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Culture et révolution en Egypte (1/2) : danger de “frérisation” ?

Publié le 23 mai 2013 par Gonzo

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En proie à toutes sortes de difficultés, le gouvernement Morsi s’est peut-être créé un nouveau problème en nommant à la tête du ministère de la Culture, il y a quelques semaines, un certain Alaa Abdel-Aziz (علاء عبد العزيز). Après le court intermède assumé par Gaber Asfour dans le dernier gouvernement sous Moubarak, le premier titulaire, Imad Abu Ghazi, avait été déjà remplacé par Saber Arab, lui-même démissionnaire depuis février.

Succédant au règne interminable de Farouk Hosni (presque 20 ans), la valse des responsables continue donc, avec cette fois la nomination d’un illustre inconnu. Titulaire, en 2008, d’une thèse sur le cinéma et la post-modernité, le nouveau ministre, à peine nommé, reçoit une volée de bois vert de la part des acteurs du champ culturel qu’il est censé administrer : articles incendiaires dans la presse (ici Al-Quds al-arabi, en arabe, comme toutes les autres références de ce billet), pétitions d’artistes et d’intellectuels réunis au sein du Comité national pour la défense des droits et des libertés de pensée et de création (اللجنة الوطنية للدفاع عن حقوق وحريات الفكر والإبداع ), le tout sur l’air bien connu des menaces de « frérisation » (إخونة) de la culture (entendre : les risques de main-mise du parti au pouvoir sur l’appareil culturel d’Etat).

Le nouveau ministre a en effet attiré sur lui la foudre en décidant de modifier le nom d’une collection : fondée par Suzanne Moubarak, la Bibliothèque de la famille est devenue la Bibliothèque de la révolution. Une affaire d’Etat apparemment, puisqu’elle a provoqué toutes sortes de critiques et plusieurs démissions, dont celle du patron des éditions nationales, Ahmed Mugahed. Moins médiatisée, on prend connaissance malgré tout, grâce à cet article dans Al-Hayat, d’une autre décision, plus intéressante, celle de redistribuer à l’ensemble du personnel les 80 000 dollars réservés, chaque trimestre, aux hauts fonctionnaires du ministère !…

Démagogie de la part du nouveau responsable trop heureux de régler leur compte, d’une manière parfaitement inattaquable, à quelques intellectuels et artistes toujours suspects d’être fondamentalement hostiles au parti au pouvoir ? Vociférations de profiteurs qui agitent les menaces à l’encontre des libertés pour mieux défendre des intérêts corporatistes ? Que penser de cette nouvelle polémique qui, à partir de la question des politiques culturelles, remet une fois de plus dans le débat public la question, très politique, de la culture ?

La « frérisation » de la culture, c’est peu de dire qu’on en a beaucoup parlé. En Egypte comme ailleurs – la Tunisie par exemple, avec l’affaire du Printemps des arts en juin 2012 [voir ce précédent billet] –, une partie de l’intelligentsia (intellectuels, artistes, et « faiseurs d’opinion » souvent complaisamment relayés à l’étranger…) n’a eu de cesse de faire part de ses craintes, non sans certaines outrances du type « afghanisation de la culture »… Depuis les changements politiques au début de l’année 2011, et plus encore après le verdict des urnes quand il y a eu des élections comme en Egypte, chaque controverse est ainsi l’occasion de dénoncer le retour de la hisba (une sorte de police morale héritée du Moyen Age).

Des notoriétés connues pour leurs idées progressistes ont fait part de leurs craintes (l’actrice Yusra, entre autres exemples fort nombreux : voir cet article), des comités et des débats ont été organisés pour défendre « les droits et les libertés de la création face aux défis de la révolution et de l’avenir » ; on a même été jusqu’à laisser entendre – non sans fondement peut-être – que le gouvernement était prêt à brader le patrimoine national pour quelques sous (qataris en l’occurrence : article dans Al-Akhbar)…

Le bilan, provisoire sans doute, est pourtant loin d’être ce que pouvaient laisser craindre ces multiples cris d’alarme. Certes, la situation du ministère de la Culture n’est pas brillante, mais c’est sans doute le cas dans tous les autres. De fait, le pouvoir a placé ses hommes à la tête des organes de presse officiels mais aucun pouvoir n’a manqué de le faire, et la main-mise des « Frères » sur la culture n’est pas aussi rude que le contrôle qu’ils cherchent à imposer sur l’information… Les multiples « incidents » souvent montés en épingle – au centre culturel Sakiet el-Sawi, réputé « conservateur », mais aussi à la Foire du livre – ont fait long feu car ceux qui étaient prêts à monter au front pour défendre les libertés n’avaient pas grand-chose à se mettre sous la dent.

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Plus important peut-être, le champ de la culture « populaire /de masse », celui des films, des vidéos, des feuilletons, peut faire l’objet de la même appréciation d’ensemble : les vidéos à la limite de la vulgarité de Sama El-Masri (voir ce billet) ont passé et repassé, les films « mauvais genre » ont été distribués sans problème (3abdo MoOta par exemple, voir ce billet), les sketchs critiques de Bassem Youssef n’ont pas été purement et simplement supprimés (encore un billet). Mieux, s’il y a eu quelques condamnations, quelques affaires de censure, bien d’autres, sinon davantage, ont connu une fin plus heureuse. A commencer par quelques procès hautement symboliques, tel celui intenté à Adel Imam pour « offense à l’islam » (voir cet article). Fort publiquement, l’acteur fétiche du cinéma et du feuilleton égyptiens a d’ailleurs veillé à serrer publiquement la main de Muhammad Badee (محمد بديع), le « guide » de la Confrérie des Frères musulmans (article dans Al-Akhbar) : un signe pour ce baromètre infaillible de l’opinion égyptienne, doué d’une science innée pour savoir d’où souffle le vent !

Au grand dam de certains, ceux qui n’avaient pas craint de faire leur autocritique en dénonçant trop de compromissions de la part des intellectuels « bouffant au râtelier » de l’ancien pouvoir (les « intellectuels d’étable » comme on les appelle en arabe :مثقفو الحظيرة), le nouveau régime, non seulement n’a pas imposé sa « frérisation », mais il n’a même pas donné un bon coup de balai dans les milieux où règnent pourtant les renvois d’ascenseur et même la corruption (voir ce billet sur la mafia des prix littéraires). Certains en viennent même à exprimer leur ras-le-bol de subir indéfiniment le règne sans partage du poète Higazi (أحمد عبد المعطي حجازي , né en 1935 : article dans Al-Hayat).

Avec un peu de recul, on pourrait même affirmer que la nouvelle équipe arrivée au pouvoir au terme d’un épisode révolutionnaire s’est même montrée assez magnanime. Il y a quelque temps, la justice égyptienne a ainsi innocenté des accusations de détournement de fonds qui pesaient contre lui l’ancien ministre de la Culture, Farouk Husni, qui va pouvoir couler des jours heureux et ensoleillés aux Emirats arabes unis…. Le gouvernement des « Frères », sous la houlette du président Morsi, n’a vraiment pas la dent dure car, pour ce qui est de la « scène culturelle et intellectuelle légitime », il aurait pu se souvenir que, grosso modo, elle s’était prononcée sans hésiter en faveur de son principal rival, Ahmed Shafiq (article dans Al-Hayat).

Si souvent dénoncée, la frérisation de la culture, n’est donc pas si manifeste que cela, en tout cas pas au niveau des politiques culturelles officielles. La révolution égyptienne n’aurait-elle donc aucune conséquence dans le domaine de la culture ? Pas certain !… La suite, la semaine prochaine, mais plutôt milieu de semaine;-)


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