L'utilisation des lingettes pour nettoyer le siège des nourrissons s'est largement développée et banalisée depuis une vingtaine d'années. Il est vrai que l'usage de ces tissus imprégnés et parfumés semble plutôt agréable afin de combattre, lors des changes pluriquotidiens, des senteurs naturelles mais plus incommodantes. Cette technique représente aussi un gain de temps pour les parents les plus pressés ou ceux qui souhaitent se simplifier la vie quotidienne grâce aux progrès de l’industrie cosmétique.
Pourquoi un tel succès des lingettes ?
Petit rappel technologique : Une lingette est un petit morceau (d’où le suffixe «ette») de tissu imbibé d'un ou plusieurs produits qui ont pour fonction de nettoyer sans eau ajoutée. Une lingette c'est doux, c'est mignon et ça sent bon. La lingette s’est d’abord imposée, à partir de 1994, dans deux secteurs différents des soins du corps : l'univers du bébé et celui des fruits de mer. Sous la forme de « Câlinettes » pour les petits fessiers sensibles et de rince-doigts des restaurants, les lingettes étant déclinées en deux versions, la lingette aux senteurs de fleurs d'un côté et celle au citron vert de l'autre. Elles sont devenues ainsi toutes deux indispensables aux fesses des nourrissons et aux amateurs de crustacés.Ces succès grandissants ont permis d’étendre leur gamme à de multiples usages inutiles et relevant surtout du gadjet : nettoyantes, dépoussiérantes, détachantes, déodorantes, démaquillantes, auto-bronzantes ou au contraire à protection solaire, rafraichissantes, détente des pieds, hygiène intime, nettoyage des lunettes et des écrans d’ordinateurs, toilette du toutou et donc celles qui nous intéressent ici, les lingettes pour bébés.
Le marketing des distributeurs de cosmétiques a su faire preuve d'arguments très convaincants et d'imagination débordante. On peut par exemple lire sur certains sachets que ces lingettes contiennent de "l'eau nettoyante"...quelle surprise car on aurait eu du mal à imaginer que l'on ait inclus de l'eau salissante... On a aussi le choix entre les lingettes hydratantes, nettoyantes, débarbouillantes, adoucissantes, sans oublier les incomparables «sensitives». La caution des autorités sanitaires est de plus souvent mise en scène. ll est volontiers indiqué que la composition des lingettes a été "formulée sous contrôle médical" et qu'elle ont été "testées sous contrôle pédiatrique". Elles sont bien sûr donc aussi toutes par définition « hypoallergiques ». On peut donc les acheter les yeux fermés.
Mais même en ouvrant bien les yeux, il paraîtrait difficile au consommateur lambda de savoir ce que contiennent exactement ces douces lingettes. Leur composition est transcrite en tout petits caractères comme s'il fallait décourager les fouineurs de satisfaire une curiosité mal placée. De toute façon, en insistant, on arrive à déchiffrer une liste rébarbative de dix à quinze composés différents dont les noms génériques sont bien sûr du chinois pour tout un chacun.
Et puis pourquoi se casser la tête puisque ces lingettes sont distribuées gratuitement dans certaines Maternités, au sein de multiples autres produits de consommation de la petite enfance dans des valisettes, des sacoches et autres pochettes surprises. Ceci permet à ces lieux de naissance (publics et privés confondus) de recueillir quelques subsides de généreux partenaires qui se sont ainsi fait une publicité à peu de frais en espérant conquérir une future clientèle. La caution d'une Maternité parait bien évidemment une garantie de qualité et de sûreté pour des parents qui ont fait confiance aux équipes travaillant dans le lieu où elles ont décidé de voir naître leur enfant.
L'un des groupes les plus anciens de distribution de cadeaux de naissance est "La Boite Rose" qui, "depuis plus de 60 ans" se propose "d'accompagner les mamans". Les accompagner cela signifie leur dire quel produit choisir pour bébé. Ceci avec l'aval des professionnels de santé comme on le lit sur le site : "Votre coffret est distribué dans la plupart des maternités et dans certaines régions chez votre sage-femme libérale, votre pédiatre ou votre PMI."
Cependant la concurrence est rude et le groupe Primavista a su aussi investir les lieux de naissance grâce à la "tradition de la photo en maternité". Il revendique ainsi désormais un passage dans 65% des maternités françaises. Tout est déjà programmé dès le début de la grossesse sur la vitrine Internet du groupe "etreenceinte.com". Dès la naissance de bébé, on donne ensuite dans la distribution philanthropique de trousses contenant bons de réduction, échantillons, guide postnatal remis à la mère par le personnel de sa maternité.
Même les grandes surfaces se sont mises au gout du jour en distribuant des valisettes aux futures accouchées avec tout ce qu'une future mère pourrait, à leurs yeux, rêver de mieux pour rendre encore plus beau, plus propre le bébé à naître. C’est quoi ces paquets-cadeaux offerts par les enseignes de grande distribution, ce sont généralement des lingettes, des couches, des petits pots, des céréales, des crèmes, du gel douche, de la lessive, des bons de réductions, des échantillons divers et variés...
Cette infiltration de l'industrie du cosmétique dans le monde médical et paramédical est donc nécessaire pour pouvoir gagner la confiance du parent consommateur, voire du médecin prescripteur comme dans l’exemple suivant.
On peut trouver ainsi, en 2006, dans une prestigieuse revue pédiatrique française de référence une étude (1) très sérieuse qui vante les qualités des lingettes en général mais plus spécialement d'une marque précise et très connue qui se distinguerait nettement du lot.
En voici le résumé : "Parmi tous les produits cosmétiques utilisés pour la toilette du siège des nourrissons, les lingettes présentent un intérêt majeur tant dans la prévention de l'érythème fessier que pour leur bonne tolérance. Elles ne sont, cependant, pas toutes équivalentes. L'étude d'une lingette ayant un pouvoir tampon montre qu'elle a la capacité à ramener le pH cutané à son niveau physiologique protecteur plus vite que l'eau et le savon ou d'autres lingettes. De plus sa tolérance est équivalente à l'eau et est parfaitement compatible avec des peaux atopiques qui sont spécialement sensibles. Toutes les lingettes n'ont pas la même capacité de soin protecteur vis-à-vis de l'érythème fessier et le professionnel peut s'appuyer sur des études cliniques pour faire sa recommandation." Tout est dit dans cette dernière phrase, le médecin ou le pédiatre qui a lu cette étude ne peut que recommander cette lingette haut de gamme, cautionnée par une revue pédiatrique à la réputation de sérieux scientifique indiscutable.
On aimerait aussi savoir si, par hasard, l'auteur n'aurait pas quelques petits conflits d'intérêt avec le fabricant, tellement ces louanges paraissent dithyrambiques ? On peut se douter de la réponse lorsque l'on découvre que le même auteur a participé trois ans plus tard à une autre étude (2) portant sur la bonne tolérance d'une marque de couches du même groupe international fondé par messieurs Procter & Gamble.
Quels sont les risques de ces lingettes ?
Qui regarde vraiment ce que contiennent les lingettes pour bébés ? C'est l'association C2DS (Comité pour le développement durable en santé) qui s’est permis, en juillet 2008, de regarder plus précisément ce que l'on appliquait sur les fesses des nouveau-nés puisque devant la présence très habituelle de phénoxyéthanol et de parabens dans ces lingettes, une alerte a été déposée auprès de l'ex-AFSSAPS, devenue depuis ANSM.
Pourquoi déclarer la guerre à ces deux molécules chimiques incluses dans la majorité des lingettes pour bébés en particulier et des cosmétiques en général ?
1. Les parabens seront les premiers à être mis en examen puis condamnés. Il s'agit d'une famille de produits chimiques, dérivés de l’acide parahydroxybenzoïque (D’où le terme de para-ben). Ils sont utilisés pour leurs propriétés antimicrobiennes comme conservateurs dans de nombreux cosmétiques et des médicaments.
Leur risque allergisant était déjà reconnu de longue date et mentionné sur les notices. En 2004, s’ouvre une controverse sur l'utilisation des parabens en raison de leur capacité à activer les récepteurs des œstrogènes avec un mécanisme qui est de type « perturbateur endocrinien ». Cette activité secondaire et indésirable pourrait induire une possible action sur la fertilité et les tumeurs œstrogèno-dépendantes, comme le cancer du sein. Une chercheuse de l'université de Reading, Philippa Darbre (3) avait en effet retrouvé des parabens dans des biopsies de tumeurs du sein. Malgré les insuffisances méthodologiques de l'étude, reconnues largement y compris par l'auteur de la publication, l'agence a pris en compte ce signal d'alerte. D’autres publications de la même équipe (4) ont cependant ensuite conforté cette hypothèse en particulier une étude qui met en évidence de plus forts taux de propyl-parabène dans le tissus mammaire du quadrant axillaire des tumeurs du sein analysées (secteur le plus proche des zones d’applications des déodorants).
Le débat scientifique à propos de la toxicité et des effets cancérigènes probable des parabens pousse les Députés français à voter leur interdiction en mai 2011, en même temps que celle de deux autres perturbateurs endocriniens, les phtalates et les alkylphénols (Loi Lachaud).
L'ANSM publie alors une mise au point actualisée des connaissances sur les parabens à la suite de cette interdiction, en continuant d’autoriser l’utiliser les 400 médicaments contenant des conservateurs à base de parabens absorbés alors par voie orale.
2. Le phénoxyéthanol fait partie de la famille des éthers de glycol qui regroupe des dizaines de produits chimiques. Les éthers de glycol sont utilisés surtout comme solvants dans l'industrie chimique et de nombreuses molécules ont une toxicité chronique reconnue chez les ouvriers qui les manipulent régulièrement.
Le phénoxyéthanol est utilisé comme conservateur (taux maximum toléré 1%) dans de nombreux produits cosmétiques, dont les lingettes pour bébés. Son nom de code est EGPhE (ce qui signifie éthylène glycol phényléther), sigle énigmatique peu évident à déchiffrer pour le consommateur de base.
A la suite de l'alerte lancée par l'association C2DS, mentionnée plus haut, un rapport très complet a été rédigé par les Afssapiens, publié en mai 2012 et disponible en ligne pour les curieux à cette adresse
Que nous disent les toxicologues ès-lingettes sur la molécule incriminée ?- que celle-ci est absorbée par la peau et pas qu'un peu (entre 40 et 80% selon que le produit cosmétique est rincé ou laissé in situ)- qu'elle va se promener dans le foie puis dans les urines en bouclant donc la boucle, si l'on peut dire.- que chez le pauvre animal de laboratoire, elle a des actions hépatiques sur certaines constantes et peut donner des anémies hémolytiques.- que le même phénoxyéthanol a peut-être, toujours chez l'animal, mais en plus femelle engrossée, des effets sur le poids et la mortalité de leurs petits à naître.- pas d'études connues chez l'homme, hormis des cas ponctuels d'intoxications aiguës avec signes neurologiques.
La conclusion pratique de nos toxico Afssapiens, c'est que :
- on peut continuer chez l'adulte à se parfumer au phénoxy à condition de ne pas dépasser les 1%. Ce serait pour eux "acceptable", bon si on nous le dit…- par contre chez le jeune enfant, avant 3 ans, la dose absorbée pouvant être majorée, on recommande zéro phénoxy pour les lingettes et pas plus de 0,4% pour les autres produits de beauté bébé et divers "sentbon".
Tout cela parait un minimum lorsque l'on sait que la minceur de la peau d'un nourrisson majore l’absorption trans-cutanée de tout ce que l'on y dépose, qu'un érythème fessier rend cette peau encore plus perméable et que le change complet qui enveloppe le tout a un effet occlusif qui décuple l'absorption.
La toxicité animale n'est bien sûr pas une preuve absolue de la toxicité chez l'homme pourrait-on objecter avec justesse. Mais le bénéfice du doute doit profiter non pas à l'accusé, le phénoxyéthanol, mais à la victime potentielle, le bébé.
Et personne ne pense à parler, chez nos toxicologues distingués, de la femme enceinte. Si elle s'applique des crèmes dites de beauté plus du gel sur le cuir chevelu et des lotions anti-transpirantes sous les aisselles, contenant parabens et phénoxyéthanol, qu'est qu'il en pense le fœtus ? Est-ce qu'il ne risque pas d'en garder des traces à long terme?
Quels bénéfices pour le consommateur de lingettes-bébés ?
Elles sont pratiques, c’est vrai. Il est rapide d'attraper la «Calinette» et de l'appliquer sur la surface rebondie à traiter. Elle est prête à l’emploi et aussitôt après utilisation, il suffit de la jeter à la poubelle. De plus certaines lingettes en emballage individuel peuvent être facilement transportées. On peut les utiliser sans point d’eau à disposition. Quel autre service rendent ces lingettes, sinon de parfumer le popotin de bébés dont les mères ont l'odorat sensible avec en prime une facilité d'utilisation. On nettoie vite fait, on jette, ça sent la violette et on n'y pense plus.
Sur le plan écologique, les lingettes de tous types ne sont pas vraiment bénéfiques pour l’environnement. Elles peuvent paraître plus écologiques en permettant de faire des économies d’eau. C’est faire l’impasse sur le fait qu’elles produisent chaque année des tonnes de déchets comme tous les produits jetables qui sont devenus à la mode. Une étude belge du CRIOC (5) estime à 58 kg les déchets supplémentaires par foyer et par an, dont 55 kg non recyclables, si ces lingettes sont utilisées de façon globale pour le nettoyage de la maison et l’hygiène corporelle. Si on n’utilise ces lingettes uniquement pour nettoyer bébé, sur la base de 10 unités par jour, cette famille va produire environ 23 kg de déchets par an, en ayant déboursé la modique somme de 213 €. En plus des lingettes elles-mêmes, la poubelle va récolter aussi l'emballage, produits qui sont rarement recyclables. Les lingettes enfin sont polluantes puisqu’elles ne sont pas non plus recyclables, même si certaines marques se targuent de délivrer des tissus à base de fibres biodégradables. Il ne faut pas oublier qu’elles sont surtout imbibées de produits polluants pour la nature voire parfois toxiques pour les lingettes de nettoyage.
La diffusion et la banalisation des lingettes à tout faire constituent donc un exemple remarquable de "matérialisation" de la consommation. J’achète, je consomme et je jette aussitôt le produit, sans me soucier de l’amont (coût de fabrication du produit) et de l’aval (devenir du produit).
Sur le plan économique, le consommateur ne s’y retrouve pas forcément non plus car les lingettes finissent au fil du temps par revenir plus chères que leurs équivalents traditionnels (entre 4 et 9 centimes d’Euros pièce pour les lingettes bébés selon les marques).
Le bénéfice du consommateur parait donc minime par rapport à ceux qui sont engrangés par les producteurs de ces produits nettoyants et odorants devenus trop courants. Ils font mentir l’adage qui voudrait que l’argent n’ait pas d’odeur.
La vie vaut-elle d’être vécue sans lingettes ?
Je dirais donc plutôt oui sans avoir peur d'être traité de "réac" par ma gauche ou "d'écolo-gaucho " par ma droite. Il ne s’agit pas de revenir à l'âge de pierre ni de la lampe à pétrole pour cela. L’hygiène en puériculture a fait des progrès incontestables dès la seconde moitié du XXème siècle sans attendre l’arrivée des lingettes. Il n’y a rien de ringard à affirmer que des générations ont su entretenir le bon état du postérieur de leurs nourrissons avec de l’eau, du savon et des changes fréquents.
Pourquoi ne pas continuer à n’utiliser pour ces soins d’hygiène que le gant de toilette propre ou des carrés de coton avec de «l'aqua simplex» et un peu de savon sans savon ("syndets") en pains dermatologiques ou liquides ? Accordons aux puristes le privilège de choisir des lingettes lavables en tissu à utiliser avec de l'eau ou du liniment oléo-calcaire à la place du savon.
Il parait raisonnable de réserver éventuellement les lingettes jetables à des circonstances particulières et ponctuelles (déplacements, voyages, visites…), à des moments où elles sont effectivement parfois pratiques. Mais de toute façon, la précaution du rinçage de la peau après leur application parait indispensable pour minorer l'absorption des produits dont elles sont imprégnées.
Les lingettes jetables ont été pratiquement toutes débarrassées de leur parabens mais certaines contiennent encore du phénoxyéthanol qui devrait être proscrit rapidement... Mais il est à craindre que ce feuilleton de toxicologie ne se termine pas là, d’autres dangers menacent encore les "acros" aux lingettes. Des allergènes (huile d’amandes douces) persistent encore parfois, sous prétexte de produits «naturels». D’autres molécules rentrant actuellement dans leur composition ou intégrées dans les années à venir se révéleront surement un jour ou l’autre potentiellement nocives et un nouvel épisode sera à rajouter à cette saga.
Dominique LE HOUEZEC
(1) PERICOI Marc. Études cliniques et tolérance des lingettes chez les bébés atopiques. Archives de Pédiatrie. 2006; 13, Supplément 3 : 10–13
(2) ADAM R, SCHNETZ B, MATHEY P, PERICOI M, de PROST Y. Pediatr Dermatol. 2009;26(5):506-513
(3) DARBRE PD et all. Concentrations of parabens in human breast tumours. J Appl Toxicol. 2004;24(1):5-13.
(4) DARBRE PD et all. Environmental oestrogens and breast cancer: evidence for combined involvement of dietary, household and cosmetic xenoestrogens. Anticancer Res. 2010;30(3):815-27.
BARR L et all. Measurement of paraben concentrations in human breast tissue at serial locations across the breast from axilla to sternum. J Appl Toxicol. 2012; 32(3):219-32.
(5) CRIOC (Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs). 20 Boulevard Paepsem - 1070 Bruxelles -