Le tourisme de mémoire peut gâcher votre voyage ou l’enrichir. A l’opposé du « tourisme du génocide » au Cambodge, l’île de Gorée, symbole mondial de la traite négrière, ne tombe dans aucun piège : mémoire et plaisir s’y conjuguent.
Le souvenir de Cheoung Ek
A une quinzaine de kilomètres de Phnom Penh (capitale du Cambodge), les anciens charniers de Cheoung Ek. Ce « musée de la mort » à ciel ouvert est l’un des plus importants lieux de mémoire du génocide Khmer rouge (1975-1979). Ici, près de 9 000 corps furent exhumés en 1980, victimes innocentes de la barbarie.
A l’entrée, un parallélépipède rectangle en verre de 4 mètres de côtés et d’une quinzaine de mètres de haut rempli de crânes humains. De pseudo-guides vous alpaguent, jurent qu’ils connaissent toute l’histoire, que leurs propres mère, père, oncle, frère ou sœur y furent massacrés. Vous visitez, entre nausée et incrédulité, 130 trous vides, où s’amoncelèrent un jour hommes, femmes et enfants. On vous montre un arbre et, geste à l’appui, comment les bébés y étaient jetés à mains nues. Vous entendez l’insoutenable pendant une petite demi-heure. A la sortie, une plaque qui débute par ces mots : « Le génocide cambodgien est pire que le génocide juif car il a été perpétré par des Cambodgiens contre d’autres Cambodgiens ».
Il faut alors une sacrée dose d’indifférence ou de recul pour continuer à goûter son voyage. Plusieurs jours après la visite, mon estomac est noué, et ma langue, pâteuse, a gardé le goût tenace et poisseux de l’abominable. Encore aujourd’hui, quand je pense au Cambodge, les temples d’Angkor se mélangent aux charniers.
« Je retournerai un jour à Gorée »
A l’opposé d’une telle expérience : l’île de Gorée, au Sénégal. Cette bande de terre en pleine baie de Dakar symbolise (1) le point de départ de millions d’Africains enchaînés vers les Amériques. Trois siècles de commerce de l’être humain en tant que marchandise dont il est vain de tenter d’imaginer chaque souffrance. Combien de vies brisées ? Combien de tortures et d’humiliations ? Combien de larmes ?
En quittant Dakar ce matin d’avril 2013, l’Atlantique est plein de soleil. Je me remémore quelques lignes de livres d’Histoire sur l’esclavage, quelques images de films aussi. Mais ce qui me hante et me revient sans que je ne l’appelle, c’est Cheoung Ek. Que m’apportera cette visite ? En sortirai-je accablé ? Ecœuré ? Que va-t-on me montrer ?
Gorée est à une vingtaine de minutes de Dakar en ferry. Le voyage est agréable. On effectue quasiment le tour de cette île minuscule avant d’en atteindre le rivage. Et déjà, Phnom Penh s’éloigne.
La jetée est en vieux bois gris. A droite, une petite plage où des enfants jouent, à gauche, une ruelle s’enfonce au milieu de vieilles bâtisses coloniales. La terre ocre rouge signale que nous sommes toujours en Afrique, et le vent océanique finit de balayer les inquiétudes. Gorée est classée au patrimoine mondial de l’Unesco. Elle est désormais dans le mien. L’île est belle et joyeuse. Une église, une mosquée, des ruines, des musées, des restaurants, et un nombre raisonnable de touristes. On se balade dans des rues étroites qui évoquent la vieille ville de Macao, signe du long passage des Portugais (2). Il fait bon y être, qu’il doit faire bon y vivre!
Un plaisir différent mais toujours présent après la visite de la Maison des esclaves. Une plongée courte et intense dans les drames de l’Histoire. Sans pathos, sans concurrence de la mémoire et sans commerce de l’horreur. Pourtant, aucun des faits n’est omis, jusqu’à la participation active de certaines tribus africaines.Le responsable de la maison, un Sénégalais imposant, entre deux âges, raconte de sa voix grave l’histoire des lieux. Les mots sont précis, le verbe soigné. Une présentation de dix minutes qui laisse coi. Suit la visite libre. Au rez-de-chaussée, les geôles où les esclaves pouvaient attendre plusieurs semaines avant d’être embarqués. Au bout d’un passage aux murs en pierres polies, le chemin qui mène vers le voyage sans retour. A l’étage, deux chaînes d’esclave sont exposées, et l’histoire du commerce triangulaire par des images simples et des textes courts. Un balcon frappé par le vent donne sur l’Atlantique.
Une exposition sobre et touchante, dont on ressort ému mais intacte, un peu plus sage surtout. Avec une ambition réaffirmée pour chaque visiteur : « plus jamais ça ».
L’espoir est sauf. Le pari réussi, le voyage aussi.
Je retournerai un jour au Sénégal et j’emmènerai mes enfants sur la petite île de Gorée, où ils apprendront, dans un lieu magnifique et paisible, un peu de l’atrocité de notre humanité.
« Effleurer ta main est page d’histoire
hors mensonge
se raconter en mots familiers et silence
mon amour
voir ton sourire éclairer la planète
est bonheur encore parmi les ténèbres
rebelles à toute lecture du chaos »
Tanella Boni, Gorée l’île Baobab, Ed. Les écrits des Forges
Hommes, femmes et enfants étaient dans des cellules séparées. Pour des raisons de contingence, médicales ou autres, ils pouvaient rester enfermés ici plusieurs mois avant d’embarquer.
" data-orig-size="800,1071" data-image-title="Prison hommes" data-orig-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/377.jpg" height="140" width="210" data-medium-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/377.jpg" />L’Amirauté est l’un des restaurants qui accueillent les touristes. Un des seuls qui ne soient pas proche de l’embarcadère. Au menu, de nombreux poissons.
" data-orig-size="800,590" data-image-title="Amirauté" data-orig-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/365.jpg" height="140" />A gauche, l’une des rares maisons en pierres non peinte de l’île.
" data-orig-size="800,589" data-image-title="Ile de Gorée" data-orig-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/361.jpg" height="140" width="210" data-medium-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/361.jpg" />Un kilomètre environ sépare les deux extrémités de l’île.
" data-orig-size="800,462" data-image-title="Ile de Gorée" data-orig-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/339.jpg" height="140" width="210" data-medium-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/339.jpg" data-image-meta="{" />Certaines maisons sont dans un grand état de délabrement, surtout dans la partie nord de l’île. Un artiste tente d’investir actuellement celle-ci afin d’y exposer ses toiles pour les vendre aux touristes.
" data-orig-size="800,589" data-image-title="Ile de Gorée" data-orig-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/396.jpg" height="140" width="210" data-medium-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/396.jpg" />L’éclairage public comme le nom des rues sont des témoins de la longue présence française…
" data-orig-size="800,1056" data-image-title="Ile de Gorée" data-orig-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/340.jpg" height="140" width="210" data-medium-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/340.jpg" data-image-meta="{" />A côté de la jetée, une petite plage où les collégiens et lycéens viennent se baigner l’après-midi et d’où les pêcheurs partent en pirogue le matin.
" data-orig-size="800,575" data-image-title="Ile de Gorée" data-orig-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/393.jpg" height="140" width="210" data-medium-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/393.jpg" data-image-meta="{" alt="Ile de Gorée" aperture="aperture" />Tous les prisonniers étaient pesés. Pour être « choisi » pour le voyage sans retour, un poids minimum était requis : 60kg pour les hommes et 45kg pour les femmes. S’ils faisaient moins, ils étaient gardés et nourris le temps de dépasser cette limite. Si au bout d’un mois ce n’était toujours pas le cas, ils n’étaient pas sauvés pour autant, et étaient utilisés comme esclaves sur le continent.
" data-orig-size="800,1026" data-image-title="Chambre de pesage" data-orig-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/376.jpg" />La maison des esclaves est composée de nombreuses cellules. Ici, les prisonniers jugés les plus « difficiles ».
" data-orig-size="800,552" data-image-title="Cellule des récalcitrants" data-orig-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/373.jpg" height="140" width="210" data-medium-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/373.jpg" data-image-meta="{" alt="Cellule des récalcitrants" aperture="aperture" />Vue de Dakar de la côte est de Gorée. On distingue le port à droite et le quartier d’affaires en face.
" data-orig-size="800,483" data-image-title="Au loin, Dakar" data-orig-file="http://www.caraporters.fr/wp-content/uploads/2013/05/385.jpg" height="140" />Cette jeune fille épluche et prépare le pain de singe, fruit du baobab. Le baobab est le symbole du Sénégal. Contrairement à l’idée reçue, ce n’est pas un arbre mais un herbacé. Son fruit est utilisé, notamment par l’ethnie Sérère, pour concocter une boisson amère appelée « bak ».
" data-orig-size="800,1058" data-image-title="Ile de Gorée" />Quelques « placettes » par endroit. Celle-ci se situe à la sortie de l’école primaire.
" data-orig-size="800,1071" />L’ancien fort d’Estrées abrite le musée historique, musée consacrée à l’histoire du Sénégal.
" data-orig-size="800,544" data-image-title="Ile de Gorée" />(1) Selon certains historiens le nombre d’esclaves effectivement partis de Gorée est quantité négligeable comparativement à l’ensemble de la traite négrière
(2) L’île fut découverte par les Portugais en 1444, puis passera entre les mains hollandaises (1617), françaises (1677) et sporadiquement anglaises