Pour J.-C. Michéa, le projet philosophique du libéralisme politique conduit à une fuite en avant dans la libéralisation de comportement.
Par Émilien Halard.
En lisant la quatrième de couverture de ce livre, je croyais que son auteur Jean-Claude Michéa entendait démontrer que le système économique libéral (libre échange, marché concurrentiel etc.) et le libéralisme culturel (la libération des mœurs) allaient de pair, l’un engendrant nécessairement l’autre et réciproquement.
En réalité, la thèse de l’auteur est bien plus modeste. Elle consiste à affirmer que les doctrines du libéralisme économique et du libéralisme culturel sont contenues en germe dans le projet philosophique du libéralisme politique né en réaction des guerres de religion des XVI et XVIIème siècle.
Si l’on s’en tient à cette thèse ainsi réduite, je dois dire que j’ai été en grande partie convaincu par l’auteur. Michéa explique en effet très bien comment les premiers penseurs libéraux, en cherchant à éviter l’horreur des guerres civiles idéologiques, ont choisi d’exclure la définition des valeurs morales de la sphère politique. M. Duchmol n’a pas forcément la même perception que M. Tartempion de ce qui est bien ou mal. Dès lors, si l’on veut éviter que Duchmol et Tartempion se fassent la guerre au nom du Bien, la seule solution semble en effet de garder à l’État le rôle le plus neutre possible. Dans cette optique, l’État se doit donc de ne pas prendre partie sur les questions morales qui divisent ses citoyens.
Toutefois, il est dur de régler la vie de la Cité sans un minimum de principes moraux. Aussi, en pratique, l’État libéral obéit aux principes moraux qui demeurent partagés par la grande majorité de ses citoyens. L’important est que la minorité contrariée dans ses convictions ne dispose pas de moyens suffisants, et ne soit pas suffisamment contrariée, pour déclencher une guerre civile. La thèse de Michéa est que lorsqu’une personne adhère à ce système de pensée libéral, il lui est toujours plus difficile de refuser de se plier à l’objection d’une minorité (minorité d’opinion morale ) et donc toujours plus difficile de reconnaître à un principe moral le droit d’animer l’action de l’État. L’auteur écrit ainsi : « Avec la configuration libérale du monde, (…) c’est la notion même de limite qui devient (…) philosophiquement impensable. »
Michéa donne l’exemple de la prostitution :
On sait qu’en Allemagne, où grâce à la gauche la prostitution est déjà devenue un métier comme un autre, certaines ouvrières licenciées par le Capital se sont vu logiquement proposer par l’ANPE locale, au titre de leur reconversion, l’emploi d’hôtesses de charme dans les nouveaux Eros Center. (…) Si (…) la prostitution est bien un métier comme un autre, il est logiquement inévitable que l’Éducation nationale prenne en charge, dès le collège, la formation des élèves désireux de s’orienter vers ce métier d’avenir (création des diplômes, définition des (…) épreuves d’examen destinées à valider les compétences acquises ; constitution enfin des corps d’enseignants et d’inspection (…).
Bien entendu, le projet philosophique libéral ne nie pas l’existence de valeurs morales. Il nie simplement à l’État le droit de les définir. Dès lors, c’est la société civile qui définit pour elle ces valeurs, ou plutôt c’est chaque membre de cette société civile qui les définit. La société civile ne disposant pas de la puissance étatique, c’est l’argent qui permet à chacun de ses membres de promouvoir les idées auxquelles il croit. Ainsi, l’intervention de l’État dans la vie économique constitue une ingérence dans la liberté de la société civile, et conduit indirectement l’État à biaiser le système que sa neutralité idéologique rend justement nécessaire. C’est pourquoi, le libéralisme économique est également une conséquence logique du libéralisme politique.
J’ai donc été, je le répète, en grande partie convaincu par la thèse de l’auteur.
Pourtant, là où le bât blesse, c’est qu’au fond tout cela importe peu : certes Michéa décrit avec brio la fuite en avant qui risque d’entraîner un simple adhérent du libéralisme politique modéré (neutralité idéologique de l’État) à une forme extrême de ce libéralisme politique et au libéralisme économique. Mais quand je regarde autour de moi, le moins que je puisse dire c’est que le monde dans lequel je vis n’est pas dirigé par des personnes dotées des convictions libérales que Michéa décrit.
En matière économique d’abord, si effectivement le libre échange progresse de plus en plus au plan international, dans le même temps les États ont des rôles plus que substantiels dans l’économie (poids fiscal, masse de fonctionnaires).
En matière culturelle ensuite, la libération des mœurs a pu apparaître en un premier temps comme un effet du libéralisme culturel (c’est-à-dire un approfondissement de la neutralité idéologique de l’État), aujourd’hui cependant elle se révèle être seulement un changement de l’idéologie animant l’État. Pour certaines valeurs, ce changement n’est d’ailleurs pas très surprenant, il n’est que la conséquence de l’évolution des valeurs portées par la majorité de la société civile. C’est ainsi que l’État français promeut ouvertement la contraception et la normalisation de l’homosexualité, à travers des subventions à des associations militantes, et à travers l’influence de l’Éducation nationale. Mais même sur des questions beaucoup moins consensuelles, telles la définition du racisme ou une certaine vision de l’Histoire de France, force est de constater que l’État sort sans complexe de sa soi-disant neutralité idéologique, au moyen encore une fois des armes de l’Éducation nationale et des subventions militantes .
En outre, même sur le simple plan des idées, de nombreuses personnes sont animées de convictions libérales en économie tout en étant clairement conservatrices sur les questions de société (songeons à la droite américaine), et réciproquement de nombreuses personnes « libérales » sur ces questions de société sont clairement interventionnistes en matière économiques. La fuite en avant décrite par Michéa n’est donc pas une fatalité, loin de là. Par ailleurs, il existe effectivement, en France et ailleurs, un courant de pensée libéral-libertaire (qui compte peut-être dans ses membres l’ancien député Alain Madelin). C’est ce courant de pensée qui est analysé dans ce présent livre, mais à ce jour ce courant est loin de représenter les convictions de la majorité de nos élites.
En définitive, la thèse de l’auteur (la fuite en avant dans la libéralisation de comportements autrefois considérés comme répréhensibles) ne me semble pertinente que pour expliquer certains moments historiques (libéralisation de la contraception par la loi Neuwirth, PACS etc.) ou pour certains comportements précis (la tendance actuelle de libéralisation de la drogue et de l’euthanasie), pas pour expliquer le mouvement global de notre société.
Enfin, il est dommage que Michéa n’ait pas plus cherché à analyser quelles sont les conséquences induites par le système économique libéral lui-même sur les principes moraux animant la société civile. Il aborde bien la question de l’impact négatif de la mobilité croissante des travailleurs (indispensable à un marché vraiment concurrentiel) sur la vie sociale de ces travailleurs et la cohésion sociale de la société dans son ensemble. Et cela est très intéressant. Mais il y aurait sans doute beaucoup plus à dire.
En 2008, Jean-Claude Michéa a publié un second livre intitulé La double pensée. Retour sur la question libérale pour compléter le présent Empire du moindre mal. Peut-être y trouverai-je les réponses que j’ai cherchées en vain dans ce livre…
• Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal, Flammarion, 2010, 205 pages.