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En arabe dans le texte, les anathèmes diaboliques de cheikh Qardawi

Publié le 04 juin 2013 par Gonzo

 En arabe dans le texte, les anathèmes diaboliques de cheikh Qardawi

Aujourd’hui, l’anathème désigne la réprobation générale, la mise à l’index, d’une personne ou d’une idée. Mais à l’origine, le mot appartient au vocabulaire religieux (catholique) et désigne la « sentence de malédiction à l’encontre d’une doctrine ou d’une personne jugée hérétique », ou bien encore la « peine ecclésiastique qui consiste à retrancher publiquement quelqu’un pour cause d’hérésie de la communauté des fidèles, à l’excommunier en le maudissant ».

Cette définition s’applique exactement à l’exercice d’exécration publique auquel s’est livré une des plus hautes autorités de l’islam sunnite, depuis longtemps mise sur orbite médiatique par la chaîne satellitaire Al-Jazeera. Cheikh Qardawi (Qaradawi, Qardhâwî, القرضاوي) a ainsi rompu avec le positionnement qu’il a longtemps affectionné, celui du champion de la « voie moyenne », celui qui se tenait loin des extrêmes et même à l’occasion celui qui se faisait le chantre de l’unité des musulmans, chiites et sunnites confondus. En l’espace de quelques jours, en public à Doha et sur son site internet, l’homme qui anime depuis des années les causeries religieuses d’Al-Jazeera (entre autres tribunes) s’est prononcé sur les questions actuelles en utilisant un langage d’une rare violence. Des diatribes qui ont fait du bruit dans le monde arabe mais qui ont eu beaucoup moins d’échos dans la presse internationale, ou alors sur un mode très édulcoré. Pour s’en tenir à quelques exemples, la BBC a ainsi titré que « le religieux Qardawi presse les sunnites de rejoindre les rebelles » (Qaradawi urges Sunnis to join rebels). Quant au New York Times, il va jusqu’à épouser la logique du dignitaire religieux en parlant d’« appel aux musulmans du monde pour qu’ils aident les rebelles syriens » (Sunni Cleric Issues Appeal for World’s Muslims to Help Syrian Rebels). Faut-il comprendre que, pour le NYT , les chiites ne sont pas musulmans ???!!!

Comme on le sait, à traduire il y a toujours danger de trahir. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit, comme dans les discours de cheikh Qardawi, d’un vocabulaire religieux chargé d’une histoire spécifique qui ne trouve pas forcément son équivalent dans d’autres aires culturelles, et notamment en français. Avec les précautions d’usage, on propose malgré tout cet essai de lecture de « Qardawi dans le texte », c’est-à-dire aussi près que possible de l’original, au risque de ne pas être toujours très élégant dans l’expression. En tout état de cause, ça ne sera pas pire que l’absence totale de verbatim dans les médias chargés d’informer, qui se taisent ou se contentent de résumés très édulcorés.

Pour ce faire, on peut utiliser la dépêche publiée sur le site d’Al-Jazeera, qui, curieusement, n’en fait pas des tonnes sur les déclarations fracassantes du Global Mufti qui fait pourtant partie de ses vedettes les plus célèbres. Illustré d’une photo prise à l’occasion d’un meeting de « solidarité avec le peuple syrien »(voir ci-dessus), tenu dans un stade de Doha, l’article, assez bref, propose un titre particulièrement neutre par rapport à ce qu’on trouve ailleurs dans la presse : « Qardawi attaque Nasrallah » (القرضاوي يهاجم نصر الله ). Avec toutefois un sous-titre qui donne le ton : « Il l’a décrit [= Nasrallah] comme le leader du “parti de Satan” » (وصفه بأنه زعيم “حزب الشيطان” ).

La formule est un classique des échanges musclés de la propagande politico-religieuse, et trouve des échos dans le répertoire coranique (voir ce commentaire de Nidal sur le site SeenThis). Dans le même registre, Qardawi pousse le bouchon un peu plus loin en jouant sur le prénom du Secrétaire général du Hezbollah, quelque chose comme « Victoire du démon » (nasr al-tâghût) en lieu et place de « Victoire de Dieu » (Nasr Allah “حزب الشيطان ونصرٌ للطاغوت” ). L’épithète est coranique elle aussi, et elle a « l’avantage » dans la réthorique de Qardawi de renforcer le jeu sur les mots en introduisant des connotations de tyrannie, bien présente dans cet autre terme (tâghût) utilisé pour désigner l’ennemi principal de Dieu…

Au moment d’entamer sa série d’imprécations, cheikh Qardawi souffre d’un désavantage réel, celui d’avoir été longtemps, non seulement l’avocat de la conciliation entre musulmans, mais également celui qui n’a cessé de prendre parti, des années durant, en faveur de Hassan Nasrallah et même de Bachar el-Assad. Dans cet article (en arabe), « un observateur basé à Londres » vient ainsi de dresser la longue liste des louanges tressées, à l’un comme à l’autre, par le cheikh égyptien devenu qatari entre 2004 (guerre d’Irak) et 2009 (bombardement de Gaza), avec le pic de popularité, partagé dans tout le monde arabe, de la « divine victoire » – voir ce billet – de 2008. Car à l’époque, on jouait déjà sur le prénom du Secrétaire général du Hezbollah, mais c’était alors pour chanter les mérites de cette « victoire de Dieu » (Nasr Allah).

La stratégie oratoire adoptée ne manque pas de souffle ! Transformant son handicap en avantage, Qardawi reconnaît haut et fort ses erreurs passées, avec une formule qui fait mouche (et que reprendront de très nombreux commentateurs arabes) : ceux qui étaient plus critiques que moi vis-à-vis de Nasrallah et des chiites en général ont été plus « mûrs » (en arabe أانضج, mûr, réfléchi, adulte…). Il n’hésite pas à le clamer haut et fort : « Les chiites m’ont trompé » (الشيعة خدعوني). L’expression est violente, et elle le devient plus encore lorsque sont expliquées les circonstances qui éclairent cette volte-face : « La révolution syrienne a dévoilé la vérité et mis en lumière la réalité (haqîqa) du Hezbollah et des chiites dont le Diable s’est emparé en leur faisant oublier Dieu ! » “إن الثورة السورية أجلت الحقيقة وبينت حقيقة حزب الله وشيعته الذين استحوذ عليهم الشيطان فأنساهم ذكر الله”.

La suite est dans la même veine, avec des attaques contre les chiites qui n’auraient d’autre objectif que de liquider les (vrais musulmans) sunnites : « Les chiites se tiennent prêts, ils dépensent sans compter pour perpétrer des carnages (majâzir) en Syrie et anéantir les sunnites. » “أن الشيعة يعدون العدة وينفقون المال من أجل تنفيذ مجازر في سوريا للفتك بأهل السن”

Une autre des stratégies rhétoriques utilisées consiste à brouiller sans cesse les frontières doctrinales et géopolitiques. A plus d’une reprise, les chiites sont volontairement associés aux Iraniens, tandis que les (vrais) musulmans sont, forcément, sunnites : « Il n’y a pas de terrain commun [possible] entre les deux camps car les Iraniens – en particulier les conservateurs – veulent manger (akl souvent traduit par devor dans les versions anglaises) les sunnites. » “لا أرضية مشتركة بين الجانبين لأن الإيرانيين وخصوصا المحافظين منهم يريدون أكل أهل السنة”

Envolée finale, l’énonciateur s’appuie sur son autorité religieuse pour prononcer des jugements sans appel : « Il [l'ancien président Hafez el-Assad] appartenait à une confession (tâ’ifa) plus mécréante que les chrétiens et les juifs, dans la mesure où ses adeptes ne suivent aucune des lois de l’islam. » “ينتمي لطائفة أكفر من النصارى واليهود، كون أتباعها لا يقومون بأي شعيرة من شعائر الإسلام” (La version anglaise du New York Times choisit le terme « infidèle » pour traduire kâfir, mot qui désigne tout de même le péché d’impiété maximal.)

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Conclusion inévitable, livrée lors du prêche du vendredi dans une mosquée de Doha et sur le site du cheikh médiatique (selon la BBC qui le crédite de 60 millions de téléspectateurs) : « Tout musulman ayant une formation militaire et capable de le faire doit se présenter pour aider les révolutionnaires syriens. » “كل مسلم مدرب على القتال وقادر عليه ان يقدم نفسه لمساعدة الثوار السوريين”

On notera que dans la dépêche de la BBC, et sans nul doute dans bien d’autres articles, muslim est traduit par Sunni ! Bel exemple d’à-peu-près journalistique. S’il en avait lui-même la force (il s’approche des 90 ans tout de même), il aurait lui-même combattu à Qussayr, précise le cheikh de Doha ! De même, pour parler des alouites dans le cas syrien, et des chiites en général , Qardawi utilise des termes extrêmement péjoratifs, tels que nusayri pour les premiers – sur l’histoire de cette « communauté, voir les deux billets très détaillés de B. Paoli – et râfidîns pour les seconds) : autant d’attaques, proches de l’insulte en fait, que la traduction rend parfaitement invisibles.

Certes, comme finit par le noter tout de même le correspondant à Doha de la BBC et quelques autres commentateurs (voir le site de la chaîne saoudienne Al-Arabiyya), il y a un risque de dérive sectaire ! C’est le moins que l’on puisse dire en effet en découvrant un discours d’où se dégage une formule qui a marqué les esprits et que l’on retrouve dans plusieurs titres (sans parler des réseaux sociaux) : « Comment 100 millions de chiites peuvent-ils l’emporter sur 1 milliard et 700 00 millions ? Parce que les musulmans se laissent faire ! » “كيف ل100 مليون من الشيعة ان ينتصروا على مليار و700 مليون ؟ لان المسلمين متخاذلون”

Pour cette haute autorité religieuse, il n’est plus apparemment de musulmans que sunnites, et les chiites, dans leur totalité apparemment, sont envoyés au diable ! Un amalgame qui s’inscrit dans le récit (narrative) que Qardawi s’est manifestement donné pour mission d’inculquer à ceux qui croient en son enseignement. Et pour constater combien un tel discours réussit à enflammer des esprits déjà très échauffés, il suffit de lire les commentaires laissés par les internautes sur quelques sites d’actualité (voir quelques liens en bas de ce billet).

Plus grave encore, tous ces propos ne sont pas le fruit d’une exaltation passagère à l’occasion d’un meeting particulièrement chaud. Ils correspondent à une campagne de communication qui s’est déroulée sur plusieurs jours et sur plusieurs supports (live devant les fidèles, site internet et relais médiatiques). Leur lecture attentive permet de se rendre compte que les mots, aussi bien que les arguments, ont été choisis avec attention. Le « harcèlement textuel » des « machine à raconter », propre au storytelling analysé par Christian Salmon, fonctionne à plein régime. Comme on l’écrivait dans ce précédent billet, aucun hasard dans tout cela et les hommes de religion, plus largement les producteurs de valeur pour parler en sociologue, ça sert aussi à faire la guerre !

Une réalité que n’ignorent pas les Iraniens, eux qui ont été les premiers, en 1989, à jouer dangereusement sur la fibre musulmane lors de la publication des Versets sataniques, le roman de Salman Rushdie objet de la célèbre fatwa de l’imam Khomeini. Un quart de siècle plus tard, voilà maintenant les « anathèmes diaboliques » de cheikh Qardawi.

Des liens pour lire quelques commentaires enflammés (il y en a quelques-uns en anglais ou français) : Elaph.com, Middle East Online, Al-Hayat ou encore Al-Quds al-’arabi.


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