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Questions d'acculturation

Publié le 18 avril 2008 par Christophe Foraison
L'acculturation désigne "l'ensemble des changements provoqués dans les modèles culturels originaux par l'entrée en contact prolongé de groupes d'individus de cultures différentes" (selon Redfield, Linton et Herskovits dans leur Mémorandum publié en 1936 dans American Anthropologist).
Je vais essayer de mobiliser ce concept d'acculturation (étudié en classe de première) pour analyser les enjeux de la confrontation entre la culture numérique des adolescents et la culture scolaire.

La culture numérique des ados n'est pas encore une notion rigoureusement définie: s'agit-il d'une culture au sens anthropologique et sociologique (système plus ou moins cohérent de normes, valeurs, rôles/statuts qui permet de donner du sens aux actions sociales) ou un éventail de pratiques, d'instruments très différents ? De même, il conviendrait de préciser la notion d'adolescent qui ne vas pas totalement de soi.
Mais il me semble que l'on peut tout de même remarquer un certain nombre de points communs  (on peut consulter
ce billet pour mémoire). Elle comporte:
Questions d'acculturation - des normes / pratiques numériques à usage personnel (les plus développées): usage intensif des blogs, des messageries instantanées, des sites de téléchargements et du moteur de recherche Google.

- des normes / pratiques numériques à usage scolaire: faire des recherches sur Google, utiliser wikipédia, un traitement de texte, des sites de devoirs payants et personnalisés, des visites sur les sites disciplinaires, des recherches de corrigés, les forums (type yahoo questions et réponses), des services de traduction en ligne...

Ces normes se justifient par rapport à des valeurs , des croyances de plus en plus répandues: la fascination de la puissance de la technologie (le web 2.0 accentue cette croyance car il a rendu ces technologies facilement accessibles), la valorisation de  l'autonomie individuelle (savoir se distinguer du monde adulte mais aussi de ses pairs en affichant sa singularité, on le voit clairement dans les skyblogs) et l'insertion dans un un fonctionnement en réseau interactif (ce qui compte, c'est moins le nombre d'articles dans un skyblog que le nombre de commentaires ou d'amis).

les sources de conflits entre la culture scolaire et la culture numérique des ados:

- la gestion du temps:

cette culture numérique occupe des plages horaires très importantes, plus grave encore, la perception du temps des ados est très différente de celle du temps scolaire.

Questions d'acculturation
Leur "temps" est sans limite (c'est eux-mêmes qui le gère, ils ont du mal à s'arrêter, certains développent même des comportements addictifs), ils doivent être très réactifs (il faut répondre dans l'instant, ils privilégient le court terme, les articles courts...).

Tout le contraire du temps scolaire: il est structuré (le découpage en plages horaires...), à  moyen et long terme (l'utilité n'est pas visible immédiatement...), la réactivité est beaucoup moins fréquente (on privilégie la stabilité voire la routinisation des comportements).

- la question de la technologie:

elle exerce un pouvoir de fascination chez les adolescents, en développant notamment un sentiment de toute puissance et de "pensée magique": on le voit à propos du sentiment d'impunité en matière de téléchargement, beaucoup ont l'impression qu'il y a tout sur le net, que Google va donner la solution.

Dans la culture scolaire (surtout française), la technologie est regardée avec méfiance (voire mépris), ce qui fascine c'est le savoir, la culture savante parce qu'ils sont source d'émancipation.

- l'enjeu de rapports de force entre les adoslescents et les adultes 
Questions d'acculturation
Les tic permettent aux ados d'obtenir des pouvoirs (donc une liberté) sur les contraintes imposées par les parents: ceux-ci ont financé l'investissement matériel dans le but d'aider leurs enfants à s'intégrer au monde moderne.

Les adolescents vont utiliser les TIC comme un moyen d'échapper aux contraintes scolaires: comment savoir si votre enfant fait des recherches sur Google ou s'il est sur MSN pour échanger avec ses camarades ? Impossible de contrôler car ils font les deux en même temps (d'ailleurs beaucoup utilisent MSN pour s'entre-aider scolairement), en plus, en un clic de souris, on fait disparaître l'activité ludique pour ne montrer que l'activité scolaire.

Ce jeu du chat et de la souris est également manifeste dans leurs rapports avec les enseignants: le copier-coller, la recherche de "devoir tout fait" relèvent de cette même logique de confrontation.



le critique gastronomique Anton Ego dans Ratatouille



Que se passe-t-il lorsque des groupes de cultures différentes ont des contacts durables ?
En simplifiant, on peut montrer que plusieurs cas sont possibles:
 1 / un refus de l'autre culture.

Les manifestations de ce refus sont diverses: le groupe entre en résistance active,et peut mener une contre-acculturation (on réaffirme de façon très vigoureuse sa culture "d'origine" pour mieux stigmatiser l'autre culture: par exemple, chez les enseignants, on peut voir des postures qui consistent à snober internet).

Autre manifestation, plus passive: les individus se replient sur eux-mêmes, on ne veut pas voir ce qui se passe chez l'autre. Un peu comme si les adolescents et les enseignants vivaient dans deux mondes différents, chacun considérant qu'il n'y a rien à apprendre de l'autre, les contacts sont artificiels, le produit de ces relations tourne à vide.

Comment expliquer ces postures ?


Les deux cultures paraissent aux yeux de chacun (à tort ou à raison) trop éloignées l'une de l'autre . Ici, on pourrait l'analyser en termes de conflits entre les générations: "ils n'ont pas les mêmes centres d'intérêt, ils ne parlent pas la même langue...". ("ils" pouvant désigner les adolescents ou les enseignants)

Autre facteur explicatif: les emprunts à l'autre culture risqueraient d'avoir des effets destructeurs sur l'identité du groupe.

Ainsi, du côté des élèves,  s'engager personnellement dans  la culture scolaire  comporte un risque majeur: celui de "se couper de ses pairs".

Du côté des enseignants, prendre en compte ces cultures juvéniles fait craindre de perdre son autorité ("les élèves en savent plus que moi, je ne veux pas paraître ridicule").

Ces situations font entrer les individus dans une logique de "perdant-perdant": les enseignants ne pourront plus exercer leur métier et les élèves passeront à côté des apports de la culture scolaire et iront de déceptions en échecs personnels.

D'autres cas de figure sont également possible:

  2 / des mécanismes de transferts entre les cultures.

En théorie, on peut dresser une graduation dans les transferts / échanges entre les cultures

a- les individus acceptent en grande partie l'autre culture, c'est l'assimilation (qui n'est jamais totale cependant).
b- les individus des deux cultures coexistent, ils empruntent quelques aspects à l'autre groupe.
c- le syncrétisme: apparition d'une nouvelle culture qui est le fruit d'une combinaison d'éléments issus des deux cultures.

Dans notre cas de figure, la situations a- parait peu probable. On imagine mal la culture numérique des adolescents devenir la culture dominante. L'inverse n'est guère envisageable non plus: les adolescents adoptent la culture scolaire (en l'état) et abandonnent progressivement une grande partie de leur culture numérique.
Les cas b et c sont envisageables pour deux raisons:
- de plus en plus d'enseignants savent qu'ils ne peuvent plus rester en dehors de cette généralisation des TIC chez les adolescents.
- les adolescents ont des lacunes importantes dans la maîtrise des TIC d'une part (voir
ce billet); le besoin d'apprendre, de découvrir, de s'engager, d'analyser reste toujours très fort d'autre part.

Pour quelles raisons cette prise de conscience ne se traduit pas encore dans les pratiques ?
Il existe évidemment différentes explications (je ne traiterais de la question de l'équipement des établissements qui n'est pas périphérique mais exigerait à elle seule de longs développements).
Sans prétendre à l'exhaustivité, deux facteurs me paraissent éclairants:

- les enseignants sont encore sur un mode défensif qui me parait paradoxal.
Défensif: la méfiance envers les TIC reste de mise. Nous "montons sur nos grands chevaux" à propos de Wikipédia. Elle n'est pas considérée comme fiable, certains interdisent même aux élèves la référence à cette encyclopédie qui est souvent la référence  en tête des résultats de recherche avec Google. Le "copier-coller" et l'attitude de consommateur sont souvent dénoncés avec vigueur.

Pourquoi paradoxal ? Cette posture me parait contre-productive. Je voudrais tout de même que nous regardions nous-mêmes nos pratiques professionnelles:
- qui peut dire qu'ils n'utilisent pas le copier-coller ? Quand je vois par exemple les photocopies d'autre manuels, si ce n'est pas du copier-coller, c'est quoi ?
Je pourrais faire les mêmes remarques sur les sites disciplinaires où quelques collègues produisent des séances et beaucoup utilisent leur travail en l'adaptant plus ou moins.
Soyons moins hypocrites pour essayer de réfléchir au problème. A quel moment, pour quels types d'activités pouvons-nous tolérer le copier-coller ou le refuser catégoriquement ?
Cette discussion apporte des arguments intéressants
 

- Vouloir intervenir dans la culture numérique nécessite de mobiliser des compétences qui sont non seulement nouvelles (je n'ai pas été formé pour cela) mais peu formalisées. En effet, on apprend sur le tas, au fil des expériences personnelles. Ce qui explique certaines réticences: la peur devant la complexité (apparente) de la technologie; les savoirs accumulés ne sont pas validés ou reconnus, les compétences sont partielles (certains maitrisent mieux Excel, d'autres sont des internautes confirmés...).
Cette situation est donc très déstabilisante pour enseigner, elle peut générer une reprise en main de l'usage des TIC (on impose aux élèves des exercices avec des consignes très strictes) ou au contraire un laisser faire (je serais bien incapable de leur donner une méthode de recherche car moi-même je tâtonne...).

Questions d'acculturation

  Kandinsky structure joyeuse


Pour prolonger:

- un  très bon article de Christine Dioni qui m'a inspiré: "l'acculturation numérique des adolescents: un défi pour la profession enseignante ?  voir ce lien

- le toujours excellent blog de Bruno Duvauchelle et notamment ce billet:  "Nés avec le numérique"

Le jingle d'aujourd'hui est mon dernier coup de coeur, son album tourne en boucle depuis 15 jours, une vraie découverte, écoutez moi cela (ce n'est toujours pas du rap, mais c'est un peu plus tendance que mes jingles précédents ^^)

free music




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