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La lune et le soleil

Publié le 09 avril 2013 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 58 (nouvelle série)

A Solange et Claude,

Sans doute n’y a-t-il qu’en poésie qu’on puisse voir ensemble et tous deux illuminés le soleil et la lune… ou plutôt la lune et le soleil. Le poète ne s’est pas laissé abuser par l’aveuglante évidence de la prééminence du soleil, il a dans son titre mis la lune en premier, sans doute parce qu’on peut la regarder, elle, et voir ce que l’homme peut voir… Qu’on ne voie nulle forme de galanterie ringarde dans l’ordre de cette énonciation, car les mots se répartissent selon les genres grammaticaux et n’ont pas de sexualité ; sans oublier que l’identité "masculine" ou "féminine" varie d’une langue à l’autre (Die Sonne, Der Mond, par exemple).

Pierre Ménanteau s’amuse de les avoir mis en scène sous la forme d’un singulier couple de boulangers : monsieur soleil et madame lune, ou les époux lune-soleil unis et visibles seulement par un mécanisme de baromètre suisse. C’est bien monsieur qui logiquement allume les feux le premier et l’on observera qu’il ouvre ses travaux « surtout sur le coup de midi » ! Quand il décide qu’il a bien mérité le repos, c’est alors que madame lui succède dans l’ordre « du temps mesurable ». S’ensuit une interrogation profondément spéculative, sous-tendue par le changement de métier dans l’ordre opératif, puisque nous passons de la boulangerie au tissage. Suivons la navette… et son fil vecteur de haute vertu. Là, nos deux personnages ont quitté leur pétrin pour gagner leur identité d’Ulysse et de Pénélope… Et les prétendants s’évanouissent comme fantômes dans la nuit dès qu’un certain dieu resté jusque là en filigrane donne de la voix ! Cependant je reste sceptique sur la durabilité du règne final… à chacun d’en juger :

I

La boulange, au mois d’août, sent un peu le roussi.

Le maître boulanger a trop poussé la flamme :

Qu’importe qu’on réclame,

Il n’en a point souci.

Il enfourne surtout sur le coup de midi,

Puis étant de repos, il fait sortir sa femme :

« Ô lune, ma chère âme,

Prenez ma place ici,

 

Je vais dormir. Bonsoir. » Le jeu de cache-cache

D’heure en heure, sans fin, a noué cette attache

Dont la règle les tient.

Quelle main les lança dans le temps mesurable ?

Quel Parque a filé ce long fil incassable

Et serré le lien ?

II

Le tulle délicat

Que tisse ton courage,

Lune, est un bel ouvrage,

Mais regarde : là-bas

Le métier mieux tendu

Porte une autre navette

Qui, dès l’aube, projette

Un fil d’autre vertu,

Un fil si somptueux

Que dans la haute lice

Non, ce n’est plus Ulysse,

C’est l’image d’un dieu.

-   Beaux prétendants, dit-il,

Rejoignez vos métopes,

Et laissez Pénélope

Jusqu’à l’instant subtil

Où sa main reprendra

Dans le métier sans âge

Le reflet de l’ouvrage

Qu’accomplissent mes bras.

Tous les astres s’en vont

Vers leur lit invisible.

Il n’y a plus de cible :

Règne un accord profond.

Pierre Ménanteau (Le Boupère 22 décembre 1895 - Versailles 7 avril 1992), Légendaire pour un enfant poète, Seghers, 1962.


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