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Elle avait du chien.

Publié le 31 mai 2013 par Rolandbosquet

chien

   On disait d’elle qu’elle avait du chien. Cela n’avait rien à voir, bien sûr,  avec Jojo, son affreux teckel, qui aboyait au moindre craquement suspect dans la charpente fatiguée de son immeuble de la rue des Abbesses. Il réveillait immanquablement le nouveau-né de la famille nombreuse du troisième étage qui hurlait à son tour. Bousculé dans sa sieste, le vénérable juge de paix à la retraite du second réclamait in petto son petit déjeuner à sa vieille servante qui était sourde et criait comme une marchande poisson du Vieux Port. Alarmée, la concierge d’origine portugaise se précipitait en boitant dans l’escalier, serpillière à la main. La digestion de la veuve du général qui avait fait les Dardanelles et gagné ses galons dans les rizières du Tonkin était alors définitivement gâchée et les décomptes de la rosière du sixième qui tricotait pour les nécessiteux de la paroisse étaient tellement embrouillés que les chaussettes devenaient des brassières. Chaque soir, cependant, l’immeuble retrouvait un peu de calme à l’heure où monsieur William, l’époux de la maîtresse de Jojo, emmenait celui-ci en promenade. Chauve et ventru comme l’exigeait son métier de guichetier à la Banque de Paris, monsieur William entraînait l’animal au long des tristes trottoirs de la rue Lepic, du boulevard de Clichy et de la rue Houdon. Il lui arrivait, parfois, lorsqu’un mauvais vague à l’âme taraudait ses idées, de faire un petit détour par la rue Pigalle. Il respectait alors un court arrêt auprès de la marchande de fleurs qui avait ses habitudes devant la boutique de mode "Au bonheur des dames". Elle caressait amicalement Jojo d’une main tandis qu’elle tendait de l’autre l’habituel bouquet de violette à son esclave. Jojo ne manquait jamais de marquer son affection sur ses mollets et son territoire sur ses chaussures de carton bouilli. L’homme et la bête retrouvaient ensuite Marguerite qui tenait sa pratique dans un hôtel borgne situé non loin de là. Jojo aimait bien Marguerite ; elle le gavait de friandises interdites pour qu’il se taise et qu’il dorme enfin, repu. Ce jour-là, c’était en hiver et la nuit était tombée très tôt, ils s’engageaient dans l’étroit couloir conduisant au réduit de la gagneuse lorsqu’ils croisèrent le chemin d’un noir immense qui semblait tituber. Avait-il bu outre mesure ? Était-il épuisé par un travail trop pénible pour lui malgré sa formidable constitution ? Monsieur William le heurta-t-il par mégarde de la pointe de son parapluie ? Le chien, surpris, se jeta-t-il sur ses talons avec sa hargne habituelle ? Quoi qu’il en soit, exaspéré sans doute, l’homme se pencha dans l’intention évidente de réduire le fauve au silence. Hélas, la lame de son rasoir s’enfonça malencontreusement dans le cou de son maître qui s’effondra dans son sang. Profitant de l’occasion, Jojo s’enfuit sans attendre vers la charcuterie de madame Simone sise deux numéros plus loin. Alertée, la Marguerite ouvrit sa porte et poussa un cri. Mais il était trop tard pour crier au loup. Le destin était scellé. Le lendemain, l’agent Torreton qui surveillait la dépouille à la morgue ne put que déclarer, admiratif, en regardant la veuve s’avancer vers lui, droite et majestueuse dans son manteau d’astrakan : qu’elle femme !  On voit par là combien une tenue irréprochable en toute circonstance peut susciter l’admiration.

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