Barakat ! Barakat !
Y’en a marre de ce pouvoir
Cinquante ans qu’il nous trahit
Khallouna, Qilouna ! ------

Y’en a marre de la tchippa
Yen a marre de la hogra Khoubatha ! Khouwana !
Guethmurth nagh ! Guethmurth nagh !
Eshabsen tlelli nwawel
Khaounouna hourryatna
Y’en a marre de ce pouvoir
Yen a marre de la hogra
Dégagez y’en a marre !
Disons-leur dehors !
Mettons-les dehors !
Dégagez mon pays !
Ahmed Hanifi, Marseille 20 avril 2013
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Préambule.
Avant de vous proposer le texte que j’ai écrit, je vous explique mon cheminement pour y aboutir. Inspiré par ''Le nouveau magasin'' de monsieur Hubert Haddad, ''Ecrire une nouvelle'', j’ai pris au hasard des ouvrages (romans ou non) dans les trois parties de ma bibliothèque (photo) : trois dans la première, quatre dans la deuxième et dix dans la troisième. Cette dernière étant la plus imposante en nombre de volumes. Cela m’a donné 17 titres. Ensuite j’ai ouvert le premier livre au hasard. J’ai posé un doigt sur un endroit de la page au hasard. Puis j’ai recopié les quelques lignes couchées sous le doigt. J’ai fait pareil pour les seize autres ouvrages. 17 extraits pris au hasard dans 17 livres pris eux aussi au hasard. Ensuite, autour de ces extraits (dans mon texte ils sont en rouge, soulignés et en italiques) que j’ai, dans la mesure du possible gardés tels quels, ajouté des phrases, l’ensemble a donné un texte assez condensé que j’ai appelé Patchwork. La tâche ne fut pas vraiment aisée, vu la nature des livres et de leurs contenus.
L’ordre ci-après des ouvrages correspond à celui des extraits tels qu’ils apparaissent dans le texte.
1- Octobre. Algérie ’88 Un chahut de gamins… ? P 109 Abed Charef. Ed Laphomic. Alger 1990. 270 pages.
2- Doctrine et action syndicales en Algérie. P 121 François Weiss. Ed Cujas. Paris 1970. 363 pages.
3- La terre nous est étroite et autres poèmes. P 121 Mahmoud Darwich. Ed Gallimard Nrf. Paris 2000. 389 pages
4-Histoire de la pensée : philosophies et philosophes. P 159 Jean-Louis Dumas. Ed Tallandier. Paris 1990. 512 pages.
5- Célimène et le Cardinal.P 82 Jacques Rampal. Ed Librairie Théâtrale. Paris 1997. 117 pages.
6- Journal d’un homme trompé. P 119 Pierre Drieu la Rochelle. Ed Gallimard Coll Folio. Paris 1978. 246 pages.
7- Un aller simple. P 55 Didier van Cauwelaert. Ed Albin Michel. Paris 1994. 195 pages.
8- Et Allah guide qui il veut. P 31 Imtiaz Ahmad. Ed Al- Rasheed Printers. Madina 2002. 40 pages.
9- Et l’acier fut trempé. P 290 Nicolas Ostrovski. Ed EFR. Paris 1971. 544 pages.
10- Ulysse P 345 James Joyce. Ed Gallimard/Folio. Paris 1999. 1135 pages.
11- La science sociale. 202 Auguste Comte. Ed Gallimard/Idées. Paris 1972. 308 pages.
12- Esquisse d’une théorie de la pratique. P 76 Pierre Bourdieu. Ed Seuil/ Points. Paris 2000. 432 pages.
13- Dans ces bras-là. P 126 Camille Laurens. Ed P.O.L. Paris 2000. 302 pages.
14- Julienne et la rivière. P 91 Jean-Pierre Otte. Ed Robert Laffont. Paris 1977. 142 pages.
15- Treize histoires. P 147 William Faulkner. Ed Gallimard/Folio. Paris 1996. 371 pages.
16- Thagaste Souk-Ahras patrie de Saint Augustin. P 15 Nacéra Benseddik. Ed Inas. Alger 2005. 78 pages.
17- Petit déjeuner chez Tyrannie. P 55 Eric Naulleau. Ed La fosse aux ours. Lyon 20003. 185 pages.
Voici maintenant le résultat que j’ai appelé patchwork.
Patchwork
Mario est toujours resté convaincu que ses frasques, réelles ou supposées, n’étaient pas les seules à l’origine du départ, ou de la fuite, de Marion, sa compagne, pour l’Amérique. Ses engagements auprès des milices d’un Etat voyou avaient marqué comme une frontière passée, comme un point de non-retour. Dans cet Etat les milices y étaient complices des militaires contre les manifestants, contre les grévistes. « Déployés dans les principaux carrefours et les bâtiments officiels, les militaires étaient en mesure de bloquer tout mouvement de foule important. Les manifestants n’avaient plus la possibilité d’opérer dans les grands boulevards, ni de s’attaquer de front aux militaires. Ils se retranchaient dans les ruelles, qu’ils contrôlaient totalement. » (1) Les grévistes n’en pouvaient plus des conditions de vie que les autorités leur imposaient. Leur impatience était grande. « Cette impatience, ce sentiment de frustration, les militants des sections (…) implantées dans les usines, étaient là pour leur donner une formulation et un exutoire, d’autant plus qu’il leur fallait bien quelque grain à broyer et que les affirmations à caractère gestionnaire (…) ne trouvaient guère d’application concrètes dans ces entreprises capitalistes – à moins précisément d’en changer le mode de gestion, ce qui ne peut se faire sans agitation. » (2)
Marion avait maintes fois fait signe à Mario, maintes fois rappelé son opposition, posé des ultimatums. Mais lui, n’a rien voulu entendre. Alors Marion a fini par partir. Lui imputant toutes les responsabilités. Le bruit avait longtemps couru qu’elle avait traversé, seule, l’Atlantique.
C’est justement en Amérique que je l’ai retrouvé, lui, Mario. Aux Etats-Unis. Il était persuadé que Marion vivait au cœur de la Pomme. Mario a été et demeure mon meilleur ami malgré nos divergences, malgré ses grands écarts. Bien que je sois très souvent en désaccord avec sa vision du monde, il reste mon ami, même si nos relations se sont distendues. J’étais venu lui remettre une importante lettre de son ex. que j’ai fini par retrouver. Pour ne pas mentir il me faut dire que c’est elle qui m’a contacté. Qui m’a téléphoné. J’avais rencontré Mario bien avant de retrouver Marion. Mario lut deux fois la lettre. Il la regardait, la tâtait, palpait, sentait, puis l’a lue encore et « me salua dans la 5° rue. Pleura. S’adossa à la façade de verre. Pas de saules pleureurs dans New York. Il me fit pleurer. Ramena ses eaux au fleuve. » (3) Mario « pose des questions brûlantes et il étonne parfois, en refusant toutes les compromissions. Cette philosophie est une philosophie du devenir, redevable à l’évolutionnisme contemporain qu’elle dégage de sa gangue matérialiste. » (4) Je n’ai pas cédé à ses demandes répétées, mais nous avons beaucoup échangé. J’avais promis à Marion de ne rien dévoiler de sa nouvelle vie, ni de ses nouvelles histoires abracadabrantes. Nos échanges n’ont concerné que leurs passés. Avant de nous quitter, avant que je lui fasse la promesse, « Nous prîmes un café. Puis, nous nous séparâmes. Aussitôt. » (3) Il ne cessait de répéter pour lui-même « Merci, mon Dieu, merci, vous nous avez sauvés ! Sauvés de la misère et sauvés de la honte, Sauvés du déshonneur, oui, c’est cela qui compte ; Car A… aurait pu divulguer ces croquis Et me livrer ainsi à tous mes ennemis. » (5) Les intrigues de mon ami ne m’ont jamais intéressé: la honte, le déshonneur, les croquis… se sont ses affaires, pas les miennes. Ces affaires-là ne m’intéressent pas. Je me répète. Marion m’avait contacté. Personnellement je ne savais pas où elle avait décidé de vivre. « En Amérique » disait-on, mais sans plus. Les années passèrent. Trois, peut-être cinq ou même sept, lorsqu’ elle me contacta. Elle m’apprit qu’elle vivait au Canada depuis son départ de Paris, dans un petit village, réputé par on histoire plus ou moins tumultueuse, plus ou moins étrange, situé à mi-route entre Montréal et Ottawa. Sa maison donne sur la rivière des Outaouais. Marion et Mario « ont l’air d’avoir encore les mêmes manières et les mêmes goûts policés, les mêmes mœurs et les mêmes conceptions fondées sur la raison, ils se méconnaissent, se soupçonnent et se haïssent, comme des petits boutiquiers ignorants venues de contrées différentes qui se rencontrent dans un train de plaisir et que jette l’un contre l’autre la mystique à trois sous des journaux. » (6)Et pourtant. L’un et l’autre se cherchent, se cherchent dans leurs complexités.Lorsque je quittai Mario, « ça crépitait autour de nous, ça faisait un peu fête ; j’ai repensé à mon repas de fiançailles et les dernières photos ont dû être plus tristes. Le photographe avait replié son matériel, et il était parti en nous disant à demain. » (7)Moi aussi je me devais de partir. J’ai retiré ma casquette pour le saluer une dernière fois. Sur Greenwich avenue j’ai appelé Marion pour l’informer de mon arrivée le lendemain. Au siège de la Greyhound compagny, sur la 8° avenue, je pris un autocar jusqu’à Montréal, puis de là jusqu’à L’Orignal où réside Marion. Huit heures de route. On raconte que lorsqu’elle arriva « au Canada, elle a trouvé un climat favorable à l’échange d’idées et de débats sur tous les sujets. Avec un esprit ouvert, elle a commencé à méditer sur sa religion et a fini par l’abandonner pour le christianisme qu’elle jugeait plus vrai que l’indouisme. Mais elle ne tardera pas à découvrir que le Christianisme était loin de la vérité qu’elle cherchait, vu ses nombreuses contradictions et mensonges. » (8) L’Orignal est une petite bourgade sur la rivière des Outaouais. Sa « petite gare se nichait, solitaire, dans la forêt. Une bande de terre ameublie partait du quai de pierre, destiné au chargement de marchandises, et s’enfonçait entre les arbres. Des fourmis humaines s’y affairaient. La glaise collante clapotait sous les pieds avec un bruit répugnant. Des hommes creusaient avec acharnement de part et d’autre du remblai. Des leviers grinçaient sourdement, des pelles raclaient la terre » (9) alors qu’il était tard, que la nuit tombait. Au sortir de la gare, entre deux imposants néons, je fus surpris par des ombres qui s’approchaient, « un jeune homme congestionné surgit d’une brèche de la haie et après lui une jeune femme tenant des marguerites sauvages qui se balançaient au bout de leur tige. Le jeune homme retira brusquement sa casquette, la jeune femme se pencha brusquement et avec beaucoup d’attention détacha une brindille accrochée au tissu léger de sa jupe. » (10) Le jeune homme tenait un livre, qu’il abandonna à ma vue. Je l’ai ramassé et, difficilement, lu à la page écornée, « Il faut d’abord remarquer, comme une vérification très décisive de l’exactitude de cette classification, sa conformité essentielle avec la coordination, en quelque sorte spontanée, qui se trouve en effet implicitement admise par les savants livrés à l’étude des diverses branches de la philosophie naturelle. » (11) Je compris fort bien qu’il ne tint pas à s’engouffrer dans la complexité. Un homme d’un certain âge qui assista à la scène me dit, en murmurant presque, la main posée de profil près des lèvres, que ce jeune est « le jeune berger qui participe doublement de la croissance du champ et du bétail, par son âge et par sa fonction, cueille, pour le suspendre au linteau de la porte, un bouquet de « tout ce que le vent agite dans la campagne » (à l’exception du laurier)rose, utilisé le plus souvent à des fins prophylactiques et dans les rites d’expulsion, et de la scille qui marque la séparation entre les champs » (12) L’homme d’un certain âge, il donnait des signes d’excitation, accepta de répondre à mon interrogation. Je cherchais la maison de Marion et un hôtel. Il se fut volubile. Certains villageois, dit-il, « chaque soir, après la plage où ils se sont nourris de pain et de tomates parce que les restaurants abusent honteusement des touristes (…) rentrent à pied vers le village avant la fermeture de la poste. C’est un minuscule bureau perché à flanc de montagne. » (13)
Et c’est justement à deux pas du bureau de la poste, sur la Grande presqu’île qu’habite Marion, dans une somptueuse maison dont l’architecture est inspirée du style néogothique. J’ai préféré passer la première nuit à l’hôtel, ou plutôt un gite : l’Orée du Moulin.
Le lendemain, vers quinze heures, j’ai sonné chez Marion, la grille a glissé sur ses rails. Marion m’attendait sur le perron, cinquante mètres plus haut. M’a reconnu ? Pas dans le moment malgré l’interphone. Il lui fallut quelques minutes avant qu’elle ne me tende la main, puis, hésitante, la joue, lorsqu’elle réalisa que j’avais avalé des kilos de miles avant de la retrouver ! Dans la longue lettre qu’elle m’avait adressée, agrafée à celle (sous enveloppe) qu’elle destinait à Mario, elle me révéla dans de menus détails toute sa relation, alambiquée depuis quelques années, avec lui. Dans cette lettre elle me supplia de leur venir en aide. De remettre à Mario la missive qui lui revenait. Et surtout de ne rien souffler de son lieu de résidence. Elle-même ne savait rien du lieu où habitait Mario. Elle ne savait pas qu’il logeait à moins de 450 miles de chez elle. Il nous a fallu deux bonnes heures pour tout mettre à plat. Puis le moment étant venu, elle s’installa à son bureau. Je la revois comme si j’étais encore à ses côtés. « Elle ouvre l’encrier, trempe sa plume dans le bleu nocturne, la relève telle un bec de verdier. Ses yeux s’évasent. Elle se met à écrire de façon informe, frivole et confuse, à griffonner des signes incongrus, des dessins végétaux, les hiéroglyphes des insectes sous les écorces. Elle essuie avec le bout de ses doigts la buée sur le miroir de la coiffeuse. Elle s’observe longuement dans cette tache sans fond où elle se réfléchit comme dans un voile. Elle trempe de nouveau sa plume. » (14)Puis, probablement pour le souvenir, elle se rendit dans la pièce mitoyenne que peut de temps auparavant elle me dévoilait. « Dans cette pièce, elle conservait des accessoires d’une importance secondaire, les ornements rituels, les livres sacrés, qui consistaient en bouts de bois barbouillés de signes symboliques peints à l’ocre rouge. Il y avait au milieu de la pièce, juste au milieu d’une ouverture percée dans le plafond, un foyer où était suspendue, au-dessus d’un peu de cendres de bois refroidies, une marmite de fer. Les volets des fenêtres étaient clos. » (15)
Le lendemain Marion insista pour me faire découvrir « des ruines mystérieuses » me confia-t-elle, à moins de cinq lieues de chez elle. Nous y sommes allés à pied. « Sur la gauche, à l’entrée occidentale des ruines, se trouvait aussi une construction de 25 mètres de façade sur 11 mètres de profondeur, bâtie en blocage, coupée par des chaînes de pierres de taille placées verticalement l’une au-dessus de l’autre. » (16) Marion m’apprit des choses bizarres sur ces ruines où elle se rend quotidiennement pour y pratiquer des prières particulières. Toutes ces questions étranges à propos de la perception qu’ils avaient du monde qui nous gouverne, avaient plongé Mario et Marion dans des conflits interminables. Je crains que leurs retrouvailles, bientôt j’espère, ne les raniment. Les retrouvailles, mais aussi la découverte des ruines par Mario. « Ca, mes enfants, comme je le dis toujours, il n’y a pas de fumée sans feu, mais après la pluie vient le beau temps. Tout vient à point à qui sait attendre. » (17)
-------------- Ahmed HANIFI, Marseille avril 2013
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Beaucoup d'informations sur le domaine, ici:
www.domainedesulauze.com/
Ce bout de terre, Talassa, est un bout du monde, coincé entre les Bni Merzoug les Bni Tamou et les Bni Tadjena. Et ces hameaux de toub, cette terre glaise et battue, sont unis les uns aux autres par des lianes de codes et d'us, par des liens de sang et par des zerdas tournantes prétextes a
ux rassemblements sains et naïfs. Taâm, psalmodies, méchouis
cachectiques et lait caillé étaient à l’époque acheminés par des sentiers
sinueux et cahotants récusés par toutes les cartes routières, malmenés par les
vas et viens des grisons et mulets, rongés par des éternités de ronces, de
jujubiers et de figuiers de barbarie sur la défensive plantés au gré du vent et
du hasard des hommes sur des collines souvent colorées et odorantes, tant
oubliées. Tel un voile, les lendemains de fête, une torpeur générale s'abattait
alors sur les villageois qui déjà attendaient la prochaine réunion. Elle serait
heureuse ou malheureuse. Où qu’ils se trouvassent, le moindre buisson, le
moindre caillou, la moindre ombre, acculés dans leurs abris, retenaient leur
souffle au passage insensible et lent des jours et des nuits. Même pas une
agitation, même pas un murmure. Blotties au creux des vallées, les racines des
lauriers-roses aspiraient les rares filets d’eau des oueds ridicules et
silencieux. Rien n’étonnait jamais personne. Elle est nommée Dahra cette terre
de soleil, de mouches et de bourdons insomniaques, cette terre assoiffée,
outrageusement craquelée, ridée, qu’embaument depuis toujours les parfums des
lentisques et des absinthes en folie. Aujourd’hui comme
hier, ce pays n'a jamais été celui des sorcières ni celui de la magie, encore
moins celui des ânes d'or, mais il est bien celui de mon père, de ma mère, de nos
aïeux et des ancêtres de nos tribus, de nos lignées. Une terre antique. Je la
revois, je la sens. Oui, je la revois, revois ma mère, porteuse comme toutes
les femmes et oubliée. Usée et silencieuse aujourd’hui, je la revois, belle et
fière comme trois quinquets Lempereur, je la revois, mais je l’entends aussi
fredonner un air léger de femme heureuse, un brin espiègle, « Ma jach el-barah, ma jach el-youm,
Danitou sayeh weddah ennoum… », chevelure de jais, frisée, parfumée à
l’huile d’olive, dénouée sans ambages, ondoyant sous ses mouvements aérés. Revois
aussi el-graba, les chemins, les foules assiégeant l'autocar, et mon père. Diable
ou fichtre, mon père, ce jour-là, au soug es-sebt, laissa glisser ma main. ’Heureux
d’être enfin arrivés à Ténès
– la ville se trouve à une poignée de kilomètres de
nos bourgades – pour le grand marché hebdomadaire, les passagers du car se
dispersèrent aussitôt, pourchassés par des nuages de poussière et par un soleil
de feu baignant dans un ciel bleu de mer. Usagé à l’outrance, le vieil autocar
gondolé de la famille Grandella
parcourait invariablement trois fois par jour dans un sens puis dans l'autre la
distance entre Talassa et Ténès. Invariablement quel que soit le mois de
l'année ou le jour de la semaine. Samedi il était toujours bondé et toujours
conduit par le même chauffeur à l'haleine aillée, à cent lieues repérable. Il
regardait droit devant, l’œil et l’oreille aux aguets, son bleu de Shanghai
empestant la Bastos la plus prisée des cigarettes chez les couches populaires
et indigènes fatiguées, lancées dans une intoxication mutuelle. Le type, qui ne
perdait jamais une miette de paroles interdites, avait toujours une sèche qui
pendait à son bec gercé. Elle semblait collée à ses lèvres fendues. Normalement,
ce jour-là, comme les autres, il nous déposa donc devant la mairie. Chassés ou poursuivis
par un soleil de feu baignant dans un ciel azuré, les passagers se dispersèrent
aussitôt. Il n'était pas encore dix heures ce samedi-là lorsque nous
traversâmes, main dans la main, la grande place du monument aux morts, mémoire
de la nuit coloniale déclinante et gardien des lieux conquis. Enivrante chaleur
et pas un nuage. Une fois encore, mon père qui tenait ma main, allait à son
corps défendant, m’abandonner à mon sort, pour la dernière fois. Sidi Chewel,
notre marabout, règne en maître sur la grande place, la tahtaha, qui se trouve
à quelques centaines de mètres de la mairie. Et, pour atteindre tahtahat Sidi
Chewel Abderrahmane nous empruntâmes le pont de l'oued Allala. ,Plus qu’une
grande place la tahtaha est un grand espace, une esplanade surdimensionnée et
immensément poussiéreuse, défiant toute autre place, où se côtoyaient par
centaines, hommes, femmes, bêtes de somme et carrioles, sardines fraîches,
seiches propres, animaux divers, bonbons et étoffes soudanaises bariolées,
branis, haïks, chéchias, bérets et tant d'objets hétéroclites et vains, à
vendre, vendus ou troqués. L’on venait de loin pour chercher, peut-être
trouver, dans ce marché du samedi, soug es-sebt, si populaire, ce qui faisait
défaut, une clé ce jour-là pour mon père. Utopiste ou résignée, tous les sept
jours, l'affluence y était telle que la nonchalance renonçait à ses droits
jusqu'au lendemain. Se faufiler entre ceux qui courent vers des besoins
spirituels, ceux qui se pressent vers des besoins bien matériels, ou les deux à
la fois, était un art enfantin. Que
fut devenue la main de mon père, « où
est-il ? » pleurais-je. Ulysse aurait, murmurait la mémoire populaire
pied-noire, caressé Ténès, belle ville adossée à la Méditerranée plus qu’à la
colline. ’Hier comme aujourd’hui Ténès a toujours été plus proche de la
bourgade que de la ville. Images de cartes postales, les petites bâtisses
tassées et alignées comme des dominos peinturlurés, sont prêtes à plonger dans
la baie bleue de la mer miroir. Enveloppés par la modernité coloniale, ces
édifices occupaient des espaces cohérents, complémentaires. Richement décoré, bâti
à des époques différentes, chaque groupe de maisons nargue le précédent. Et,
naturellement, chaque période nouvelle s'impose un temps aux autres, avant
qu’elles ne déteignent sur elle, qu’elle finisse elle-même par leur ressembler.
S'insérer discrètement parmi les autres et attendre les suivantes. Ténès est
une contrée pudique dont on a gardé si peu de son histoire mille fois agressée
depuis Cartennas. Méditerranéenne, son eau est d’un bleu du temps suspendu
d'une carte postale. Avoir un temps figé son identité au-devant d'un trésor
romain découvert il y a tant d'ans autour de la tombe de Victoria, Clarissima
fémina – voyez braves gens le trésor de Ténès ! – n’était-ce pas une grossière tromperie ?
Mère, mer quelle courte mémoire ! Elle est Ténès, la perle pudique et puritaine
que notre saint poète Ibn-Amsaïb alliait à six autres villes saintes,
identiquement par un T représentées, dans un espace-patrimoine commun éternel. Romaine !
ont-ils trop vite décidé, alors qu’elle est la terre des Aguellid Juba père et
d'autres, bien avant ces trésors, bien avant les Romains ! Elle est cette autre
terre de mes ancêtres et de ceux de Sheshonq. Cette ombre aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier je l’aime. Je la revois, je l’entends hurler notre douleur, non loin de la rue du Douar M'aïn, là-bas vers le bas du bled où vécurent Isabelle et Slimène héros furtifs de Ténès dont l'histoire officielle voila la liaison. « Je n’ai plus personne, je n’ai ni frère ni père ! » Non loin, dans la multitude bigarrée, la main de mon père de nouveau glissa. Définitivement. Non loin, et de tous côtés, apparurent mains et têtes de toutes les formes et couleurs. Mille et une, mais pas celles de mon père. Je ne bougeai plus. La foule autour, belliqueuse, s'agitait toujours. J’accompagnais ma mère dans ses hurlements « bouya ! » Je criais à tue-tête, mon père, mon père ! Maman ! Trois coups claquèrent dans l’air. Peut-être beaucoup plus. Une folle chantait « Ô mon fils, cesse tes malices, Ton père va mourir, Ô mon fils, je meurs de souffrance... » 1956, la nuit nous était trop longue, trop noire. Mon Dieu que de souffrances. Mon père avait disparu. Emporté.
Des années plus tard alors que j’étais encore, à ses yeux lucides, son fils, ma mère m’a offert une clé unique. L’objet, tombé peut-être du ciel, se présente sous la forme de cinquante lettres formant une longue farandole. Chaque lettre de cette clé, telle une locomotive, remorque des wagons vers le futur. Et cette ombre aujourd’hui silencieuse, plus qu’hier je l’aime. Faut-il pleurer le grondement de son silence ou le silence de sa mémoire ?
Ahmed Hanifi. Paris 2001, revisité à Marseille en avril 2013. -----------------
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