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Question deux : quelles en sont les limites et les particularités?

Publié le 13 mai 2013 par Aicasc @aica_sc

Michèle Baj Strobel

En étant le plus subjectif possible, je pense que le critique ne devrait pas tenir compte ni de la mode ni des opinions diverses. C’est un travail très intime et sensible dans le sens où il fait appel aux convictions profondes. Je me dis qu’il ne faut surtout pas avoir peur de choquer ou d’aller à contre-courant. Il ne faut non plus craindre ne pas tout savoir, afficher ses lacunes, la critique est forcément partiale, on peut se tromper, cela fait partie du jeu. Qui détient la vérité d’une œuvre ? Toutes les opinions peuvent se défendre et si elles s’expriment avec honnêteté et conviction, elles ne peuvent que faire avancer la compréhension d’une démarche.

LA DIVERGENCE DES REGARDS et des opinions me semble être la meilleure garantie d’authenticité parce que s’il est un domaine où la pluralité des opinions devrait régner, c’est bien celui de la critique d’art. Mais ce n’est pas souvent le cas, on note généralement un grand consensus et cela surtout dans des petits pays où l’on se connaît, s’observe et se critique d’autant plus que le fait de se singulariser par une opinion très tranchée n’apporte que sarcasme et rejet.

Nous devrions en groupe participer à une critique commune, de style « regards croisés » et ainsi les divers points de vue auraient tout loisir de s’exprimer d’autant plus que chaque participant n’a pas la même connaissance du contexte de l’œuvre.

 Bruno Pédurand 

Les limites et  les particularités de la critique sont liées à la difficulté de faire coexister deux langages ayant chacun leur propre modalité de présence au monde et des stratégies discursives parfois opposées. Les mouvements de la modernité avaient pour particularité de proposer un positionnement esthétique partagé par un certain nombre d’artistes et de théoriciens autour d’un manifeste faisant office à la fois de déclaration sur l’honneur et de profession de foi. La post modernité au travers de l’art contemporain  marque la fin des mouvements artistiques   au profit  de l’émergence d’une figure de l’artiste super star. Ce nouveau paradigme semble redéfinir la fonction du critique qui se doit de souscrire à la logique du spectacle s’il veut donner un minimum de résonance à  son propos.

Le critique aujourd’hui peut facilement se transformer en VRP des artistes qu’il défend et la tentation  est grande de s’ériger en promoteur zélé et intéressé. 

 Suzanne Lampla

A la base, j’ai pu remarquer qu’il y a parmi les critiques d’ici, beaucoup d’enseignants, d’universitaires de professeurs d’art, ou travaillant dans le domaine de l’art.Il semble qu’il en est de même à Barbade, à Cuba et à la Jamaïque. Sans oublier les collectionneurs et propriétaires de galerie d’art. La galerie Zemicon à  Barbade par exemple a longtemps constitué une plateforme importante pour la promotion des artistes locaux et caribéens. S’agissant de la diffusion on peut souligner le travail des nombreuses revues présentées lors du symposium Revues en Vue qui regroupait des intervenants de plusieurs régions, malgré les difficultés et le coût des transports d’une région à l’autre. Par ailleurs on a vu se multiplier les revues ou publications en ligne qui, si elles constituent un enrichissement pour les lecteurs impliquent un travail de traduction. La barrière de la langue ne devrait plus constituer un obstacle aux échanges entre les régions.

ANO

 Si la nécessité d’une « cartographie » des champs de questionnement du critique et plus largement du chercheur en esthétique est une question qui se pose avec insistance dans ma pratique de recherche, cette « cartographie » est d’autant plus utile qu’aujourd’hui l’art devient difficile de lecture. Selon  moi une donnée domine sur les autres : L’art se dématérialise à toute vitesse ! 

Cette réalité hors du vieux couple fond/forme rend la tâche du critique et du chercheur compliquée, d’où la nécessité d’une « carte » pour se diriger dans la jungle des champs de questionnements développés par les critiques.

Mais qu’entends-je par « l’art se dématérialise » et quelle implication ?

Le constat est que nous habitons un espace d’un art mondialisé où l’art tente d’abolir ses vielles notions du bien-faire une praxis matérielle sédimentée (peinture, sculpture, etc.). L’art tente en quelque sorte de ne plus imiter la vie, mais d’être la vie elle-même. L’art tente d’abolir les limitations qui font d’elle une discipline avec des techniques et des codes clairs. Par ailleurs les formes d’activismes utilisées par les minorités Queer, Noirs ou féministes ont fortement contribué à faire de l’œuvre une performance, un projet politique. Alors l’œuvre n’est plus cet objet matériel bien connu comme un tableau ou une sculpture, mais peut-être un engagement, un geste, un discours et même la vie sans intérêt de l’artiste qui dort, mange ou défèque.

À titre d’exemple, l’artiste noir américain David Hammons qui excelle dans les pratiques activistes vend en 1983 sur les trottoirs de New York des boules de neige aux passants. Ce dernier dit même : « moins je fais [matériellement] et plus je suis un artiste ». Certaines  formes d’activisme politique ont même pour objectif de modifier directement le réel. À ce sujet le groupe « Yes man » est exemplaire. Ce dernier truque la réalité en faisant de fausses annonces politiques, économiques ou culturelles « couillonnant » dans le même élan les spectateurs et les professionnels qui prennent l’œuvre  (verbale et  délirante) pour  “la réalité”. Impossible alors de départir le vrai du faux. Ces “nouvelles tartes à la crème” sont balancées avec une mousse de mots et un projet politique si maîtrisés que les victimes de ces « faux » n’ont sur le moment aucune chance d’y voir clair. L’œuvre ici n’est plus un objet, mais bel et bien une action, une verbalisation dans un contexte donné.

L’implication principale est que la question toute puissante des legs matériels et des styles plastiques absents aux Antilles trouvent  aujourd’hui une forme de fin de non-recevoir. Tous les défenseurs d’un style ou d’une école d’un “vrai” art antillais façon art naïf haïtien sont en passe de se casser les dents sur une réalité émanant autant des grands centres d’art (occidentaux) que de leurs périphéries.

À la lumière de ces actions, ce qui est lancé comme défi au critique en Caraïbe est d’affuter son regard autant sur La politique (matérialisation des logiques de pouvoirs au sein de la société par les images, les discours et les représentations) et le politique  (cette fois-ci au sens de l’exercice du pouvoir des hommes et des partis), car comme le rappelle D. Brebion ou Stuart Hall il n’y a pas une Caraïbe, mais des Caraïbes avec des destins très différents.

Plus que jamais pour le couple  critique/artiste, il n’y a plus seulement un bien-faire l’art, mais surtout un bien lire La politique afin de bien définir son action.

Ainsi il m’apparaît (peut-être à tort) que la limitation principale de l’action critique en Caraïbe découle de la théorie que manipule le critique en Caraïbe.

Mais comment la théorie peut-elle limiter l’action critique ?

La théorie se révèle un puissant moteur de projections culturelles et identitaires pour une société, mais cette théorie peut aussi inféoder la pensée du critique caribéen à un modèle « préfabriqué ». J’entends par là que les théories, les concepts et les notions véhiculent devers elles les politiques culturelles de leurs terreaux d’origines (politique ici est entendue comme projet de développement de l’expérience esthétique dans et pour une société donnée). Si ce que j’avance a une quelconque probabilité d’exister alors les alternatives sont simples, soit ces théories aident nos créations contemporaines à s’épanouir  ou soit elles les jugulent en une écrasante standardisation des pratiques et des discours.

Pour bien illustrer et contextualiser ce danger latent, le sociologue Annibal Quijano pense que certaines théories universitaires (en l’espèce les théories de l’interdisciplinarité si chère aux arts) ne peuvent être appréhendées sans le modèle cognitif du pouvoir qui l’a produit. Selon ce dernier les théories de l’interdisciplinarité affichent l’ambition des pouvoirs concentrés par l’occident d’accroitre cette concentration et ainsi «  d’atteindre à la validité universelle, ce qui établit avec les autres cultures des relations qui paralysent tout développement réel ».

Autrement dit pour des minorités comme les nôtres, les remèdes de la théorie peuvent être de violents poisons pour le critique ainsi que pour l’artiste « apolitique » ou peu attentif à ces données.

Par ailleurs la critique québécoise T. St-Gelais, engagée dans les études des minorités en arts à l’UQAM (études féministes), souligne l’aspect fondamental de l’engagement politique pour les minorités lors de ses séminaires et nous engage à penser  que lors du passage du « dedans » vers le «  dehors » la théorie met « un mot, un vocable » sur l’indicible et l’innommé. On comprend aisément alors que dénaturer une pratique avec un mot, une théorie, un concept, une notion fortement chargée d’une politique exogène peut faire imploser ou pervertir un sens qui peine à émerger dans une jeune culture au profit du cadre universitaire confortable et dominant.

Ainsi mettre un mot sur l’inommé en Caraïbe n’est pas un acte anodin ni un jeu intellectuel sans conséquence,  c’est un acte courageux, risqué et difficile qui affiche une politique de défrichage et d’innovation de son dire.

En substance, en plus de l’engagement et son aptitude à bien lire La politique et le politique, le critique en Caraïbe à la particularité d’être un démineur. Un démineur qui risque nos devenirs esthétiques en amorçant ou désamorçant des théories. Bref son doigté critique peut être aussi dévastateur que constructif. Ainsi la limite de son action s’établit aussi au regard des risques qu’il consent prendre.

 Sophie Ravion d’Ingianni

 Je pense que le petit territoire de la Martinique (et c’est l’objet des différentes questions) ne permet  peu, voire pas,  un travail en toute liberté pour le critique d’art. Il n’y a pas suffisamment de distance critique et pas encore une histoire historique de la critique qui ouvrirait le champ d’une critique d’art pensée et maturée. Mais tout cela est en fonction de l’impact de l’histoire" historique", du temps et de l’espace. Justement, l’art et l’histoire de l’art sont récents en Martinique et il faut le temps pour "stratifier" ce ferment qui est pourtant riche et prometteur. 

 La question suivante :

Est- il possible d’exercer pleinement la mission de critique en Martinique et dans la Caraïbe et pour quelles raisons ?


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