De l'île ou de Miami, nous restons cubains tout court, le régime communiste à Cuba ne pourra pas nous séparer.
Par Yoani Sanchez, depuis la Havane, Cuba.
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Je suis devenue toute rouge, j’oubliai le peu de langue allemande que je connaissais et je lui répondis dans mon meilleur espagnol du Centre de La Havane : « Mon ami je suis du Cuba de José Marti ». Notre brève conversation s’arrêta là. Mais tout le reste de ce voyage et tout le reste de ma vie j’ai gardé à l’esprit cette anecdote. Je me suis souvent demandé ce qui avait conduit ce berlinois, et tant d’autres personnes dans le monde, à voir les cubains de l’intérieur et ceux de l’extérieur de l’île comme deux mondes séparés, deux mondes irréconciliables. La réponse à cette question fait aussi partie de mon travail sur le blog Generacion Y. Comment a-t-on pu diviser notre nation ? Comment se fait-il qu’un gouvernement, un parti, un homme au pouvoir aient pu s’attribuer le droit de décider qui devait avoir notre nationalité et qui ne le devait pas ? La réponse à cette question vous la connaissez mieux que moi. Vous qui avez vécu la douleur de l’exil, vous qui le plus souvent êtes partis avec seulement les vêtements que vous portiez sur vous. Vous qui avez dit adieu à vos familles, que souvent vous n’avez jamais revues. Vous qui avez essayé de préserver Cuba, l’unique, l’indivisible, la complète dans vos esprits et dans vos cœurs.
Mais moi je continue à me demander : Que s’est-il passé ? Comment se fait-il que l’ethnonyme de cubain soit devenu quelque chose de lié à des considérations idéologiques ? Croyez-moi, lorsque l’on est né et que l’on a grandi avec une seule version de l’histoire, une version amputée et arrangée de l’histoire, on ne sait pas répondre à cette question. Par chance il est toujours possible de se réveiller de l’endoctrinement. Il suffit qu’un jour une question, telle un acide corrosif, vous passe par la tête. Il suffit de ne pas se cantonner à ce que l’on vous a dit. L’endoctrinement est incompatible avec le doute, le lavage de cerveau prend fin lorsque ce même cerveau se met à s’interroger sur les phrases qu’on lui a apprises. Le processus du réveil est lent, il débute par un étonnement, comme si tout à coup on distinguait les coutures de la réalité. C’est ainsi que dans mon cas tout a commencé. J’ai été une pionnière banale, vous le savez tous. J’ai répété chaque matin de l’école primaire ce slogan : « Pionniers du communisme, nous serons comme le Che ». J’ai couru une infinité de fois vers un refuge avec un masque à gaz, tandis que mes maîtres m’assuraient que nous serions bientôt attaqués de quelque part. Je les ai crus. Un enfant croit toujours ce que lui disent les adultes. Mais il y avait certaines choses qui ne collaient pas. Il y a un détonateur à tout processus de recherche de la vérité. Un instant ou une pièce ne cadre pas, où quelque chose n’est pas logique. Et cette absence de logique, elle était en dehors de l’école, elle était chez moi, dans mon quartier. Je ne comprenais pas bien pourquoi si ceux qui étaient partis sur le Mariel étaient les « ennemis de la patrie », mes amies étaient tellement heureuses lorsqu’elles recevaient des vêtements ou de la nourriture envoyés par des parents exilés. Pourquoi ces voisins qui avaient été renvoyés par un acte de répudiation de l’immeuble de Cayo Hueso où j’étais née, étaient ceux qui pourvoyaient aux besoins de leur vieille mère restée là et qui offrait une part de ces envois à ceux-là mêmes qui avaient jeté des œufs et des insultes à ses enfants ? Je ne comprenais pas. Et de cette incompréhension, douloureuse comme tout accouchement, est née la personne que je suis aujourd’hui.
C’est pourquoi, quand ce berlinois qui n’avait jamais été à Cuba a essayé de diviser mon pays, j’ai sauté comme un chat et je lui ai fait face. C’est pourquoi je suis ici aujourd’hui devant vous pour essayer de contribuer à ce que jamais plus on puisse nous diviser entre un type de cubain et un autre. Nous aurons besoin de cela pour le Cuba du futur et nous en avons besoin dans le Cuba actuel. Sans vous notre pays n’est pas complet, il est comme une personne dont on aurait amputé les extrémités. Nous ne pouvons pas permettre qu’on continue à nous diviser. Tout comme nous luttons pour habiter un pays où soient autorisés les droits d’expression, d’association et tant d’autres dont on nous a privés ; nous devons faire tout – le possible et l’impossible- pour que vous retrouviez ces droits qui à vous aussi ont été enlevés. Car il n’y a pas un « vous » et un « nous »… il n’y a qu’un « nous ». Ne permettons pas qu’ils continuent à nous séparer.
Je suis ici parce que je n’ai pas cru à l’histoire que l’on m’a racontée. Comme beaucoup d’autres cubains qui ont grandi sous une seule « vérité » officielle, nous nous sommes réveillés. Nous devons reconstruire notre nation. A nous seuls nous ne le pouvons pas. Ceux qui sont présents ici –comment ne le sauriez-vous pas ?- ont aidé beaucoup de familles de l’île à servir un repas sur la table de leurs enfants. Vous avez tracé votre voie dans des sociétés où vous avez dû tout recommencer à zéro. Vous avez porté Cuba avec vous et vous en avez pris soin. Aidez nous à le réunifier, à abattre ce mur qui à la différence de celui de Berlin n’est pas fait de briques et de béton, mais de mensonges, de silences et de mauvaises intentions.
Dans ce Cuba dont nous sommes nombreux à rêver il ne sera pas besoin de préciser à quel type de cubain on appartient. Nous serons cubains tout court, cubains point barre, cubains.
(Texte lu lors d’une réunion à la Tour de la Liberté, Miami, Floride, le 1er avril 2013)
Traduit par Jean-Claude Marouby