Les masques hopis ont trouvé preneurs
LE MONDE | 13.04.2013 à 18h48 • Mis à jour le 16.04.2013 à 15h17Véronique Mortaigne
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La partie n'était pas égale ce vendredi 12 avril. D'un côté, un comité de soutien au peuple amérindien hopi, et des ascenseurs de parking préventivement fermés pour cause de "gaz lacrymogène" dont on ne verra pas la couleur ; une dame américaine expulsée de la salle n° 7 par les agents de sécurité de l'Hôtel Drouot pour avoir crié : "C'est une honte, vous vendez des êtres vivants" ; un jeune étudiant américain appartenant à la communauté hopi comparant la résonance de la vente des 70 masques "kachina" datant du début du XXe siècle à celle, hypothétique, "de la vente de la Torah pour les juifs". En face, la machinerie bien huilée des enchères de prestige, et, au bout du compte, la satisfaction de l'étude Néret-Minet Tessier & Sarrou.
Satisfaction, parce que les commissaires-priseurs ont pu écouler la quasi-intégralité d'une collection française de 70 masques amérindiens pour 931 435 euros (frais compris), au-delà de l'estimation première (de 600 à 800 000 euros). Ils ont été soulagés surtout, après la décision de justice rendue quelques heures auparavant, "qui eut établi une jurisprudence désastreuse pour l'avenir", selon Gilles Néret-Minet, empêchant toute vente d'arts premiers à venir et suggérant le début d'une restitution généralisée des biens culturels provenant des épisodes coloniaux et "qui font la base des grands musées du monde qui les ont préservés".La communauté indienne hopi, douze villages et environ 18 000 personnes regroupés sur les hauts plateaux de l'Arizona, s'opposait à la vente publique d'objets qu'elle considère comme sacrés et dont elle demandait la restitution. Relayée par Leigh Kuwanwisiwma, directeur du bureau de la préservation de laculture hopi, puis par Survival International, organisation qui oeuvre pour la préservation des conditions de vie des peuples premiers, la requête des Hopis avait abouti, le 10 avril, au dépôt d'un référé auprès du tribunal de grande instance de Paris visant à bloquer la vente publique.
L'avocat Pierre Servan-Schreiber, représentant Survival International et les Hopi, ne pouvait s'appuyer sur des législations nationales, ou sur la Convention de l'Unesco régissant la circulation des biens culturels, les Hopi ne constituant pas un Etat. Il lui était difficile de dénoncer une origine douteuse des pièces ou l'existence de faux, comme l'a fait le Mexique lors de récentes ventes d'art précolombien. La collection, exceptionnelle, a été constituée "entre 1970 et 2000"par un amateur d'art français, aujourd'hui âgé, auprès d'autres collectionneurs, de galeristes, et "de membres de la communauté hopi", selon Eric Geneste, l'un des experts de la vente.
Considérant que les masques hopi étaient "des vecteurs par lesquels les esprits des anciens communiquent avec les vivants", Me Servan-Schreiber s'est appuyé sur la disposition de la loi française interdisant "le commerce de certains biens comme les sépultures et les tombeaux, par le principe de fidélité et de stricte observance du respect dû aux morts". En vain. La juge Magali Bouvier n'y a vu aucun corps humain et a estimé que "le seul fait que ces objets puissent être qualifiés d'objets de culte... ne saurait leur conférer un caractère de biens incessibles".
Restés discrets, les grands musées n'ont pas forcément déserté la vente, comme ce fut le cas lors de la vente de la collection d'art précolombien Barbier-Mueller chez Sotheby's à Paris en mars. A Drouot, l'on fait d'ailleurs remarquer que des ventes d'objets hopi se sont tenues sans problème dans un passé récent. Ainsi, le 16 décembre 2012, le Musée du quai Branly avait-il préempté un masque kachina rügan hopi pour 22 305 euros, provenant de l'ancienne collection de Grace Wilcox Oliver, propriétaire d'un musée privé, The Antelope Valley Museum, et fille d'archéologue ; 23 masques hopis sur 28 proposés avaient trouvé acquéreur. En 2003, la vente de la collection André Breton avait mis sur le marché un magnifique masque hopi angak'china à tableta (75 000 euros), sans soulever la polémique.
Le poète surréaliste aimait en ces objets leurs mystères et leur esthétique. Ce sont des critères qu'a dû suivre l'acheteur de la Mère-Corbeau, un masque heaume en bois noir et turquoise doté de plumes noires déployées qui a atteint 198 272 euros (avec les frais), sans tenir compte des émois de l'acteur Robert Redford, qui avait jugé "sacrilège" la vente à Drouot ou de ceux de l'ambassadeur des Etats-Unis, Charles H. Rivkin, qui a twitté en direct être "attristé d'apprendreque des objets culturels sacrés hopi soient mis aux enchères aujourd'hui".
La vente a attiré la foule, et la vie va. La climatisation a des ratés, une photographe est raccompagnée à la sortie, un amateur de masques de cuir fait de la surenchère par Internet sur une cagoule en cuir noir navajo, ornée d'une croix blanche (11 300 euros, trois fois son estimation). A 4 500 euros, la fondation Joe-Dassin acquiert une "tête de boue", figure du clown (1910-1920), une cagoule en tissu teint avec de la terre naturelle. Le chanteur Joe Dassin (1938-1980) était diplômé d'ethnologie aux Etats-Unis dans les années 1960 et avait été adopté par une tribu hopi. Le masque sera restitué aux Hopis, annonce l'acheteur dans la salle. Applaudissements.