Magazine Journal intime

Le passage 15

Par Emia

15. Les voyages en train interdisent toute réflexion. Le rythme hypnotique des roues sur les rails aux raccords distendus, les brusques écarts qui me ballottent démantèlent tout effort de concentration. Tremblante de fatigue, je tente néanmoins d’apercevoir quelque détail par la vitre d’un noir bleuté. Un paysage de plaines et de molles collines défile au fond du verre où se reflète également l’intérieur du compartiment. L’une des femmes serre un pan de son showshow entre ses lèvres ; sa tête se confond avec la mienne, un sourire danse brièvement parmi les reflets. Une ombre se détache de notre visage conjoint, ses contours se font plus précis : je reconnais Vénéranda  qui flotte à notre rencontre depuis la plaine décolorée. Immobile, elle avance pourtant ; elle grossit ; son visage n’exprime rien ; et alors que le train aurait dû l’engloutir, elle s’élève dans les airs, raidie comme un cadavre, emportée par une force qui l’aspire vers le haut. Il me semble brièvement que nous roulons trop vite. Derrière moi, les femmes discutent en riant.

Ces visions fugitives ne me surprennent plus. En général, leur sens réside dans leur survenue : l’apparition inattendue, telle la secousse qui parfois arrache le dormeur à son premier sommeil, me paraît proche du simple réflexe. Sachant qu’il m’est difficile, voire impossible d’en distinguer les différentes causes, je me contente aujourd’hui d’un face à face avec le revenant, tout en espérant qu’il me livre une clef. Mais cette attente rend le phénomène plus tangible et plus réel encore. En tentant de provoquer une vision par le biais d’une vision, je recule en moi-même jusqu’à effacer tout souvenir du désir de comprendre, et la chose ainsi suscitée gagne en importance, enflant jusqu’à occuper ma conscience toute entière.

Avec Vénéranda d’anciennes questions étaient revenues, de même qu’un malaise que je reconnaissais pour l’avoir déjà vécu. Il me semblait avoir été l’instrument d’une volonté qui ne faisait que peu de cas de ma personne, bien que, pour avoir désiré faire ma connaissance, Vénéranda dût trouver en moi quelque chose qui faisait sens. Pourtant, à aucun moment ne m’avait-elle laissé m’exprimer, et à moins que mon évanouissement n’eût contrecarré quelque plan obscur, je finis par croire que je m’étais trouvée près d’elle par pur hasard, un hasard obtus, terne et dénué de tout mystère.


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