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Sun Tzu en France : entretien avec Y Couderc

Publié le 06 juin 2013 par Egea
  • Auteur invité
  • Chine
  • Livre
  • Stratégie

Yann Couderc a publié récemment un "Sun Tzu en France" de très belle tenue. Voici qui nous change des habituels "digest" à l'américaine sur l'auteur chinois : Sun Tzu et votre comportement en entreprise, ST et votre stratégie amoureuse, utiliser ST pour améliorer votre performance au golf et autres titres incroyables, et incontestablement utiles. Dans le cas de Couderc, on s'intéresse à Sun Tzu, et pas à autre chose (et j'y apprends d’ailleurs pourquoi il faut dire Sun Tzu et pas Sun Tzé, ou Tsé, comme je l'écrivais dans ma jeunesse). Et l'auteur a bien voulu répondre aux questions d'égéa...

Sun Tzu en France : entretien avec Y Couderc

1/ Sun tzu en France est le titre de votre livre : de quoi s'agit-il vraiment : d’une histoire des traductions ? d'une histoire de l'accueil du public français à Sun Tzu ? d'autre chose ?

Comme vous l’avez perçu, cet ouvrage présente deux aspects : d’une part une histoire de la réception de L’art de la guerre en France, qui commence avec les toutes premières traductions et se poursuit aujourd’hui à travers des produits dérivés (jeux, chansons, transpositions du traité, ...). Vient ensuite une étude des différentes traductions françaises disponibles ; elle cherche à éclairer le lecteur non-sinisant sur les subtilités du traité tel que nous le recevons en France. Le sujet pourrait sembler incongru, mais L’art de la guerre se révèle vraiment différent de tous les autres traités de stratégie connus, et présente des caractéristiques qui rendent sa traduction extrêmement délicate.

2/ Dans votre introduction, vous expliquez que la première apparition date de 1972, à partir d'une traduction anglaise. Pourtant, il y a eu une traduction "du père Amiot" qui date de la fin du XVIIIe siècle. Pourquoi ce silence qui dure près de deux cents ans ?

Vous avez parfaitement raison de mentionner cette toute première traduction qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, est aussi la plus diffusée. La raison en est toute simple : c’est la seule libre de droits d’auteur ! Mais pour répondre précisément à votre question, je dirais que Guibert a assomé Sun Tzu ! En effet, c’est en 1772 que furent publiés Les treize articles, nom originel du traité (le titre « L’art de la guerre » est une invention du XXe siècle). Or c’est précisément en 1772 que paraissait l’Essai général de tactique du comte de Guibert. Inutile de vous dire que cette année-là (et même celles qui suivirent), ce dernier ouvrage éclipsa tous les autres auprès de la communauté militaire. La traduction du Père Amiot n’eut donc même pas les honneurs d’un feu de paille : sitôt sortie, sitôt enterrée… L’Occident se désintéressa ensuite de la Chine, jusqu’à ce qu’à la seconde guerre mondiale où l’Asie redevint un centre d’attention. Il faudra néanmoins attendre les années 60 (70 en France) pour que l’on redécouvre Sun Tzu.

3/ Vous évoquez une "explosion des années 2000". Est-ce dû à l'influence de la mondialisation anglo-saxonne ? ou, déjà, aux prémices de l'émergence asiatique et notamment chinoise ?

Il est vrai que je ne donne pas d’explications sur ce phénomène dans mon livre. Mais je pense que vous avez parfaitement cerné les raisons de cette « explosion de popularité ». Les deux causes sont en fait liées : le formidable développement de l’Asie est bien sûr pour nous un nouveau sujet d’étude à tous les niveaux. Mais ces études ont été initiées par les Anglo-saxons. Et c’est par exemple ainsi que nous avons tout naturellement découvert par eux Sun Tzu en 1972, grâce à la traduction dans la langue de Molière d’une traduction américaine parue neuf ans plus tôt. Cette dernière était l’œuvre d’un général Marines américain en retraite : Samuel Griffith.

4/ Y a-t-il une sous-culture de Sun Tzu (internet, BD, films, autres médias) qui popularise et dévoie l’œuvre ?

Les produits dérivés que vous citez existent bel et bien. Mais j’aurais pour ma part tendance à les considérer comme un reflet de la popularité de Sun Tzu. Bien sûr, une chanson de rap sur Sun Tzu ou un livre tel que L’art de la guerre pour les femmes présentent infiniment moins de profondeur que le traité originel, voire ne sont que des produits de pure distraction. Mais il faut selon moi les percevoir comme des indicateurs de la banalisation du stratège chinois. Corollaire : il n’est pas impossible que tout cet engouement ne soit qu’un effet de mode. J’avoue cependant mon incertitude sur ce dernier sujet.

5/ Votre deuxième partie insiste plus sur la qualité des traductions : est-il si difficile de traduire Sun Tzu ?

Il existe très peu de personnes en France capable de proposer une traduction correcte de L’art la guerre ! Pourquoi ? Parce que le traité n’a pas été écrit en chinois, mais en chinois classique, langue fondamentalement différente du chinois moderne. Le principal problème de cette langue est qu’elle était considérablement plus pauvre que celle d’aujourd’hui : un caractère pouvait avoir une multitude sens, et les traducteurs doivent dès lors bien souvent deviner ce que Sun Tzu voulait dire ! C’est pourquoi la plupart des textes français se révèlent être des traductions de traductions (voire plus…) ; et malheureusement, tout le monde comprend les altérations que subissent les photocopies de photocopies. Aujourd’hui, seules trois traductions françaises (sur la vingtaine disponible) sont directement issues du texte en chinois classique.

6/ Dès lors, y a-t-il des différences importantes entre les traductions ? Au point d'altérer le texte original ? Mais celui-ci n'est-il pas pensé à multiples niveaux, ce qui rend toute traduction forcément imparfaite ?

Comme je vous l’ai dit, la polysémie du chinois classique oblige les traducteurs à faire des choix. Et bien sûr, tous les traducteurs n’ont pas le même avis. Ce qui aboutit à des écarts aussi différents que « Il ne faut attaquer que lorsque l’on est en sous-effectifs » dans une traduction, et « Il ne faut attaquer que lorsque l’on est en sureffectifs » dans l’autre : le propos est l’exact opposé ! Il est très difficile de dire quel était le sens véritablement voulu par Sun Tzu. Même les experts chinois continuent de s’affronter sur le sens à donner à certains passages. Pour autant, le propos général est dans ses grandes lignes similaires pour la plupart des traductions. Mais il est vrai que si l’on veut réellement étudier le texte dans le détail, mieux vaut confronter plusieurs traductions avant de s’avancer à commenter telle ou telle citation. Quant à la remarque que vous faites sur les possibilités de la lecture sur plusieurs niveaux, vous avez parfaitement raison, mais c’est un sujet bien trop vaste pour en parler ici. Vous m’autoriserez donc à abonder dans votre sens sans me justifier.

7/ Vous donnez une impressionnante bibliographie commentée de plus de quarante pages : pourquoi le grand public, auquel vous vous adressez, a-t-il besoin d'un tel niveau de précisions ?

Pour être tout-à-fait exact, Sun Tzu en France ne vise pas prioritairement le grand public. Il s’adresse surtout aux personnes intéressées par l’histoire de la chose militaire, et, sans aucun rapport, par les sinologues. Bien sûr, le grand public pourra piocher des éléments susceptibles de l’intéresser dans l’ouvrage (notamment à travers la technique des « encadrés » qui constituent des digressions accessibles sur des sujets très divers), mais il est vrai que c’est surtout un public de spécialistes qui est ici visé.

Pour terminer, je tiens à remercier vivement le blog Egea qui m’a fait confiance il y a maintenant deux ans de cela en publiant mon tout premier billet sur Sun Tzu. Il s’appelait De la différence d’application entre Sun Tzu et Clausewitz, et fut le premier d’une longue série qui déboucha sur l’ouverture de mon propre blog !

Yann Courderc, merci pour ces éclaircissements. Il y a peut-être une sous-culture de Sun Tzu, mais avec vous, il s'agit de grande culture et d'une érudition utile et pédagogique. Bravo encore pour ce travail....

O. Kempf


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