Et si l’origine de la prospérité européenne venait autant de l’éthique libérale que de son système économique ?
Par Frédéric Mas.
La propension des individus à marchander, à échanger et à négocier n’est pas une invention récente. Pour Matt Ridley, ce comportement trouverait même son origine il y a près de 200 000 ans avec l’extension de la coopération en dehors du cercle familial : « Les êtres humains ont commencé à faire des choses pour eux et entre eux qui ont eu pour effet de construire une intelligence collective. Ils ont commencé pour la première fois à échanger des choses avec des individus sans liens de parenté, à partager, échanger, troquer et vendre. » [1]
Seulement, l’invention de l’échange, suivie de celle de la spécialisation des tâches et de la division du travail n’a pas abouti spontanément à l’émergence des marchés tels que nous les connaissons aujourd’hui. Il a fallu attendre le 19eme siècle pour que ses vertus propres soient reconnues, essentiellement à cause d’une nouveauté majeure dans l’histoire du monde, à savoir la sortie occidentale de la « trappe malthusienne » qui jusqu’alors enfermait toutes les économies antérieures dans un cycle de stagnation sociale qui semblait alors indépassable.
Sortie de la trappe malthusienne
Dans A Farewell to Alms, Greg Clark divise l’histoire économique du monde en deux périodes. La première englobe toute l’histoire qui précède le 19eme siècle, la seconde celle qui lui succède. La spécificité de l’économie soumise à la « trappe malthusienne » est son incapacité à capitaliser les innovations technologiques produites par les marchés : tout gain à court terme se répercutant sur les revenus était inévitablement absorbé par une croissance de population, et non par l’accroissement individuel du niveau de vie. [2]
En d’autres termes, l’individu moyen au début du 18eme siècle n’était ni mieux, ni moins bien loti sur le plan matériel que l’individu moyen né 100 000 ans avant lui. Sa qualité de vie, son espérance de vie ou même la variété de ses biens de consommation de l’Anglais au moment de la révolution industrielle n’a rien à envier à celles plus proches de l’âge de pierre. Mieux encore, le pauvre de 1800, toujours selon Clark, aurait surement amélioré sa condition en revenant à l’âge des bandes de chasseurs-cueilleurs.
Ce modèle économique malthusien s’explique par trois raisons. La première tient au niveau d’avancée technologique. Tant que celui-ci s’accroissait lentement, les conditions matérielles ne pouvaient pas s’améliorer en permanence, même en cas d’avancées relativement rapides. Ce niveau technologique pouvait être déduit de la croissance de population. Deuxièmement, l’économie humaine était une économie dite « naturelle », commune à toutes les espèces animales, et donc rendue possible en fonction des conditions de vie partagées par l’homme et l’animal. Troisièmement, l’économie malthusienne valorisait hier ce qui est aujourd’hui considéré comme des plaies pour l’humanité. La guerre, la violence, le désordre, etc. étaient autant de moyens considérés comme bénéfiques car réduisant la pression démographique et augmentant les conditions de vie matérielles moyennes.
La révolution industrielle
Pour Clark, la révolution industrielle commence dès le milieu du 18eme siècle en Grande Bretagne. Plus exactement, elle se décompose en deux événements sans précédents dans l’histoire. Le premier voit se développer une croissance économique rapide alimentée par des gains de production sans précédent résultant de découvertes notables dans le domaine de la connaissance. Le second est démographique, et voit un affaiblissement de fertilité des classes supérieures, affaiblissement qui ensuite s’étendra au reste de la société. La transition démographique a permis la conversion de l’augmentation de l’efficacité productive de la révolution industrielle en une augmentation étonnante des revenus par habitant plutôt qu’en l’appauvrissement généralisé de la population. En effet, si nous nous reportons aux travaux de l’historienne D. McCloskey, le revenu réel des individus vivant en Angleterre et dans les pays ayant bénéficié de l’économie moderne postmalthusienne a, depuis le 19eme siècle, été multiplié par 16. [3]
La révolution de la prospérité
Seulement, si nous constatons au 19eme siècle l’effacement de l’économie naturelle au profit d’une économie moderne alliant extension des marchés et valorisation de l’innovation technologique, les historiens et les économistes restent divisés sur les raisons d’une telle révolution. Pour Gregory Clark, la raison est essentiellement démographique. Le ralentissement démographique des classes populaires a obligé les classes plus aisées à occuper des emplois autrefois laissés à des individus faiblement productifs. Ce croisement des classes aisées et des classes populaires a permis un gain de productivité sans précédent et le boom économique de l’Angleterre.
Cette explication en termes de sélection sociale et culturelle est loin de faire l’unanimité. D. McCloskey a pu en faire une critique virulente, tout en rejetant avec Clark les autres hypothèses avancées par les historiens, que ce soit en termes de supériorité des institutions démocratiques, d’afflux de matières premières - en particulier le charbon - en Angleterre, du rôle des enclosures ou même de respect particulier pour la propriété. Face aux explications institutionnelles, néodarwinistes ou même purement économicistes, McCloskey invoque des raisons éthiques et culturelles.
L’éthique bourgeoise à l’origine de la croissance économique
En effet, l’origine de la révolution industrielle se trouve dans la valorisation récente dans l’histoire européenne de la dignité bourgeoise à partir du 17eme siècle. Ce fut avant tout un événement rhétorique : l’activité marchande trouve sa place dans la société moderne là où l’idéologie féodale ne lui conférait aucune dignité particulière, contrairement aux prêtres, aux soldats et aux paysans. Seront dès lors valorisées la liberté, la compétition et l’innovation pour la première fois dans l’histoire du capitalisme à travers les exemples vivants des commerçants des cités commerciales italiennes, flamandes ou encore hollandaises. L’imaginaire bourgeois qui portera le progrès comme un mélange d’innovation et de liberté innervera l’Europe entière pour finalement inspirer la révolution industrielle [4].
Cette morale bourgeoise, qui est aussi celle du monde moderne, donne une épaisseur sociologique et historique aux théories contemporaines du capitalisme et du libéralisme, tout en leur adressant une critique discrète. L’explication économique ne peut pas se détacher totalement de l’éthique, et l’éthique elle-même ne peut se penser sans les conditions historiques et sociales qui la rendent possible et efficace aux yeux de tous. C’est cette interdépendance entre toutes les sphères de la vie humaine qui la rend à la fois si difficile à comprendre et impossible à reproduire rationnellement comme le souhaiteraient les plus hardis de nos experts en ingénierie sociale et politique. En d’autres termes, l’invention occidentale de la vie morale va de pair avec l’invention de l’économie de marché. Vouloir l’une, c’est vouloir l’autre, abaisser l’une, c’est mettre en danger l’autre.
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Notes :
- Matt Ridley, The Rational Optimist, London, HarperCollins, 2011, p. 56. ↩
- Gregory Clark, A Farewell to Alms. A brief economic history of the world, Princeton Univ. Press, 2007, pp. 1-16. ↩
- Deirdre N. McCloskey, Bourgeois Dignity. Why economics can’t explain the modern world, Chicago, Univ. Of Chicago Press, 2010, p. 49. ↩
- McCloskey, pp. 10-30. ↩