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Les Français n'ont rien à gagner à devenir des anglophones de seconde zone

Publié le 17 avril 2008 par Roman Bernard

Ayant reçu aujourd'hui deux courriels de personnes de mon entourage à ce sujet, je me dois de réagir avec retard au véritable scandale que constitue la candidature de Sébastien Tellier pour la France à l'Eurovision, qui y chantera en anglais. Je médite le titre de ce billet depuis que la ministre chargée de l'enseignement supérieur et de la recherche, Valérie Pécresse, a déclaré qu'il existe en France un " tabou de l'anglais ", alors que les murs des rames et stations de métro, à Paris comme en province, sont tapissés de publicités pour l'institut de formation Wall Street Institute. Cette déclaration absurde avait fait réagir des blogueurs aussi divers que Jean Quatremer, Pierre Assouline ou Le Chafouin, qui tous s'accordaient pour contester la vision de la ministre.

Prenant le prétexte d'un réel problème - le faible niveau des Français en langues étrangères - et d'une évidence - le primat de l'anglais dans les relations internationales -, Valérie Pécresse, qui a déjà trouvé le moyen de céder au chantage de l'UNEF sur l'indispensable sélection à l'entrée de l'Université, estime que cette dernière devrait dispenser non pas seulement des cours d'anglais, mais également des cours en anglais, sur le modèle des Pays-Bas, des pays scandinaves et de la Finlande, où l'enseignement supérieur est assuré en langue anglaise, au préjudice des langues nationales, curieusement exclues.

Prendre modèle sur des pays si morts linguistiquement que leurs immigrés, d'où qu'ils viennent, n'éprouvent même pas le besoin d'apprendre la langue du pays et lui privilégient l'anglais semble pour le moins farfelu. On ne voit en outre pas en quoi la France, qui au contraire des pays précités a le privilège d'être le foyer d'une langue internationale, présente sur les cinq continents et portée par une culture qui faisait naguère l'admiration des élites intellectuelles du monde entier, aurait un quelconque intérêt à faire de l'anglais son outil exclusif d'ouverture sur le monde.

On peut à raison inviter les Français à apprendre davantage l'anglais -ainsi que l'arabe, le chinois, l'espagnol et le russe d'ailleurs- sans pour autant s'interdire de s'exprimer en français sur la scène internationale. Ce n'est pas ce qu'a voulu Sébastien Tellier apparemment, lui qui ne veut " faire que des disques sexy ". " Sexy ", ou plutôt commerciaux, puisque c'est l'argument le plus fréquemment employé pour justifier que des Français chantent en anglais.

Que des artistes veuillent chanter dans la lingua franca du monde contemporain pour toucher un plus large public et ainsi engranger davantage d'argent ne me choquerait pas si l'on n'en faisait pas un motif de fausse fierté nationale, comme pour Daft Punk par exemple. Lorsque le magazine américain Time avait publié un dossier incomplet, superficiel et néanmoins implacable sur le déclin culturel de la France, en novembre dernier, Le Figaro, qui passe pourtant pour un journal attaché à la culture française, avait compulsivement et mimétiquement répliqué par l'exemple éculé de Daft Punk. Je ne suis pas un fan d'electro, et ne discuterai pas ici la valeur artistique de la création de ce groupe, mais à mon sens, posséder la carte nationale d'identité n'a rien à voir avec la promotion de la culture française. Samuel Beckett et Milan Kundera, sans être français, ont plus fait pour la France et sa culture qu'un groupe qui est présenté comme français mais ne le ressent pas assez intimement pour chanter dans la langue de son pays natal.

Ajoutons que, si c'était vraiment la " French touch " qui valait au groupe son succès mondial, rien ne lui interdirait de chanter en français, tout en gardant son public. Non, ces Français qui, enjambant un Hexagone jugé étriqué, veulent s'exprimer en anglais à l'international, ne peuvent raisonnablement être considérés comme des serviteurs de la culture française. C'est sans doute le dernier de leurs soucis.

Mais, ce qui me semble plus grave, rien ne dit que les Français aient à gagner quoique ce soit à cet alignement sur la culture anglo-saxonne, d'abord parce que, ce qui paraît évident, ils perdraient aux yeux du monde ce qui constitue leur principal atout : le français, qui n'est pas seulement la porte d'entrée de la culture française mais également un système de valeurs et un outil original de représentation du monde.

Au surplus, la faiblesse avérée des Français en langues étrangères devrait nous rendre sceptiques sur leur capacité à se hisser à la hauteur des Anglo-Saxons. On cite en exemple un groupe qui domine l'electro, genre musical où les paroles sont réduites à leur plus simple expression, mais combien de Français sont écrivains, penseurs ou éditorialistes de langue anglaise ? Peu, même si quelques exemples d'universitaires français très appréciés sur les campus d'outre-Manche et d'outre-Atlantique viennent me démentir. L'exception qui confirme la règle, comme le dit le bon sens populaire.

Exception qui ne suffira en revanche pas à me faire penser que l'essentiel du peuple français s'exprimera toujours mieux en français qu'en anglais, et moins bien en anglais que les anglophones eux-mêmes. Quel intérêt auraient donc les Français à devenir des anglophones de seconde zone ? Bien qu'ils s'en défendent, de nombreux Français, dont beaucoup sont suffisamment aliénés pour se croire anti-américains, présentent une véritable fascination, pour ne pas dire une totale sidération face à la langue anglaise. En dépit du fait qu'ils ne parlent souvent qu'un anglais superficiel, ils en viennent à adjoindre à ce qui fut leur langue maternelle des anglicismes aussi innombrables qu'inutiles. Quel besoin, par exemple, de parler des " people ", expression qui n'est même pas utilisée par les Anglo-Saxons eux-mêmes ?

Il y a en France un véritable courant de pensée, transpartisan car propre à une certaine bourgeoisie, qui vise à ringardiser tout ce qui est relatif à la France, à commencer par sa langue, qui en est la première et l'ultime expression. Dans certains cas, on mythifie l'Amérique, dans d'autres, l'Union européenne - qui, comme le pressentait le général de Gaulle, est devenue le cheval de Troie de la culture anglo-saxonne sur le Vieux Continent -, ou encore les pays du Tiers-Monde, idéalisés.

Jamais en revanche, on n'évoque une cause qui s'appelle la Francophonie, qui a le mérite d'ouvrir la France au monde tout en lui permettant d'assurer la défense de sa langue, que je tiens pour son bien le plus précieux. À l'évocation de la Francophonie, ces Français qui cultivent la haine de soi répondent au mieux par un sourire amusé, au pire par un " réac' ", l'insulte proférée par tous ceux qui prennent le progrès pour de la décadence, et inversement. Certains, plus nuancés, avancent l'idée selon laquelle la Francophonie est un combat " d'arrière-garde ". Cela serait vrai si la Francophonie se limitait à la défense et à la promotion de la langue française.

En fait, comme l'explique régulièrement Abdou Diouf, ancien président du Sénégal et Secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie, il s'agit moins de défendre le français contre l'anglais que de contribuer à faire émerger un monde multipolaire. Abdou Diouf, successeur d'un autre ancien président sénégalais, Léopold Sédar Senghor, qui avait créé en son temps cette Francophonie que seuls les Africains et les Québécois font vivre. L'identité de ces deux hommes suffit, à mon sens, à écarter la seconde accusation que l'on porte contre la Francophonie, souvent qualifiée de " néo-coloniale ". Senghor, libérateur du Sénégal, un colonialiste ?

Mais j'attends une objection légitime sur la contradiction apparente du discours que je viens de tenir, que l'on aurait qualifié dans les années 1960 de " gaullo-tiers-mondiste " et celui que je tiens en d'autres occasions, plus spécifiquement " atlantiste ", ou plutôt " occidentaliste ". Une contradiction réelle, que j'avais tenté de surmonter comme suit dans le paragraphe de conclusion de ma fiche de lecture sur le livre d'Ivan Rioufol, La Fracture identitaire.

[...] Si Rioufol défend avec sincérité la singularité de la France au sein du continent européen et de la civilisation occidentale, il oublie de mentionner un second péril pour les nations d'Europe : l'américanisation progressive de leurs langues et de leurs cultures, qui, elle, n'a rien à voir avec l'immigration, et encore moins -c'est une évidence- avec l'islam. Je suis comme Rioufol partisan d'une Union occidentale avec les Etats-Unis, mais celle-ci servirait surtout de bouclier au niveau mondial. A l'intérieur de la civilisation occidentale, chaque nation doit pouvoir exprimer sa différence, la France comme les autres. L'anglicisation de la langue française me semble être un danger au moins aussi grand que l'islamisation de la société française. La France doit, sur les plans militaire et diplomatique, resserrer ses liens avec les Etats-Unis, mais sur les plans culturel et linguistique, rien ne l'empêche de continuer à développer la Francophonie, dont la moitié des citoyens membres sont africains. La langue est le facteur premier, et ultime, de l'identité d'un peuple, ce que Rioufol rappelle. La France ne doit donc se rapprocher des Etats-Unis que dans la mesure où cela ne portera pas préjudice à sa langue. A l'inverse, elle ne doit se rapprocher des pays du Maghreb et d'Afrique noire francophone que dans la mesure où ses valeurs, ses moeurs, seront préservées. Un double défi qui doit conduire la France à trouver une voie médiane entre atlantisme et africanisme... et qui condamne, à mon sens, sa vocation strictement européenne.
Roman Bernard

À lire aussi, sur le même sujet, le billet très complet de René Foulon.

Pour ceux qui m'estimeraient fermé au monde, voici un document attestant du contraire:

Les Français n'ont rien à gagner à devenir des anglophones de seconde zone


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