Ahmed el-Attar, devant l’affiche du D-CAF
Quel avenir pour la culture en Egypte ? A priori, aucun ! On a beaucoup parlé des menaces de « frérisation » (voir le précédent billet), mais il y a bien d’autres dangers. La crise économique notamment, qui frappe tous les secteurs, à commencer par ceux de la production audiovisuelle (cinéma et feuilletons télé). Importants pourvoyeurs de commandes, les services du ministère de la Culture sont aussi totalement désorganisés, comme on a pu s’en rendre compte, par exemple, lors du 6e festival du théâtre national en Egypte en avril dernier (article dans Al-Hayat) : manifestation lors de l’inauguration de jeunes artistes « oubliés » dans les invitations ; un tiers des représentations annulées, pour des motifs parfois ahurissants (absence de réservation pour une troupe qui devait en principe venir de Port-Saïd) ; ministre pris publiquement à partie lors de la remise des prix…
Même les institutions chargées, en principe, de défendre les intérêts des artistes créent des problèmes. Au syndicat des musiciens par exemple, c’est un certain Mustafa Kamel qui a été élu il y a quelques jours (article dans Al-Akhbar), provoquant la consternation de tous qui ceux comparent cet obscur parolier et compositeur « populaire » aux grands noms qui ont marqué l’histoire d’une institution fondée par Oum Koulthoum… Une élection qui ne va pas améliorer la situation des musiciens indépendants : en plus de la crise économique et du harcèlement des religieux les plus extrémistes, ces jeunes voix de la révolution du 25 janvier doivent en plus affronter les demandes d’interdiction d’un syndicat qui, pour des raisons corporatistes, voudrait interdire à ces « amateurs » de se produire !
En dépit de tout cela, de nombreux témoignages soulignent la vitalité de la scène culturelle. Le Festival du centre ville pour les arts contemporains (D-CAF, Downtown Contemporary Art Festival) vient d’achever sa seconde édition : quatre semaines d’expositions (deux fois plus que l’année dernière), de concerts, d’événements en tous genres dans des lieux parfois improbables (théâtres et cinémas, parfois fermés depuis des lustres, appartements, hôtels…) En plein air, dans la rue, il y a eu aussi des spectacles de danse, du théâtre pour enfants, sans oublier de nombreux ateliers, pour la création de courts métrages réalisés avec des téléphones mobiles par exemple. Au total, 90 artistes locaux, et autant d’invités étrangers (Europe, Tunisie, Iran).
Une exception ? Pas vraiment : avant D-CAF se sont ainsi tenus, rien que pour le mois d’avril (article dans le déjà regretté Independent), d’autres festivals du même type : Alternative Solution (حال بديل) ou encore Al Fan Midan (littéralement, « l’art est une place ») à Assiout. On pourrait facilement allonger la liste, comme le fait cet article dans Al-Monitor, en mentionnant le Cairo Jazz Festival ou encore le Digital Art Festival.
Pour Ahmed el-Attar, le fondateur (portrait sur le site – par ailleurs intéressant – Conflict and Culture), réussir une initiative telle que D-CAF, c’est bien entendu faire revivre le centre-ville comme lieu d’expériences culturelles, lesquelles ont également été proposées dans les provinces. Mais c’est surtout, montrer à tout le monde et surtout à soi-même qu’on est capable, dans l’Egypte d’après la révolution, de réussir un projet aussi ambitieux !
Pour son budget (350 000 dollars), le Festival du centre-ville pour les arts contemporains a essentiellement recours à l’initiative privée, avec en particulier le Alismaelia Consortium, un groupe d’investisseurs immobiliers (voir cet article) qui rachète à tout va les beaux immeubles du siècle dernier. On apprécie ou pas le « généreux » geste des donateurs qui ont certainement intérêt, au sens financier du terme, à changer l’image du centre de la capitale, mais il est incontestable que le « mécénat » privé est la seule alternative qui peut palier aujourd’hui le défaut de la puissance publique. Entamé depuis longtemps déjà, sous Sadate, le mouvement de « privatisation » de la culture va donc s’accélérer encore dans l’Egypte de l’après Moubarak.
Particulièrement visible, et certainement appelée à être beaucoup commentée par une fraction au moins du champ culturel et intellectuel – les nostalgiques, sincères ou opportunistes des politiques culturelles publiques de jadis –, cette évolution n’est toutefois pas la seule que connaît aujourd’hui le monde de la production culturelle en Egypte. D’autres aspects commencent à apparaître, avec par exemple la place particulièrement centrale occupée désormais par les arts visuels.
Spectateurs jouant avec “SMSlingshot”, une installation de VR/Urban au Digital Art Festival in Cairo in April 2013. (photo by Mostafa Abdel Aty)
Est-ce la trace de l’explosion de créativité plastique dont témoignent les graffitis et autres fresques révolutionnaires qui ornent certains murs de la capitale égyptienne ? (Voir ces deux billets, ici et là.) Toujours est-il que la création visuelle semble se tailler la part du lion dans les programmations contemporaines. Certes, comme le mentionne cet article, des lieux historiques ferment, à l’image du célèbre ACAF (Alexandria Contemporay Art Forum), mais ils sont bien plus nombreux à ouvrir, tels Beirut, Cimatheque, Medrar for Contemporary Arts, 100 Copies, à la fois galeries, ateliers, et lieux d’exposition, qui mélangent les genres et les activités, dans des lieux alternatifs (des appartements notamment).
Observatrice très informée de la scène cairote, Ursula Lindsey brosse, pour The Arabist, un tableau en définitive assez optimiste de la création artistique actuelle. A travers l’exemple de Art el-Lewa, un projet indépendant développé dans une zone d’urbanisation dite spontanée, elle souligne l’effet positif de la situation actuelle où les acteurs concernés savent qu’ils ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes. Avec cette conséquence, dans le contexte très particulier de la période actuelle, que cette « nouvelle » responsabilité des acteurs les incite à rompre avec certains circuits un peu marginaux et élitistes de la scène artistique passée, et à rechercher de nouveaux canaux grâce auxquels ils pourront toucher de plus larges publics.
Un autre article d’Ursula Lindsey, dans lequel elle décrit notamment une installation présentée dans la vitrine d’un magasin du centre-ville dans le cadre du D-CAF, met très bien en évidence les moyens que se donnent les artistes, en l’occurrence Yasmine El-Ayaat et Genzeer, un des « graffeurs » de la révolution, pour entamer un dialogue avec le public, une chose largement inédite pour ce qui est des arts visuels arabes, surtout dans leur forme ultra-contemporaine.
Mais c’est précisément une spécificité de l’expression plastique dans ses formes numériques actuelles, à en croire Sarah el-Sirgany qui revient elle-aussi, dans cet article, sur différentes installations présentées lors de D-CAF (l’article comporte notamment une vidéo de Vs., une installation de Sameh al-Tawil, particulièrement savoureuse). Elle explique ainsi comment l’art numérique modifie les frontières entre l’artiste et le spectateur, changeant dans le même mouvement les définitions traditionnelles de l’art politique (Digital art, which featured prominently in numerous festivals and events this past few months, distorted the traditional lines defining political art and expression. Its interactive nature blurred the boundaries between the artist and the spectator, inviting the audience members to intervene in the innovative process and shape the artwork into a unique experience of their own.)
A observer la scène plastique, on voit donc que la « société en conversation » du Net ouvre des perspectives nouvelles aux « producteurs de valeurs ». C’est ainsi que se forment – en dépit des multiples difficultés que traversent les pays de la région –, les arabités numériques de demain.