Polémique sur l’usage de l’anglais dans l’enseignement supérieur en France. Première partie : état des
lieux.
La loi Fioraso et l’enseignement en anglais ont cristallisé des
inquiétudes sur le devenir de la langue française. Dans un premier temps, j’apporterai ici quelques éléments factuels avant de proposer une analyse plus personnelle.
Présenté au conseil des ministres du 20 mars 2013, le projet de loi sur l’enseignement supérieur et la
recherche est dit projet de loi Fioraso, car le texte a pris le nom de son auteur, la Ministre de
l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Geneviève Fioraso (58 ans), ancienne enseignante d’anglais, ancienne dirigeante de star-up, depuis 2003, présidente de Minatec, le pôle de
nanotechnologies de Grenoble, et depuis mars 2001, adjointe au maire de Grenoble (pôle d’excellence) chargée de l’économie, de l’emploi, de l’université et de la recherche (notons au passage
qu’elle a gagné une circonscription réputée ingagnable le 17 juin 2007 …face à l’ancien ministre Alain Carignon, qui voulait ravir le siège de son ancien suppléant, Richard Cazenave !).
Le projet a été solennellement adopté en première lecture à l’Assemblée Nationale ce mardi 28 mai 2013, peu
avant dix-sept heures, par 289 voix contre 248 sur 537 votants. L’un des points les plus critiqués fut son article 2, adopté le 23 mai 2013 par les députés.
L’article 2 touche en effet à la langue d’enseignement dans les établissements supérieurs. Évoquer la langue,
c’est, comme pour le mariage, évoquer un sujet sensible, presque intime, auquel tient chaque personne, dans lequel chaque personne se sent
impliquée.
Que dit cet article du projet ?
Revenons d’abord à l’existant.
La langue d’enseignement est essentiellement régie par la loi Toubon du 4 août 1994. Elle a généré l’article
L.121-3 du Code de l’éducation selon les termes suivants : « La langue de l’enseignement, des examens et concours, ainsi que des thèses et
mémoires dans les établissements publics et privés d’enseignement est le français, sauf exceptions justifiées par les nécessités de l’enseignement des langues et cultures régionales ou
étrangères, ou lorsque les enseignants sont des professeurs associés ou invités étrangers. » et a toutefois apporté une dérogation : « Les écoles étrangères ou spécialement ouvertes pour accueillir des élèves de nationalité étrangère, ainsi que les établissements dispensant un enseignement à
caractère international, ne sont pas soumis à cette obligation. ».
L’article 2 du projet de loi Fioraso qui a été voté en première lecture rajoute un paragraphe supplémentaire
qui précise : « Des exceptions peuvent également être admises pour certains enseignements lorsqu‚elles sont
justifiées par des nécessités pédagogiques et que ces enseignements sont dispensés dans le cadre d‚un accord avec une institution étrangère ou internationale tel que prévu à l‚article L.123-7 ou
dans le cadre d‚un programme européen et pour faciliter le développement de cursus et de diplômes transfrontaliers multilingues. Dans ces hypothèses, les formations ne peuvent être que
partiellement proposées en langue étrangère. Les étudiants étrangers auxquels sont dispensés ces enseignements bénéficient d‚un apprentissage de la langue française. Leur niveau de maîtrise de la
langue française est pris en compte pour l’obtention du diplôme. ».
Concrètement, cela fait peu de changements. Le projet garde toujours le principe
d’exception dans l’enseignement en langue étrangère (notez qu’on ne parle pas seulement de l’anglais mais de toutes les langues étrangères, cela peut aussi concerner l’allemand, l’espagnol, le
russe, etc.). De plus, elle renforce surtout l’aspect de partenariat européen de certains enseignements.
Effet de la loi Toubon
Avant d’évoquer la polémique qui a pris de l’ampleur ces dernières semaines, faisons un petit
bilan rapide de la loi Toubon qui est donc en application depuis dix-huit ans.
Cette loi avait un but, celui de préserver la langue française, supposée attaquée de toute part
par la globalisation des échanges commerciaux et culturels.
Pourtant, dans le domaine de la recherche et de l’enseignement supérieur, elle n’a visiblement
pas atteint ses objectifs puisqu’il y a eu "aggravation", dans le sens de cette loi, par rapport à la situation
d’il y a une vingtaine d’années.
Le meilleur instrument de mesure est encore l’étude qui a été soumise à publication dans la revue "Population
& Sociétés" (n°501) le 21 mai 2013 (c’est très récent) par François Héran, de l’Institut national d’études démocratiques (INED) : "L’anglais hors la loi ? Enquête sur les langues de
recherche et d’enseignement en France".
Soutenue par la Délégation générale à la langue française et aux langues en France, elle est intéressante car
elle apporte un éclairage particulier à l’enjeu de cet article 2 si controversé. Elle se base sur une série d’interviews réalisées entre 2007 et 2009 auprès des chercheurs français sur l’usage
des langues vivantes dans la recherche publique française, à savoir 1 963 directeurs de laboratoire et 8 883 chercheurs ont été interrogés, ce qui est loin d’être négligeable.
Dès son introduction, François Héran donne le ton : « Pour rassurer les chercheurs, la loi Toubon avait prévu des dérogations au monopole des cours en français (…). Or la science est internationale par nature et
non pas dérogation. » et il en profite pour indiquer qu’aujourd’hui, il y a 18% d’étrangers parmi les étudiants en masters (bac+4 et bac+5) et 41% d’étrangers parmi les doctorants
(bac+8). L’auteur de l’enquête pense même que la loi Fioraso, loin d’étendre la liberté d’action des universités, pourrait au contraire la restreindre en limitant le champ des possibles.
Le premier élément qu’on apprend, c’est que la loi Toubon est loin d’avoir stoppé la
"prolifération" universitaire de la langue anglaise. En effet, 81% des directeurs de laboratoire considèrent que
l’anglais a progressé dans les activités de leur laboratoire en vingt ans. Et cette tendance est constatée non seulement dans les sciences dures (ou exactes : physique, mathématique,
biologie etc.) mais aussi dans les sciences humaines et sociales.
Dans la réalité, la loi Toubon n’a donc empêché aucune activité de recherche en anglais.
Mieux : aucune condamnation n’a jamais eu lieu pour cela même lorsqu’il y a eu infraction manifeste de la loi. C’est le cas, par exemple, des colloques ou séminaires scientifiques organisés
en France et qui nécessitent normalement une traduction systématique en français : la réalité, c’est que 90% de ces rencontres ont été faites sans interprète en sciences dures (27% en
sciences humaines et sociales). Seulement 20% de ceux qui ont organisé ces rencontres ont financé des interprètes au moins une fois dans l’année (parfois en alternant avec des rencontres sans
interprète).
Deux seuls critères se distinguent dans l’utilisation d’une langue étrangères à l’université.
Les autres facteurs (ancienneté ou grade, sexe, origine sociale, langue maternelle) n’ont aucune influence.
La discipline
Le premier critère correspond à la discipline étudiée. Il y a un réel clivage entre les
sciences dures et les sciences humaines et sociales. Et c’est normal : en littérature française, en philosophie, en histoire nationale, cela paraît normal que la recherche et l’enseignement
soit pratiquée en français. En revanche, dans les matières scientifiques, tout est en anglais. En économie aussi et pour le droit, si le droit français est forcément en français, le droit
international doit être utilisé dans la langue du pays où il est appliqué, anglais pour le droit anglo-saxon mais aussi dans d’autres langues, puisque tout l’édifice juridique d’un pays se base
souvent sur la définition précise des termes qui doivent donc être restitués dans leur langue d’origine.
Ainsi, les physiciens sont 69% à utiliser exclusivement l’anglais dans leurs activités, les
chimistes 67%, les biologistes 65%, les mathématiciens 60%, les médecins 55% tandis que les chercheurs en sciences humaines ne sont que 8% et ceux en sciences sociales 19%. Inversement, ces deux
dernières catégories de chercheurs utilisent le français presque exclusivement pour, respectivement, 27% et 15% d’entre eux.
On retrouve ce clivage dans la publication des articles scientifiques. Dans les sciences dures,
69% sont rédigés en anglais uniquement et quasiment aucun en français exclusivement, alors que dans les sciences humaines et sociales, seulement 11% sont rédigés en anglais uniquement et 32% sont
rédigés en français uniquement. Dans la publication de chapitres ou d’ouvrages complets, l’anglais est moins dominant pour toutes les disciplines car il y a aussi des ouvrages d’enseignement ou
de vulgarisation qui sont nombreux en français car destinés à un public francophone.
La conséquence, c’est que ceux qui protestent avec le plus de véhémence contre
l’anglophonisation de la recherche sont ceux qui ont été formés ou ont étudié dans des disciplines plutôt proches des sciences humaines et sociales, tandis que ceux qui souhaitent renforcer
l’utilisation de la langue anglaise sont surtout des scientifiques, économistes et juristes qui ne dissertent plus depuis longtemps sur la langue à utiliser.
L’âge
L’autre critère de différentiation, c’est la génération des chercheurs. Plus les chercheurs
sont jeunes, plus ils considèrent l’utilisation de langues étrangères dans leurs travaux comme normale, indispensable et même banale. Ainsi, si les chercheurs de plus de 63 ans ne sont que 40% à
n’utiliser que l’anglais dans leurs principales activités, ceux qui ont moins de 28 ans sont 73%. Ceux qui ont une quarantaine d’années sont deux tiers.
Une approche plus qualitative a permis également de déceler la différence de perception en
fonction de l’âge. Les plus âgés sont plus de 65% à penser que privilégier l’anglais dans le science est soutenir la domination de la culture anglo-américaine alors qu’ils ne sont que 40% à
penser cela parmi les plus jeunes.
Plus de 85% des plus jeunes pensent par ailleurs que l’anglais est devenu d’usage si courant
dans la recherche que le choix ne se pose plus alors qu’ils ne sont que 70% à penser cela parmi les plus âgés.
L’enseignement supérieur en anglais
L’enquête de l’INED est intéressante aussi dans la réalité des cours en langues étrangères et
en particulier en anglais. Parmi les universitaires qui ont donné des cours ou séminaires dans l’enseignement supérieur en 2007-2008, 26% l’ont fait en anglais régulièrement ou occasionnellement.
Quant aux chercheurs d’établissements publics, s’ils donnent moins de cours que leurs collègues des universités (55% au lieu de 95%), ils sont 85% (des chercheurs à faire des cours) à le faire en
anglais régulièrement ou occasionnellement.
Une politique coercitive contre l’anglais vouée à l’échec
Pour François Héran, « on ne délogera pas
l’anglais par une défense anglophobe du français ». Du reste, malgré le pouvoir de dénonciation donné par la loi Toubon à des associations de défense du français, comme je l’ai indiqué
plus haut, aucune condamnation n’a eu lieu en dix-huit ans concernant une activité de recherche en langue anglaise sur sol français. En clair, légiférer sur ce sujet n’a aucun effet.
Près de 90% des chercheurs sont cependant conscients de l’importance du français et
s’appliquent la règle suivante : choisir le français pour le public national (français), l’anglais pour les échanges internationaux, ce qui relève du bon sens.
La conclusion du rapport est donc prévisible et assez équilibrée : « On peut douter qu’un alinéa de
plus ou de moins dans la loi contrecarre le mouvement [de progression de l’anglais], tant il est porté par les jeunes et inscrit dans la vocation mondiale des sciences. Mieux vaut encourager le
pluralisme linguistique dans les disciplines où il fait sens, les humanités et les sciences sociales. À deux conditions cependant. Admettre qu’on peut concilier l’anglais comme langue d’échange
avec le français comme langue de débat. Et renoncer aux mesures coercitives au profit d’incitations qui ne nient pas les réalités. ».
Dans un prochain article, j’aborderai la polémique sous un angle moins factuel.
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (31 mai
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
"L’anglais hors la loi ? Enquête sur les langues de recherche et d’enseignement en France" par François Héran (INED), dans "Population & Sociétés" n°501 de mai-juin
2013.
Protocole de Londres enfin adopté (29 janvier 2008).
Naissance du brevet unique européen (11
décembre 2012).
Un
adorateur de la langue française.
(Illustrations : Gotlib et Pancho).
http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/loi-fioraso-1-de-quoi-s-agit-il-136592