Architecte, Rudy Ricciotti est notamment le créateur du Département des arts de l'Islam au Louvre et du "Pavillon Noir" inauguré en 2006. Sa dernière œuvre majeure est le MuCEM, à Marseille, qui devrait être bientôt achevé. Connu pour son franc-parler et ses critiques acerbes contre la bureaucratie et le mauvais goût ambiants, il a accepté de répondre à nos questions. Il nous explique ici sa vision de l'architecture, sa lutte pour l'inscrire dans le local et son optimisme quant à la possible inversion du déclin français.
Entretien réalisé par PLG, pour Contrepoints.
Contrepoints : Diriez-vous que notre époque actuelle est marquée par une individualisation des styles architecturaux, ou y-a-t-il comme précédemment un trait caractéristique commun ?
Le débat n’est pas le style. Notre époque est surtout marquée dans la discipline architecturale par la difficulté de faire et la difficulté d’être. Tout semble interdire aux architectes de rêver de beaux projets, de rêver de liberté et d’initiative. Par voie de conséquence, le métier paraît difficile à exercer. Être architecte paraît impossible aux architectes. L’énergie à déployer pour faire face à l’adversité est colossale. Adversité économique et juridique, règlementaire et administrative.
L’architecture est un sport de combat est le titre de votre dernier livre. S’agit-il d’un combat contre le vent dominant des idées de style défendues par vos confrères, et/ou contre la pesanteur administrative ?
L’adversité est présente dans le quotidien de ce beau métier. Les pièges sont permanents. La difficulté d’être de l’architecture se heurte à la pornographie du global. Mais depuis quelques temps, il convient de redevenir optimiste, les citoyens ont pris la mesure de notre décadence et de la prédation bureaucratique. Les jeunes sont très avertis. Les défis de l’architecture d’aujourd’hui concernent la densité, seule solution si l’on veut laisser du terrain non imperméabilisé à nos enfants ; vous noterez que je ne dis pas naturel, mon exigence est modeste. Le défi de l’architecture de demain est de continuer à être un récit compris par chacun et porteur d’un projet de société. Or le premier combat à mener est de se débarrasser des scories d’une néomodernité tardive et asexuée. Au-delà du style c’est l’attitude qui importe. Je suis un architecte inquiet qui essaye de produire du sens et qui considère la narration et le récit comme les nourritures utiles. L'architecture doit fabriquer du sens, certes, mais aussi être fabrique de cohésion sociale. Aujourd'hui, notre société subit une perte de ce récit et de cohésion sociale. L’architecture doit servir à célébrer des moments de vie pour contrer ce manque et réactiver le désir de vivre ensemble. Mon travail célèbre le contexte mais je ne suis pas le seul, les architectes français sont talentueux et concernés par ces enjeux de société.
Je cherche à faire des bâtiments avec de forts coefficients de main d’œuvre
Au fil de vos réalisations et de vos entretiens, vous pourfendez « la pornographie réglementaire » et ce « bâtard de Mittal qui détruit 5000 emplois ». Mais le second n’est-il pas la conséquence de la première ? (Plus de réglementation, moins d’innovation, moins de compétitivité, usines fermées)
Je suis favorable à une architecture de maçons résistant aux gesticulations high-tech et au consumérisme technologique. Lorsque l’architecte fait son métier, l’intérêt est de permettre la création de projets complexes, pas forcément dans la technologie mais dans l’« ouvragerie ». Cela signifie alors qu’il appelle de gros besoins de main d’œuvre fabriquant une mémoire du travail non délocalisable. Ce qui m’intéresse, c’est précisément de concevoir des bâtiments dans lesquels les besoins en main d’œuvre sont importants. Et non l’inverse. Mes projets sont souvent complexes et difficiles à mettre en œuvre, sollicitent une gamme complète de compétences, de l’ingénieur à l’ouvrier. Construire ces bâtiments permet de renouveler une mémoire du travail et résister à la délocalisation des emplois.
D’après vous, la seule vraie mission d’un architecte est de « transformer le réel », et notamment le réel local. Vous êtes fier, pour le Musée des civilisations d’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) à Marseille, de n’avoir fait appel qu’à des ouvriers et des matériaux présents dans un rayon de 50 kilomètres. Pourtant ce que vous avez réalisé n’est pas vraiment une copie de la « Bonne Mère ». Comment définir ce qui s’inscrit dans le « local » ? Y a-t-il des critères objectifs ?
Je travaille avec le béton, c’est une affaire de croyance, au sens politique et esthétique. On a atteint aujourd’hui un niveau incroyable d’accélération du déclin du savoir-faire par le biais hégémonique du minimalisme pour lequel j’ai du mépris, non comme phénomène de style mais comme moteur-accélérateur de la perte des mémoires. Je pense que nous, les architectes, avons très largement contribué à la destruction des métiers et à la destruction de la mémoire du travail. En collaborant à cette extase minimaliste, l’on participe aussi, à notre petit niveau de prédateur, à la délocalisation des savoirs. Bientôt il n’y aura plus de menuisiers. Aujourd’hui, un vrai menuisier qui sait faire de bons châssis, des fixes, des ouvrants assemblés à noix et à gueule de loup, des beaux détails, de la belle menuiserie, relève de l’exception ! Ce qui me préoccupe aujourd’hui, c’est faire des bâtiments dans lesquels il y a un gros coefficient de main-d’œuvre. Ce qui me fascine, c’est faire des bâtiments sur lesquels l’intervention de la main-d’œuvre est capitale. Je ne veux pas faire des bâtiments comme on fait de la malbouffe de fast-food. Je veux faire des bâtiments complexes à réaliser représentants un gain en termes de recherche et développement.
Après F. Mitterrand et sa bibliothèque, J. Chirac et l’IMA, N. Sarkozy n’a aucune réalisation spécifique et l’état des finances publiques n’incitera pas F. Hollande à en avoir une. Le temps des Présidents bâtisseurs est-il révolu ?
Peut-être. Il demeure néanmoins que l’économie du BTP est une clef territorialisée de répartition des richesses. Que l’argent issu de la fiscalité du travail retourne au monde du travail ne me heurte pas. Il faut suggérer à l’État et à son grand argentier, la Caisse des Dépôts, d’engager une politique de grands travaux. L’économie du BTP tire la France vers le haut et consomme surtout français. Y voyez-vous un inconvénient ? Par ailleurs c’est une économie qui offre beaucoup d’emplois d’ingénieurs et cherche sans cesse des maçons et d’autres ouvriers qualifiés.
D’après vous, la France est-elle encore une terre d’audace, ou faut-il « s’exiler » pour travailler sur de nouveaux projets d’ampleur ?
Effectivement l’épuisement européen et surtout français se perçoit. Mais il faut résister à la déprime. Le navire est touché mais il faut se battre pour le sauver. L’exotisme de l’exil n’est pas un projet. J’aime mon pays et me suis toujours battu ; ce n’est pas à soixante ans que je vais changer. Il faut libérer les mots et les paroles si l’on veut libérer les énergies. Le politiquement correct a anesthésié la pensée et déclenché une peur panique collective. Non, il faut être patriote et aimer son pays. Je ne suis pas du tout certain que l’étranger soit une solution pour les architectes français. L’inverse l’est assurément conformément à notre tradition d’accueil.
Il faut être vigilant face aux pulsions fascistoïdes de la bureaucratie
Un bâtiment que vous auriez aimé réalisé ? Un que vous êtes heureux de ne surtout pas avoir réalisé ?
Le sanctuaire de Notre Dame du Laus dans les Alpes de Haute-Provence ; c’était l’engagement humaniste le plus abouti. Archaïque dans ses matériaux et son écriture, savant dans son raisonnement scientifique. Je le regretterai toujours. Par contre le Pôle musical de l’Île Seguin que je viens de perdre est une chance. J’ai été épargné de huit années de stress qui m’auraient peut-être été fatales.
Pour finir, quel message aimeriez-vous délivrer à la jeune génération d’architectes et aux architectes en devenir ?
Il est plus facile de faire du business en étant architecte cycliste, green, végétarien, non-fumeur, cool, amateur d’art contemporain, ayant bon caractère et politiquement correct, qu’en étant fouteur de merde et en refusant de faire des pipes, même sympathiques, conceptuelles ou contemporaines. Mais face à l’exil de la beauté, à l’épuisement démocratique, à la désintégration européenne, à l’aculturation générique, à la globalisation et aux pulsions fascistoïdes de la bureaucratie, il convient d’être vigilant avec un pistolet à eau chargé de pastis en main, prêt à dégainer.
Il y a donc de nouveaux chantiers de la raison à ouvrir. L’architecture comme ombre portée politique appelle un minimum d’engagement esthétique. Évidemment les matériaux mentaux que sont la posture critique, la tension, la violence, le sensuel, le sacré, l’onirique et la radicalité elle-même, pourraient déplacer l’architecture vers un art radical comme l’est la performance poétique par exemple. L’architecture comme l’art contemporain sont menacés par avachissement intellectuel et anorexie critique. On le voit bien avec l’art contemporain devenu parfois discipline démagogique aux lieux communs les plus affligeants. Les moteurs de cette triste réalité sont la corruption par l’argent d’une part et l’émasculation par la bureaucratie autoritaire de l’autre. Mais c’est aux architectes de combattre pour leur liberté, de se désengluer du niais et du bégaiement rhétorique pour courir quelques frissons exotiques dans l’espace libertaire.
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Entretien réalisé par PLG.
Son dernier livre : L'architecture est un sport de combat