Au-delà de la question de la survie de la démocratie, Christopher Lasch a posé la question plus essentielle, parce que plus quotidienne, du débat d'idées. De notre faculté à faire de la conversation un espace libre, tolérant et d'écoute dépend notre avenir et celui de nos enfants.
L'idée que l'art de la conversation est important peut paraître surprenant. Pourtant, Théodore Zeldin, l'un des plus grands intellectuels de la planète et spécialiste de la France, en a fait sa priorité ; il a notamment créé une association devenue internationale, Oxford Muse, dont l'objectif est la réhabilitation de la conversation. En 1998, il publiait un petit ouvrage, De la conversation, chez Gallimard.
Internet ne permet pas cette discussion. Dans un article du 18 février dernier, le journal Le Monderelayait une expérience de l'Université du Wisconsin ; elle montrait que les commentaires d'articles sur le web ne favorisent ni la réflexion ni l'échange, mais au contraire renforcent les opinions en les radicalisant. En outre, un éditeur français s'alarmait de la multiplication et du succès des ouvrages de quelques dizaines de pages, comme le fameux "Indignez-vous" de Stéphane Hessel. Il craignait que l'on croît que tout peut être dit en une centaine de pages. Notre génération qui ne jure que par le tweet, le texto, le mms, et l'immédiateté de l'information lui donne raison.
En 1995, les héritiers de Christopher Lasch publiait son dernier ouvrage, La révolte des élites. Il a été foudroyé par une leucémie dix jours après avoir achevé le livre. C'est une forme de testament. Il prévient que la menace de l'ordre social provient non des masses, comme l'avait diagnostiqué Ortega y Gasset en 1930, mais de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie. L'actualité donne à cette idée une forme de prophétie. Jean-Claude Michéa écrit que ces élites manifestent "un mépris grandissant pour les valeurs et les vertus qui fondaient autrefois l'idéal démocratique" et "que chaque jour devient plus manifeste leur incapacité dramatique à comprendre ceux qui ne leur ressemblent pas : en premier lieu, les gens ordinaires de leur propre pays".
On ne saurait se priver de la lecture de l'ouvrage pour en saisir l'articulation des idées et la puissance de l'argumentation. Pour ma part, je crois qu'une des vertus principales de cet ouvrage réside dans la simplicité de l'écriture. Rendre la pensée limpide n'est pas seulement une courtoisie due au lecteur ou la perfection pédagogique qui permet de lui faire croire qu'il est doué d'intelligence, c'est également lutter contre ces perversions que dénonçaient Georges Orwell dans 1984. Orwell a expliqué qu'un des axes de développement des dictatures et des totalitarismes est de dépouiller l'individu de son libre arbitre, en l'enfermant dans un vocabulaire qui l'emprisonne ; dans 1984, il appelait ce vocabulaire la novlangue.
On ne saurait se priver de la lecture complète du livre, mais rien n'empêche de profiter d'un aperçu. Toutes les lignes qui suivent sont une compilation d'extraits de l'introduction écrite par Larsch, la somme résumant le livre.
Christopher Lasch - Introduction à La révolte des élites : le malaise dans la démocratie.
(J'ai indiqué par des points de suspension entre parenthèses les endroits où le texte se prolonge dans l'édition originale, mais que j'ai enlevés pour réduire le texte à une longueur d'article décente).
D'une façon ou d'une autre, l'essentiel de mes travaux récents tourne autour de la question de l'avenir possible de la démocratie. Je pense que nous sommes beaucoup de gens à nous demander ainsi si la démocratie a un avenir.
Les Américains voient beaucoup moins l'avenir en rose qu'autrefois, et à bon droit. Le déclin de l'activité industrielle et la perte d'emplois qui en résulte ; le recul de la classe moyenne ; l'augmentation du nombre des pauvres (...) - on n'en finirait pas de peindre le tableau le plus noir. Personne n'a de solution vraisemblable à apporter à ces problèmes inextricables, et pour l'essentiel ce qui tient lieu chez nous de débat politique ne s'y intéresse même pas. On assiste à des batailles idéologiques furieuses sur des questions annexes. Les élites qui définissent ces questions ont perdu tout contact avec le peuple. Le caractère irréel et artificiel de notre vie politique reflète à quel point elle s'est détachée de la vie ordinaire, en même temps que la conviction secrète que les vrais problèmes sont insolubles. (...) Il y a toujours eu une classe privilégiée, mais elle n'a jamais été aussi dangereusement isolée de son environnement.
(...) Les nouvelles élites sociales, où ne figurent pas seulement les dirigeants des entreprises mais toutes les professions qui manipulent l'information - le sang et la vie de ce marché mondial - sont bien plus cosmopolites, ou du moins plus vagabondes et migrantes, que leur prédécesseurs. De nos jours, il faut pour progresser dans les affaires et les professions intellectuelles être disposé à suivre le chant des sirènes de l'opportunité partout où il voudra nous mener. Ceux qui restent dans leurs pantoufles abdiquent toute occasion d'ascension sociale. Jamais la réussite n'a été plus étroitement associée à la mobilité, concept qui ne figurait que marginalement dans la définition de l'opportunité au XIXe siècle. Son avènement au XXe siècle est en soi une indication importante de l'érosion de la démocratie : la perspective n'est plus en gros l'égalité des conditions sociales, mais seulement la promotion sélective des non-élites dans la classe professionnelle-managériale.
Les ambitieux comprennent donc que le prix à payer pour l'ascension sociale est un mode de vie itinérant. (...) Le patriotisme ne se situe pas très haut dans leur échelle de valeurs. D'un autre côté, le "multiculturalisme" leur convient parfaitement, car il évoque pour eux l'image agréable d'un bazar universel, où l'on peut jouir de façon indiscriminée de l'exotisme des cuisines, des styles vestimentaires, des musiques et de coutumes tribales du monde entier, le tout sans formalités inutiles et sans qu'il soit besoin de s'engager sérieusement dans telle ou telle voie. Les nouvelles élites sociales ne se sentent chez elles qu'en transit (...). Leur vision du monde est essentiellement celle d'un touriste - perspective qui a peu de chances d'encourager un amour passionné pour la démocratie.
Nous voyons en effet combien la signification de la démocratie s'est brouillée (...) . Le mot en est arrivé à servir simplement de description à l'Etat-thérapeute. Aujourd'hui, quand nous parlons de démocratie, nous renvoyons le plus souvent à la démocratisation de l' "estime de soi". (...) Diversité, compassion, (re)prise de pouvoir, (re)prise de statut expriment l'espoir indistinct que l'on pourra surmonter les divisions profondes de la société américaine à force de bonne volonté et de discours aseptisé. (...) Dans cette obsession pour les mots, nous avons perdu de vue les dures réalités qu'il est impossible d'adoucir en se contentant de flatter l'image que les gens se font d'eux-mêmes. (...) La démocratie fonctionne de manière idéale quand les femmes et les hommes agissent par et pour eux-mêmes, avec l'aide de leurs amis et de leurs proches, au lieu d'être dépendants de l'Etat. (...) Ce ne sont pas les individus qui constituent les unités de base de la société démocratique, mais les communautés se gouvernant elles-mêmes. C'est le déclin de ces communautés qui, plus que tout le reste, remet en cause l'avenir de la démocratie.
(...) La démocratie demande un échange vigoureux d'idées et d'opinions. Comme la propriété, les idées doivent être distribuées aussi largement que possible. Pourtant, bon nombre des "gens de bien", selon l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes, ont toujours été sceptiques quant à la capacité des citoyens ordinaires à saisir des problèmes complexes et à produire des jugements critiques. (...) Le journalisme a été façonné par des réserves assez semblables sur les facultés de raisonnement des femmes et des hommes ordinaires. (...) Ce qui nous rappelle que c'est le débat lui-même, et le débat seul, qui donne naissance au désir d'informations utilisables. En l'absence d'échange démocratique, la plupart des gens n'ont aucun stimulant pour les pousser à maîtriser le savoir qui ferait d'eux des citoyens capables. (...) Une fois que l'on a déclaré que savoir et idéologie étaient équivalents, il n'est plus nécessaire de débattre avec vos adversaires sur un terrain intellectuel ou d'entrer dans leur manière de voir. Il suffit de les diaboliser comme étant eurocentriques, racistes, sexistes, homophobes - autrement dit, politiquement suspect.
(...) Nous sommes devenus une nation de minorités ; il ne manque que leur reconnaissance officielle en tant que telles pour achever le processus. Cette parodie de "communauté" - terme fort à la mode mais qui n'est pas très bien compris - charrie avec elle le postulat insidieux selon lequel on peut attendre de tous les membres d'un groupe donné qu'ils pensent de la même manière. L'opinion devient ainsi fonction de l'identité raciale ou ethnique, du sexe ou de la préférence sexuelle. Des "porte-parole" auto-désignés de la minorité appliquent ce conformisme en frappant d'ostracisme ceux qui dévient de la ligne du parti - par exemple ces noirs qui pensent "blanc".
Combien de temps encore l'esprit de libre examen et de débat ouvert peut-il survivre dans de telles conditions ?
Christopher Lasch, La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, Champs Essais, Editions Flammarion, 2007 - ISBN 978-2-0812-3681-3
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