusieurs choses apparaissent alors. Que chaque technique recèle le début et la fin de l’aïki (l’union des énergies). Que les techniques les plus douces recèlent les possibilités les plus destructrices et inversement (principe Yin et Yang), car tout est dans tout. Que les techniques les plus efficaces sont celles réalisées à l’aide des forces centripètes-centrifuges et de leur harmonisation, du cercle et des variations d’intensité, les trois à la fois. Ces réalisations-là, rien ne peut les contrer. Enfin et surtout, toute la beauté technique de l’aïkido vous apparaitra et vous comprendrez qu’aucune technique définie par O Senseï n’est le fruit du hasard. Chacune d’entre elles a été longuement mûrie pour refléter les principes du mouvement énergétique.