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Loi Fioraso (2) : l’anglais nous sauve plus qu’il nous noie

Publié le 04 juin 2013 par Sylvainrakotoarison

Polémique sur l’usage de l’anglais dans l’enseignement supérieur en France. Seconde partie : analyse moins factuelle.

yartiAnglaisSup04J’aurais pu donner un autre titre à l’article. Par exemple : "Langue anglaise : la mondialisation est passée par Jeanne d’Arc" ! On parle souvent de Jeanne d’Arc comme ayant "bouté les Anglais hors de France" mais elle a aussi "bouté" le français hors du monde.

C’était en tout cas la thèse d’un de mes professeurs d’université il y a longtemps, théorie qu’a soutenue également la linguiste française Henriette Walter (84 ans) dans son livre "Honni soit qui mal y pense" (éd. Robert Laffont) publié le 31 janvier 2001.

Mon professeur, qui aimait choquer ses étudiants (pour les réveiller), affirmait que sans Jeanne d’Arc, jamais l’anglais n’aurait eu une telle domination dans le monde d’aujourd’hui. En effet, Charles VI avait déshérité son fils Charles VII et, par le Traité de Troyes (21 mai 1420), le royaume de France devait revenir à son gendre, le roi d’Angleterre, à savoir Henry V qui parlait français car c’était sa langue maternelle.

Ce dernier (mort deux mois avant Charles VI) puis son fils Henry VI se seraient installés à Paris à la tête d’un double royaume de France et d’Angleterre et jamais l’anglais n’aurait pu se développer, ni atteindre plus tard la côte américaine, sans l’intervention de Jeanne d’Arc qui rendit les Britanniques "francophobes" pendant de nombreux siècles…

Ce n’est qu’une simple hypothèse et il n’est jamais utile de refaire le monde, du moins pour prendre des décisions sur la situation actuelle (mais on peut s’amuser dans l’uchronie).
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Après avoir brossé un état des lieux de l’expansion de l’anglais dans les activités de recherche en France, voici quelques réflexions concernant cet article 2 du projet de loi Fioraso concernant la possibilité aux universitaires et chercheurs de délivrer en France un enseignement en langue étrangère (particulièrement en anglais).

Inquiétudes étonnantes

Si les inquiétudes sont toujours à prendre avec sérieux (on n’est jamais inquiet sans raison), elles restent cependant étonnantes concernant la langue française.

Étonnantes car il ne m’avait pas semblé que c’était nouveau qu’il y eût des cours en anglais à l’université. J’ai eu moi-même des cours de troisième cycle en anglais dans un passé qui s’éloigne un peu (d’avant la loi Toubon), délivrés par un chercheur russe qui était une sommité mondiale dans la discipline qu’il enseignait et sans cette possibilité de l’anglais, je n’aurais jamais eu la chance d’apprendre quelque chose de lui.

Étonnantes car j’ai l’impression que la polémique s’est placée à front renversé. Cela fait des décennies qu’on regrette que les Français ne parlent pas suffisamment les langues étrangères, cela fait des années que la France est à la remorque de beaucoup de pays (non anglophones) dans la pratique des langues étrangères, et cela fait des années qu’on insiste sur l’immense déficit du commerce extérieur (autour de 75 milliards d’euros !), et on voudrait se passer de l’anglais pour vendre nos produits dans des pays non francophones ? C’est assurément du masochisme.

Jeunes générations…

Heureusement, les jeunes générations (je dirais ceux qui ont moins de 40 ans aujourd’hui) ont une bien meilleure pratique des langues étrangères que leurs aînés. La généralisation de dispositifs comme Erasmus qui permet à un étudiant européen de passer une année de sa scolarité dans une université d’un autre pays a été très positive. La multiplication des échanges, l’utilisation d’Internet également, ont favorisé cette ouverture linguistique.
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Aujourd’hui, la "génération Y" ne résonne plus France mais Europe ou Monde ; leurs amis sont internationaux, leurs vacances sont internationales, leurs projets professionnels voire affectifs sont parfois internationaux… Cela fait longtemps que la science et le sport sont internationaux, mais apparemment, c’est toute la société qui s’internationalise par les plus jeunes, et c’est un bien, c’est un apport enrichissant et cela n’empêche nullement d’aimer la France et la langue française, ce n’est pas incompatible.

Aimer mais mal défendre le français

Faut-il d’ailleurs confirmer que j’aime la langue française, que j’aime discuter et parler en français et que j’aime écrire en français ? Est-ce la clef nécessaire pour parler d’ouverture extérieure ? Dois-je montrer un certificat de bonne francophonie pour pouvoir défendre l’usage de l’anglais dans certaines activités ? Car c’est le but ici, autant le dire d’emblée.

Sur la langue française, il y a des défenseurs qui m’ont toujours paru contreproductifs. Ce ne sont pas forcément ceux qui ne parlent que le français qui écorchent le moins cette langue.
Et puis, au plus haut niveau de l’État, lorsqu’il est interviewé par CNN aux États-Unis, je préfère nettement un Président Jacques Chirac qui parlait en anglais, sans doute pas dans un anglais parfait, à un Président François Mitterrand qui s’accrochait au français pour une prétendue défense de la francophonie mais aussi pour masquer son ignorance de la pratique de l’anglais.

Car imaginez le téléspectateur américain qui écouterait l’interview : pour lui, le doublage est rédhibitoire, alors qu’entendre un Président français parler dans sa langue, c’est l’écouter déjà d’une oreille favorable et attentive.

Du reste, le téléspectateur français est pareil. N’a-t-il pas ressenti un sentiment de facilité, voire de fierté, lorsqu’il a pu entendre s’exprimer en français, parfois dans un français exceptionnellement correct, des personnalités étrangères aussi différentes que Boutros Boutros-Ghali (ancien Secrétaire Général de l’ONU), Benoît XVI (ancien Pape), Shimon Peres (Président de l’État d’Israël), ou encore, très récemment, lors de leur visite à Paris, le nouveau Président du Conseil italien Enrico Letta (le 1er mai 2013), ainsi que le Président allemand du Parlement Européen Martin Schulz (le 25 mai 2013) ?

L’anglais, vecteur paradoxal de la francophonie

S’adresser dans la langue de ses interlocuteurs, n’est-il pas le moindre des respects ? Même De Gaulle, dont on ne peut douter de son amour non seulement pour la France mais aussi pour la langue française, passait son temps dans les avions à apprendre ses discours par cœur dans la langue du pays qu’il allait visiter (anglais, allemand, espagnol etc.) en répétant le temps qu’il le fallait pour bien prononcer.

Il faut avoir bien peu confiance en la richesse de la langue française pour vouloir autant se replier et quitter la scène internationale. Parler anglais à l’extérieur de la France, c’est au contraire donner envie aux étrangers de mieux connaître la France et donner envie d’apprendre le français.

J’ai déjà eu l’occasion de travailler avec des Américains dont certains, malgré un niveau intellectuel incontestable, étaient bien incapables de savoir quelle était la capitale de la France ou de l’Allemagne (de la Grande-Bretagne, si !), mais lorsqu’ils sont venus en France une fois, puis deux fois etc., ils ne parlent que de la France, ils seraient capables d’être les meilleurs guides touristiques pour la Corse, pour les châteaux de la Loire etc. et cette passion nouvelle (avec option gastronomique voire œnologique) finit souvent par l’acquisition de la langue française.

Faire aimer la France, c’est d’abord atteindre les non francophones et leur parler de la France… dans leur langue. C’est beaucoup plus efficace que de se protéger du monde extérieur en voulant préserver le français par des attaques insensées de l’anglais.

Langue internationale

Car l’anglais n’est plus la langue de la culture anglo-américaine, c’est la langue internationale par excellence. Surtout depuis la chute de l’empire soviétique. On pourra toujours disserter sur le pourquoi du comment, sur la suprématie des États-Unis sur le reste du monde depuis 1945 etc. (le dollar a été beaucoup plus entreprenant dans la domination américaine depuis quarante ans), mais on ne peut contester la réalité du terrain : l’anglais est la langue ppcm du monde, le plus petit commun multiple de la diversité mondiale.

Et il faut être lucide : cette réalité ravit non seulement les anglophones, mais les citoyens de tous les pays, y compris les Français, et plus particulièrement les chercheurs français qui travaillent généralement en liaison avec d’autres laboratoires du monde. L’anglais évite de devoir apprendre le japonais, l’hindi, le mandarin, le russe, l’hébreu, et beaucoup d’autres langues de pays dans les apports scientifiques sont majeurs dans certaines disciplines.
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C’est même une exceptionnelle chance qu’il existe une langue à peu près commune à toutes les nations. J’ai beau aimer le français, sans anglais, jamais je n’aurais pu avoir cette improbable discussion avec un compagnon de voyage dans un train russe. Celui-ci était Azéri et a pu me parler de sa reconversion professionnelle dans le pétrole et le gaz ou encore des tarifs comparés de la téléphonie mobile en Azerbaïdjan (à l’époque, prendre un forfait dans ce pays, même pour téléphoner depuis la France, aurait été rentable car les communications internationales coûtaient moins cher que les communications intérieures françaises avec un opérateur français).

L’exception française ?

La France, dans son arrogante idée d’exception culturelle, reste encore plongée en plein XVIIIe siècle et pense pouvoir imposer aux autres nations le français comme langue internationale. La réalité est que c’est fini. On peut le déplorer (et je le déplore) mais la splendeur de la France ne peut passer que par l’anglais pour faire connaître ses idées, ses valeurs, ses réalisations, ses projets avec la meilleure efficacité.

La France a longtemps refusé ce principe de réalité et elle a perdu beaucoup de temps notamment pour ses brevets. Elle n’a ratifié le protocole de Londres qu’en 2008, longtemps paralysée par cette exception culturelle, et l’Europe (hors UE) a enfin réalisé le brevet unique européen (il était temps).

La France refusait jusque récemment que les brevets qui puissent s’appliquer sur son territoire national ne soient pas rédigés en français. Mais elle oubliait que sans ce protocole, les auteurs de brevets français devaient dépenser des sommes folles pour faire traduire leurs propres brevets dans les autres langues européennes. Il y a toujours une contradiction entre le repli sur soi identitaire et le rayonnement de le France.

Un clivage prévisible entre sciences dures et sciences humaines

Comme je l’expliquais dans le précédent article, le clivage en France est essentiellement entre les sciences dures, anglophones, et les sciences humaines et sociales qui tendent encore, à juste titre, à préserver le français dans les travaux de recherche.
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Ce clivage s’était exprimé notamment lors d’un débat sur France 3 à l’issue du journal du soir, le 21 mai 2013. D’un côté, il y avait le Vincent Berger (46 ans), spécialiste en optoélectronique, auteur de cent cinquante publications et d’une quinzaine de brevets, et président de l’Université Paris-Diderot depuis 2009 ; de l’autre côté, le célèbre et sympathique philosophe et académicien Michel Serres (82 ans).

L’anglais favorise le français

Le principal "argument" de Vincent Berger en faveur de l’anglicisation de certains enseignements universitaires en France, c’était la jeune Anglaise Emma Walton, doctorante en biologie dans un laboratoire de son université, le Centre "Épigénétique et Destin cellulaire" (UMR7216), qui était également présente sur la plateau.

Elle voulait faire ses études en France mais son niveau de français était trop faible et sa candidature fut rejetée par certaines universités françaises. Heureusement, elle a trouvé un cursus anglophone en France, qu’elle a suivi avec succès et la voici en train de préparer sa thèse de biologie …qu’elle rédigera en langue française, parce qu’entre temps, elle a pu apprendre le français (elle s’exprimait d’ailleurs très bien en français). C’est bien une preuve que les cours en anglais favorisent… le français ! Sans ces cours, Emma Walton serait restée en Grande-Bretagne faire ses études et n’aurait pas appris le français.

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Michel Serres, lui, avait une approche évidemment différente. Il considère qu’on ne peut jamais exprimer précisément ses idées que dans sa langue maternelle. Le problème, c’est qu’il généralise sa propre impossibilité personnelle. Il enseigne pourtant aux États-Unis et n’est pas ce qu’on pourrait appeler un homme fermé et replié sur lui-même. Mais parfois, comme avec Edgar Morin, son raisonnement ne colle pas à la réalité (question de génération ?).

Comme dit plus haut, ce qu’il dit est probablement valable pour des disciplines telles que la philosophie, la littérature française, l’histoire… mais certainement pas pour les sciences dures. La langue n’a rien à voir avec le langage.

La langue anglaise n’est qu’un outil de communication

C’est à peu près ce qu’a tenté de répondre David Monniaux, chercheur en informatique, dans une tribune publiée le 21 mai 2013 dans le journal "Libération" : « Le langage scientifique se veut précis et univoque, son vocabulaire est codifié : il s’agit de transmettre des faits, des concepts, des idées, des démonstrations, sans se préoccuper de style. Il porte sur des phénomènes indépendants des cultures : une étoile s’éloigne à la même vitesse de la Terre qu’on la voie de Tokyo ou de Paris, un théorème vrai à Madrid l’est encore à Mumbai. À style limité, concepts appauvris argumentent certains. Faut-il en conclure que les travaux, publiés en anglais, qui ont valu leurs prix Nobel à Françoise Barré-Sinoussi et à Serge Haroche, sa médaille Field à Cédric Villani, sont élémentaires et sans profondeur ? ».
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Ce chercheur d’ailleurs s’agaçait du procès en "globish" qu’on faisait aux universitaires français, considérés comme incapables de faire des cours en anglais correct alors que la réalité est très différente selon l’enquête dont j’ai parlé dans le précédent article sur le sujet. Et de poser cette question : « Si une université est capable de choisir un professeur de physique nucléaire, n’est-elle également capable de savoir s’il est raisonnable qu’il fasse cours en anglais, vu son niveau dans cette langue ? ».

Il contestait aussi les arguments un peu faciles sur les possibilités de traduction, car actuellement, aucun outil technique n’est vraiment efficace et les moyens humains de traduction sont par ailleurs très coûteux : « On voit (…) dans ce débat des gens qui croient (ou font mine de croire) que les chercheurs disposent de traducteurs pour publier dans les revues scientifiques internationales ou pour lire celles-ci, et d’interprètes pour organiser des colloques : soyons sérieux ! ». Si les chercheurs français n’avaient plus besoin de s’exprimer en anglais grâce au soutien logistique de leur laboratoire, cela se saurait !

Faux débat dans une France qui s’enflamme sur des mots

Cette polémique, c’est l’exemple même des faux débats, stériles, comme la France sait en produire régulièrement. D’autant plus stérile que dans le précédent article, j’expliquais que la loi ne changerait rien à l’évolution de l’anglais dans les labos, la loi Toubon n’ayant rien empêché et la loi Fioraso n’encouragera ni ne découragera rien de ce qui se pratique déjà par nécessité.

Ce type de débat, c’est en fait créer un clivage qui n’a pas lieu d’être.

Il n’est pas incompatible d’aimer et de défendre la langue française tout en s’exprimant en anglais pour faire rayonner la recherche publique française dans le monde. Heureusement que beaucoup de chercheurs français le font déjà depuis longtemps.

C’est d’ailleurs, à terme, le meilleur moyen de faire connaître la France, la faire aimer, et, par ricochet, donner envie d’apprendre cette belle langue qu’est le français.

Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (4 juin 2013)
http://www.rakotoarison.eu

Pour aller plus loin :
Enquête sur l’utilisation de l’anglais dans la recherche publique française.
Protocole de Londres enfin adopté (29 janvier 2008).
Naissance du brevet unique européen (11 décembre 2012).
Un adorateur de la langue française.


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