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Démembrement des états arabes: la Syrie en sursis

Publié le 10 juin 2013 par Jcharmelot

Dans un article récent, publié par la London Review of Books, un des journalistes les plus compétents sur les questions du Moyen-Orient, Patrick Cockburn, se posait une question à propos de la guerre en Syrie : assistons nous à la fin de l’accord Sykes-Picot? Il faisait ainsi référence au document secret signé en mai 1916 par la France et la Grande-Bretagne pour se partager les dépouilles de l’Empire ottoman, une fois la première guerre mondiale conclue. Et pour créer au Levant, en Palestine, et en Mésopotamie, une série d’états-nations, aux frontières tracées parfois au cordeau à travers les déserts, les plaines et les montagnes de cette vaste région. A l’époque, l’idée de créer des états semblait la bonne. La montée des nationalismes avait accéléré en Europe la dislocation de l’Empire autrichien. Et dans le monde arabe, de la Mecque à Damas, des nationalismes arabes naissaient et attendaient avec impatience que la Grande Guerre les débarrasse non seulement de la tutelle ottomane mais également des ambitions territoriales des grandes puissances européennes de l’époque. Cet espoir là fut bien sûr déçu, et le découpage des diplomates Mark Sykes et François Georges Picot devint le document de référence pour un partage du Moyen-Orient par Paris et Londres.

Par la suite, les états ainsi créés, notamment l’Irak et la Syrie, ont revendiqué et obtenu leur indépendance. L’Irak, nominalement en 1932, mais elle a dû faire une révolution et établir une république en 1958  pour se débarrasser définitivement des Britanniques. La Syrie, en 1946, en dépit des réticences des Français, qui en signe d’adieu ont bombardé Damas en mai 1945, quelques jours après la signature de la capitulation allemande, à laquelle, à dire vrai, les armées françaises avaient contribué de façon très modeste. S’est ouverte alors une période, où du Caire à Damas, de Bagdad à Beyrouth, et même à Aden ou à Sanaa, se sont confrontées des idées largement influencées par une approche socialiste du développement des sociétés. Les noms des chefs qui occupaient le devant de la scène étaient Gamal Abdel Nasser, Ahmad Hassan al Bakr, Hafez al Assad, et déjà Yasser Arafat. Et on parlait peu ou pas d’allégeance confessionnelle, de sunnisme, et encore moins de chiisme,  –ces identifiants par lesquels journalistes, experts, et diplomates pensent aujourd’hui pouvoir tout expliquer.

Le cours de l’histoire post-coloniale au Proche et Moyen-Orient a changé en 1979, avec la révoluton iranienne. L’Ayatollah Khomeiny avait lancé une croisade anti-américaine virulente, et c’est elle qui a inspiré le soulèvement populaire contre le Chah. Un des slogans les plus mobilisateurs du clergé iranien était de faire remarquer que les chiens aux Etats-Unis avaient plus de droits que les Iraniens dans leur propre pays. Si un chien était écrasé par un automobiliste en Amérique, son maitre pouvait porter plainte contre le chauffard, expliquait Khomeiny. Si un Iranien était renversé par un des 60.000 conseillers américains en Iran, sa famille n’avait aucun recours, car tous les résidents américains étaient protégés par un statut spécial d’immunité. La Révolution était donc certainement alimentée par un fort sentiment religieux, mais elle était avant tout une affirmation nationale contre ce qu’une majorité d’Iraniens vivaient comme une ingérence inadmissible des Etats-Unis dans la conduite des affaires de leur pays.

Dans la foulée de la Révolution, l’Iran fut placé au ban des nations, notamment en raison de la prise en otages pendant 444 jours des diplomates de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran.  Et l’Irak, nation présentée comme arabe et laïque, avec un président trés fréquentable comme Saddam Hussein à sa tête, fut chargé de laver l’affront, de mettre au pas les mollahs, et d’éliminer un régime qui remettait en cause de façon intolérable la toute puissance américaine dans cette région du monde. La stratégie des « deux pilliers », c’est à dire l’alliance stratégique des Etats-Unis avec l’Iran et l’Arabie Saoudite pour contrôler l’accés à cette région et à ses ressources énergtiques, allaient bientôt se transformer en stratégie « d’endiguement », c’est à dire la mise en stricte quarantaine de la République islamique.

La guerre lancée par l’Irak en 1980 démarra en fanfare et devait être une affaire rapide. Mais ce fut une grande désillusion pour Bagdad, pour les monarques et les émirs qui soutenaient financièrement Saddam, pour Paris et Moscou qui lui fournissaient des armes, et pour Washington qui l’aidait en secret. Non seulement l’Iran ne s’écroulait pas mais il passait à la contre-attaque, et ses troupes menaçaient les frontières irakiennes. Et c’est alors, à partir de 1982, que la tentative de changement de régime opérée par Saddam Hussein en Iran, s’est transformée dans sa justification publique en une croisade d’un grand chef sunnite pour repousser l’invasion des masses chiites, assoiffées de vengeance aprés 13 siècles de domination. La guerre était la poursuite de la bataille de Qadisiyyah en 636, qui avait permis aux Arabes de défaire les Perses. Et Saddam était un nouveau Saladin, ce général sunnite qui s’était débarrassé aux 12ème siécle des empereurs chiites. Soudain, la presse et les experts en Occident découvraient le schisme originel des héritiers du Pophète, et sans bien connaître les différences entre les deux branches de l’Islam, ils adoptaient cette grille de lecture pour expliquer les dynamiques historiques d’une région complexe.

Un homme, à l’époque, avait averti Saddam Hussein que sa guerre contre l’Iran était une erreur. Il avait prévenu que ce conflit entre les deux voisins ne pouvait que servir les intérêts des Etats-Unis et d’Israël, ravis de voir des états musulmans se déchirer. Et desservir la cause qui dominait encore le monde arabe, c’est à dire la question palestinienne. Cet homme était Hafez el Assad, le père de Bachar, et pour lui l’affrontement entre deux nations, au prétexte de rectifier la frontière du Shatt el Arab, allait se transformer en un périlleux conflit sectaire. Hafez évoquait souvent devant les secrétaires d’Etat américains qui se succèdaient à Damas, la dislocation des états arabes, l’abandon de l’idée post-coloniale de nations, et le retour en force des affirmations identitaires religieuses et claniques. Convaincu de l’imminence de ce péril, dont il voyait les méfaits –et dont il jouait lui-même– au Liban, déchiré par la guerre dès 1975, Hafez décidait de se démarquer de ses frères arabes, et d’apporter son soutien à Téhéran. Prés de 35 ans aprés le début d’un conflit qui a fracturé pour longtemps toute une région, le président Assad-père aurait sans doute lu avec une satisfaction amère l’article de Patrick Cockburn.

La Syrie est donc confrontée aujourd’hui aux dangers que prévoyait Hafez et que souligne Cockburn. La remise en cause de son existence en tant qu’état-nation, avec un gouvernement central fonctionnel, une stratégie de développement économique, et une influence régionale, notamment sur la question du Golan et de la paix avec Israël. La dislocation de l’Irak, après l’invasion américaine, peut servir d’exemple, avec la création de fait de trois zones éthniquement et religieusement concurrentes. Bagdad, pendant des décennies un acteur important, dans le bien comme dans le mal, est aujourd’hui neutralisé. Damas, longtemps incontournable partenaire de toute négocation régionale, est pour le moment éliminé, à la grande satifsfaction des monarchies du Golfe, le Qatar, l’Arabie saoudite, présentées comme portes-paroles légitimes du monde arabe. Et parfois même comme des « modérés » avec qui définir l’avenir d’une région stratégique du monde est une mission réalisable. Comme se le demandait, il y a quelques temps, dans un journal britannique la fille de Sheikh Yamani,  Mai Yamani,  »existe-t-il des décapitations modérées? », en référence à la peine de mort administrée en public et au sabre dans la capitale saoudienne Riyadh.

Dans les calculs trés pragmatiques réalisés par les nations qui comptent aujourd’hui au Moyen-Orient et dans le Golfe –les Etats-Unis, la Russie, la Chine (malgré ses gesticulations, la France est hors jeu)–  plusieurs facteurs sont venus récemment renforcer la main de Bachar al Assad, qui se révèle un joueur plus tenace que prévu. Le naufrage de la Libye, la désintégration de la sécurité à la frontière entre l’Egypte et Israël (qui justifie l’ouverture d’une vaste base militaire israélienne dans le Néguev, au sud de Ber Sheeva),  la montée en puissance de groupes islamistes qui ont pris la Syrie comme base d’opération, et, dernier élément mais pas des moindres, l’explosion du nombre des personnes déplacées, des réfugiés, chassés de chez eux par la violence. Un phénomène qui est un facteur de déstabilisation des pays d’accueil, comme le Liban, la Jordanie, ou la Turquie. Mais constitue aussi un réservoir inépuisable de frustration et de rage pour des jeunes gens privés de leurs terres, de leurs racines, de leur appartenance nationale, donc privés de lois pour les protéger, mais aussi pour les discipliner. Les récentes guerres, en Irak et en Syrie, ont créé une armée de déracinés, qui vont demander des comptes aux nations qui ont encouragé la dislocation du fragile équilibre post-colonial du monde arabe.

Dans ce contexte, la volonté de compromis des grands acteurs devrait l’emporter. Aprés des élections iraniennes de la mi-juin, qui vont renforcer les durs du régime, le décor devrait être planté pour une négociation élargie, voire même la « grande conférence internationale », « grand bargain »,  souhaitée par Téhéran, et qui mettrait à plat toutes les questions régionales. La priorité devrait être donnée aux deux dossiers essentiels et liés, le nucléaire iranien et la violence en Syrie.  Outre une formule de sortie de crise en Syrie, et un encadrement du nucléaire civil iranien,  une conférence du genre devrait également redéfinir les mécanismes de sécurité dans le Golfe, et ceux de la cohabitation entre Israël et les Palestiniens.

Une formule de conférence élargie sous les auspices des Etats-Unis doit inclure la Russie et la Chine, bien sûr l’Iran, et sans doute une participation du régime de Bachar, et d’une partie acceptable de l’oppostion. L’intervention militaire en Syrie étant écartée, puisque les Américains ne s’y engageront jamais, le préalable brandi par la France et la Grande-Bretagne d’une mise à l’écart de Bachar semble peu réaliste. Avec son maintien, au moins jusqu’aux élections syriennes de 2014, et avec le maintien d’une apparence de continuité institutionnelle, le péril d’une dislocation de la Syrie pourrait être pour le moment évité.  Et cette  »Syrie que le monde a oublié » (The Syria the world forgot), si bien racontée par Alia Malek dans un article récent dans le New York Times, pourrait connaître une période de sursis.


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