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Le jambonneau poché au sauvignon de Saint Bris

Publié le 18 mars 2013 par Jlhuss

Les recettes de l’oncle Chambolle

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«  Ben, çui là, il en tient une sévère ! » Ayant dit, Pierre Béraudon fit claquer son fouet en manière d’avertissement. Mais l’homme n’en tint aucun compte et continua d’avancer en titubant, chavirant tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite tout en braillant une chanson d’une voix si pâteuse qu’il était impossible d’en comprendre les paroles. « Tu vas t’y t’garer espèce de soulôt ! » Pierre avait crié aussi fort qu’il pouvait, mais l’autre, noyé dans son vin, oscillait toujours d’un bord à l’autre de la route en gueulant sa ritournelle qu’il entrecoupait parfois d’un gros rire d’ivrogne. Soudain, il buta sur une pierre et s’étala de tout son long au milieu de la chaussée. « Ho ! » La jument s’arrêta à deux pas de l’homme qui faisait de vains efforts pour se relever tout en continuant de bramer sa complainte. Béraudon descendit de son siège. Il guida la Grise au bord de la route, noua les rênes à un des jeunes platanes plantés là cinq ou six ans auparavant, puis il s’approcha du poivrot qui, n’ayant toujours pas réussi à se remettre debout se mit à genoux et tendit les bras vers lui en l’apostrophant dans un jargon auquel il ne comprit rien « Quéque tu m’racontes avec tes ichebinedeutche ? » grogna Béraudon et il ajouta « Si c’est pas malheureux de se souler comme ça ! T’es jeune, pas mal vêtu ! T’as pourtant rien d’un de ces gueux qui passent leur temps à couroter d’auberges en cabarets! » Puis, comme il avait l’âme bonne, il songea qu’abandonner à son sort l’ivrogne qui, changeant brusquement d’humeur, s’était mis à pleurer, c’était  risquer de le voir finir écrasé par la diligence d’Auxerre à Avallon qui allait bientôt passer et dont le conducteur, le père Girard, n’y voyait plus très clair. Alors ni plus ni moins qu’un des moutons que sa fille menait paître dans les chaumes de Bréau ou de la vallée Vrillotte, il chargea l’homme sur ses épaules et le porta jusqu’à sa charrette. Là, il le fit rouler sur la paille qui avait servi à caler les trois fûts qu’il était allé livrer à Maître Forgerot, le notaire de la rue des Consuls à Auxerre, lequel faisait son ordinaire du pinot noir et du blanc fumé  que, de génération en génération, les Béraudon, vignerons à Saint Bris le Vineux, cultivaient dans leurs climats des Chaussans, de la Voie Blanche et de la côte de Bailly. Une fois couché dans la paille, l’homme bafouilla quelques paroles toujours aussi  incompréhensibles, puis, brusquement, il s’endormit et se mit à ronfler.

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Béraudon sourit : « C’est ça dors, c’est c’que t’as d’mieux à faire ! Demain y f’ra jour ! Tu s’ras dessoulé et si tu l’es pas tout à fait, j’connais quelqu’un qui t’aideras ! » Là-dessus, il remonta sur son siège, claqua la langue et la Grise repartit au petit trot en pointant les oreilles, impatiente qu’elle était de retrouver son écurie.
«  L’a pas beaucoup bougé d’puis hier ! » Béraudon regardait l’inconnu qui ronflait toujours, étendu sur le tas de foin dans le coin de l’écurie où il l’avait couché la veille en arrivant  chez lui.  Il se pencha, saisit le dormeur par l’épaule et commença de le secouer : « Eh gars ! Fait jour ! Faut t’réveiller maintenant !  Alors ça va ? » L’homme avait ouvert les yeux et regardait autour de lui avec effarement. Il balbutia : « Ah pas très bien ! Ma tête tourne un peu. » Il parlait avec un curieux accent qui râpait les a, changeait les b en p et faisait sonner les e. Béraudon eut un petit rire : «
-   T’es pas d’ici toi !
-   Non je suis allemand. Je voyage. Je vais en Suisse.
-   Pour ce qui est de voyager, hier t’étais sacrément parti, mais à c’t’allure, t’es pas prêt d’arriver
-   Je comprends pas très bien. Ce que vous dites  Hier, je crois, j’ai bu un peu trop. Où je suis là ? Et mes habits ? Où sont mes habits ? »
Béraudon raconta comment il l’avait ramassé sur la grand route, ramené chez lui, couché à l’écurie puis il continua : «
-   Tes nippes elles sont en train d’sécher pasque c’est pas pour dire, mais avec ta cuite tu les avais mises dans un sale état. J'te les ai ôtées et la patronne les a lavées. Tiens v’la des braies, une chemise et une blouse. T’as qu’à les mett’ en attendant. Et n’ais pas peur pour ta bourse. Elle est dans mon armoire, avec ton passeport, ta montre, ta sacoche, ton tabac, ta pipe et ton briquet. J’ai rangé tout ça hier au soir. On l’fait toujours avec ceux comme toi qui sont sur le trimard. Mais sois tranquille ! J’vais t’les rendre ! Au fait comment tu t’appelles
-   Friedrich !
-   Ben Frideriche, maintenant qu’tu sais un peu mieux ou t’en es, tu vas aller te débarbouiller dans l’auge. Ça finira de t’réveiller, y a rien de tel que l’eau fraîche pour remettre les idées en place. Après tu viendras déjeuner avec nous. Dépêche toi ; On a de l’ouvrage aujourd’hui ! »
L’ouvrage c’était la vendange des treilles de blanc fumé que le vigneron possédait près de la Croix Rougeot. Son voisin, Charles Serisier avait cueilli les siennes huit jours plus tôt, mais lui avait préféré attendre encore un peu et il ne le regrettait pas. Le soleil qui avait brillé toute la semaine avait bien profité à la vigne. La veille, en partant pour Auxerre, il avait goûté le raisin : une merveille !  Gonflé de jus, doré, sucré avec une petite pointe d’acidité qui promettait beaucoup. Sûr, cette année 1848 on s’en souviendrait longtemps : plus de roi, une République, le neveu de l’Empereur qu’allait être Président et surtout une récolte comme on n’en avait pas vu depuis longtemps.
Béraudon avait expliqué tout cela à Frideriche en expédiant les larges tranches de pain frottées d’ail qu’il arrosait de quelques rasades du vin blanc un peu rêche dont il faisait son ordinaire. Puis il avait enchaîné en disant que cette abondance n’avait pas que des bons côtés. Il y avait tant à faire qu’on manquait de bras. Et comme l’Allemand, dont la compréhension se ressentait certainement de ses excès de la veille ne réagissait pas, il se fit plus direct : «
-   Ecoute Frideriche, t’as pas des mains d’ouvrier et encore moins de paysan, mais tu m’as l’air solide. Aide nous à la vendange. Y en a pour deux jours, nourri logé et si tu travailles bien, demain soir, dans ta bourse t’auras trois francs bien comptés. Remarque, tu t’sens p’têt pas assez fort ! J’t’en voudrais pas si tu r’fuses !
L’Allemand laissa passer trois ou quatre secondes, puis, regardant le vigneron bien en face :
-   Vous avez dit trois francs ?
-   Promis et comme c’est la dernière vigne à récolter, tu f’ras l’repas de fin d’vendange avec nous.  Y aura l’ bouillon, le bouilli, les poulets, les galettes et l’jambonneau comme le fait ma femme. Ça c’est quéque chose de bon et qu’tu dois pas connaître ! Mais j’te promets qu’tu t’en lécheras les doigts !
-   Eh bien va pour trois francs et le repas avec le bouillon, le bouilli, les poulets  et le jambonneau
-   Et des galettes ! Faut pas oublier les galettes ! Alors tu topes !
Béraudon tendit la main droite. Frideriche était au courant des usages car il claqua de la sienne la paume offerte.
-   Tope !
Voilà pourquoi, pendant les deux jours qui suivirent on vit l’Allemand aller et venir la hotte au dos dans les treilles de la Croix Rougeot. Dire qu’il trouva divertissantes ces quarante-huit heures passées en allers et retours des vendangeurs à la charrette où il déversait son raisin, serait mentir. Vide, la hotte pesait ses quinze bonnes livres et trois fois plus lorsqu’elle était remplie. Après quatre ou cinq voyages dans la terre des sillons, les courroies de cuir lui coupaient les épaules et le tressage d’osier martyrisait son dos. Il tint bon cependant, réussissant même à calquer son rythme sur celui de Jacques, le fils aîné de Béraudon, un rude gaillard pourtant et qui avait, lui, l’habitude du travail de la terre. Enfin arriva le moment où après avoir déversé son dernier chargement dans la charrette, il put se débarrasser de sa hotte. Béraudon qui l’observait du coin de l’œil, lui lança : «
-   Ça fait du bien quand ça s’arrête hein ! Allez, tes trois francs tu les as bien gagnés !
-   Et le jambonneau aussi ?
-   Sr ! Le jambonneau aussi. Chose promise, chose due.
 
Le soir même, Frideriche put vérifier que le vigneron ne lui avait pas menti. Bouillon, bouilli, poulets, et surtout sa pièce maîtresse, des jambonneaux rosés, fondants, nappés d’une sauce comme on n’en fit jamais de l’autre côté du Rhin, un vrai chef d’œuvre. Naturellement on avait bu du meilleur. Béraudon tenait à se faire honneur et n’offrait à ses invités que des flacons irréprochables. Au dessert, il y eut des noix, des pommes à couteau, des petits fromages secs et goûteux et les galettes larges comme des roues de brouette que Catherine, la femme de patron, avaient fait cuire dans le four du boulanger. Enfin, comme de coutume, chacun chanta la sienne, y compris Frideriche qui entonna un air dont les paroles étaient si alambiquées que les autres n’en retinrent que le refrain qui les invitait à boire à l’indépendance du monde ce qu’ils firent avec enthousiasme car Béraudon avait, pour finir, amené sur la table quelques bouteilles qui lui restaient de sa récolte de 1842 et dont son cousin, le Juste Moreau, disait que c’était un vin qu’il fallait saluer car il se faisait appeler Monsieur. Après quoi, les meilleures choses ayant une fin, chacun s’alla coucher.
Le lendemain matin, après avoir reçu ses trois francs, Frideriche reprit la route. Sur le seuil de sa porte, Béraudon le regardait partir : «
-   Drôle d’oiseau quand même ! J’me demande bien c’qui va devenir ! Enfin, y m’a dit qu’maintenant qu’y savait un peu c’que ça coûte de peine de faire du bon vin, y f’rai attention à plus s’ivrogner ! Va savoir si y saura s’retenir ! Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai mon ouvrage qui m’attend ! »
Ayant dit, il tourna les talons et s’en fut retrouver Jacques qui, dans la cuvée, foulait la vendange de la veille.
 
Cinquante ans plus tard, la revue Die Neue Zeit publia un texte resté jusque là inédit de Friedrich Engels. L’alter ego de Karl Marx y rendait compte du voyage à pied qu’il fit entre Paris et Berne au début de l’automne 1848. Il était alors âgé de vingt-huit ans. On peut y lire ces lignes : « …Mais république rouge d’Auxerre était très innocente, c’était la république rouge de la vendange bourguignonne… Après avoir pris à Auxerre plusieurs chopes de vin, aussi bien de l’ancien que du nouveau, je me dirigeai, après avoir franchi l’Yonne, vers les montagnes situées sur la rive droite… » Dans le vocabulaire du temps, chope et chopine étaient synonymes. Or, en Bourgogne qu’elle soit Basse ou Haute, la chopine vaut un demi litre. De là les montagnes de la rive droite de l’Yonne dont l’IGN nous apprend qu’elles culminent à la fantastique altitude de 292 m au dessus du niveau de la mer. Autre bizarrerie du texte, si Engels (qui mit trois jours pour parcourir la petite trentaine de kilomètres qui séparent Vermenton d’Auxerre) prend soin de noter qu’ « à chaque pas (il)  rencontrait la compagnie la plus gaie, les raisins les plus sucrés et les filles les plus jolies… » il ne parle jamais de jambonneau. C’est certainement un oubli de sa part.
 
Et maintenant la recette. Elle est des plus simples

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Pour quatre personnes il vous faut :
Un joli jambonneau demi-sel, un peu de saindoux (à défaut prendre du beurre) une bouteille de sauvignon  de Saint Bris (qu’on appelait jadis le blanc fumé), un bouquet garni (persil, thym, laurier et sauge), une carotte, quatre blancs de poireaux, une quinzaine d’échalotes grises, trois gousses d’ail, de la crème épaisse, de la moutarde, du poivre en grain.
Faites dessaler le jambonneau. Le faire légèrement roussir dans le saindoux. Le retirer sur un plat. A la place faire fondre un hachis fabriqué avec une dizaine d’échalotes et les trois gousses d’ail (dégermées s’il vous plait). Dans la marmite utilisée pour les opérations précédentes versez la bouteille de vin et un quart de litre de bon bouillon, ajoutez la carotte, les blancs de poireaux, quelques grains de poivre et le bouquet garni. Portez à ébullition. Dès que le liquide bout, plongez y le jambonneau et réglez le feu très doucement pour que le liquide frémisse. Comptez une petite demi-heure par livre. Après trois quarts d’heure de cuisson goûtez et salez si le besoin s’en fait sentir.
Pendant ce temps hachez les échalotes restantes et faites les blondir au beurre. En fin de cuisson, ajoutez deux bonnes cuillers de moutarde de Dijon, remuez bien pendant quelques secondes. Quand le jambonneau est cuit, faites chauffer ce mélange et verser dessus un quart de louche de la cuisson du jambonneau et cinq bonnes cuillerées de crème fraîche. Portez à ébullition en fouettant vivement. Retirez du feu dès que l’ébullition est atteinte. Servez en nappant le jambonneau de cette sauce. Un riz créole accompagne très bien ce plat
Cependant, quand j’en ai le temps et la matière première, je supprime la sauce aux échalotes et je sers le jambonneau au Saint Bris avec une purée Soubise selon Dodin Bouffant. Pour cela il vous faut une marmite de terre ou une cocotte de fonte, un kilo et demi de beaux oignons blancs tout frais, du sel et du beurre. Epluchez les oignons, les émincer en fines lamelles. Dans votre cocotte dont vous aurez fortement beurré le fond et les parois mettez une couche d’oignons d’environ 0,5 cm de hauteur, parsemez de petites noisettes de beurres, puis ajoutez une nouvelle couche d’oignons, puis des noisettes de beurre. Continuez jusqu’à épuisement des oignons et terminez par du beurre. Salez légèrement, poivrez, Couvrez la cocotte de son couvercle que vous aurez soin de lutter. Mettez à cuire à four très doux pendant douze heures ( eh oui ! ça se mérite ). Au bout de ce temps, faites sauter le couvercle, piler légèrement pour bien lier la purée (les oignons se défont tout seuls ou presque). Si ils ont rendus trop de liquide, ôtez en l’excédent. Servez jambonneau et purée dans deux plats à part : des convives peuvent ne pas supporter l’oignon. Prévoyez un peu de riz pour ces déshérités.
Dans sa version sauce à l’échalote on peut boire le même aligoté qui a servi à la cuisson ou un rouge léger des Côtes d’Auxerre. Dans la variante purée soubise, un Chambolle-Musigny m’a laissé un excellent souvenir.

CHAMBOLLE


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