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Premiers incidents au Columbia Palace

Publié le 20 février 2011 par Charlescomman

Notre appartement, situé au second, bloc A, est le plus spacieux de l’étage, chaque étage du Columbia Palace étant structuré exactement de la même façon – Il y a donc 34 logements pareils au nôtre. L’appartement est configuré tout en longueur, avec une entrée relativement spacieuse, comportant trois portes. Par celle de gauche, nous accédons à un immense salon de 60 m2 environ, un rectangle se terminant par une baie vitrée ouverte sur la mer. Par la porte centrale, nous passons à la cuisine, aménagée selon notre convenance par le promoteur – bien que nous ne soyons que locataire. La porte de droite donne accès à un interminable couloir de distribution, avec à gauche, des pièces à fenêtre – trois chambres généreuses en enfilade – et sur la droite, des pièces dites de services – toilettes, salle de bains, ou buanderie.

Très vite, en fait le premier soir, alors que nous n’avons pas terminé de vider le camion, se pose la question de la répartion des chambres, sachant que nous sommes cinq apour trois chambres, en comptant mes parents – car il est entendu qu’aucun de nous ne dormira dans le salon, fut-il immense. Si mes parents consentent au partage d’une pièce, mes deux sœurs, en revanche, refusent de cohabiter, l’une parce qu’elle ne supporte pas l’autre, et l’autre parce qu’elle aspire à un peu d’indépendance, ce qui est dans la logique des choses lorsque l’on a 4 ans.

Les décisions sont prises sur le moment, en fonction de l’arrivage des lits. Celui de mes parents sort le premier de l’ascenseur de service. Et logiquement, le lit conjugal termine la phase de transport entre Paris et Monaco tout au fond de l’appartement, dans la dernière pièce. Logiquement, car cette chambre dispose d’une salle de bains et d’une buanderie attitrée, au contraire des deux autres. Le prochain lit à débarquer est le mien, et, provisoirement, il est déposé tel quel dans la pièce du milieu, ce qui ne me déplait ni ne m’enthousiasme. La suite, en revanche, est nettement moins agréable. Le minuscule lit de ma toute petite sœur est à son tour extrait de l’ascenseur et l’un des déménageurs, aussi costaud que King Kong, tandis qu’il porte ce meuble avec une facilité déconcertante, demande à mon père où le poser. « Je le mets dans la première chambre ? »

S’il n’avait tenu qu’à moi, je l’aurais descendu à la cave, tant mes relations avec ma sœur ne sont pas au beau fixe, à cette époque. N’aurait-elle pas pu dormir sous terre et nous laisser en paix, moi ainsi que le reste de notre famille ? Dans le feu de l’action, je coupe l’herbe sous le pied de mon père et avant même qu’il n’ait pu répondre au déménageur : « Il faut le mettre à la cave celui-là ». Dans la foulée, il suffit que je sonde des yeux mon entourage pour me rendre compte, à mon grand désarroi, que personne, je dis bien personne, ne semble avoir entendu ma remarque… si ce n’est cette satanée Rosa, ma sœur, qui tire vulgairement la langue, à mon intention.

Mon père répond enfin à la question hautement stratégique du déménageur, après une bien longue phase d’hésitation, un peu trop systématique chez lui et qui vire toujours au perpétuel : « euh…dans la chambre… Quelle chambre ? Celle du milieu peut-être ? Non ? » Et se tournant vers ma mère, non pas tant pour solliciter son avis que pour en faire le sien : « dans quelle chambre ? » Ma mère, affairée dans la cuisine, et peu intéressée par ces considérations pratiques (aux ressorts pourtant très pathopsychologiques) : « on n’a qu’à le mettre dans la chambre de Charles. » Le couperet tombe, et s’il n’y avait eu un pan de mur pour me soutenir, je crois que j’aurais fini sur le sol, abasourdi, anéanti par l’absence totale de bienveillance à mon encontre. Situation d’autant plus surprenante que je suis reconnu par tous comme le favori de ma mère et que c’est elle qui se trouve être, à présent, à l’origine de mes tourments.

Lorsque le lit de ma sœur aînée atterrit dans la première chambre et que dès lors, il ne fait plus de doute que je me suis fait avoir, je décide de laisser ces messieurs-dames terminer le déménagement – prétextant une soudaine fatigue et un début de malaise, afin de réfléchir à une solution dans la solitude de cette maudite chambre partagée. Voulant être tranquille, je ferme la porte derrière moi et tourne la serrure. Et c’est là, en regardant cette serrure, ou plutôt ce verrou, tourner sous l’effet de ma manipulation, qu’une lumineuse idée s’offre à moi. « Je vais rester enfermé ici jusqu’à ce qu’ils me laissent la chambre. »

Dix minutes après, Rosa, voulant sans doute me narguer en prenant position sur son lit, cherche à entrer dans la pièce et bien entendu n’y parvient pas. Laetitia, notre sœur ainée, alertée par sa jeune alliée, tente à son tour de tourner la poignée et pousser la porte. Sans plus de succès. Rosa, déchaînée comme un chien enragé, décide alors de frapper la porte à coup de pieds tandis que Laetitia m’ordonne d’ouvrir (en criant). Le déménageur, qui est apparemment seul dans l’appartement à ce moment et qui, au passage, a dû déposer un autre meuble, gronde : « Putain ces mômes… ». Injure à laquelle Laetita répond ainsi : « C’est Charles qui nous a enfermés… » « Oh, foutez-moi la paix ! Putain ces mômes… », grommelle le déménageur. « Charles, Charles, Charles… », tempêtent encore mes sœurs, profitant du fait que King Kong s’est éclipsé.

Et puis mes prévisions se sont avérées exactes. En revenant dans l’appartement, mes parents cherchent tout de suite à calmer tout ce monde. « Que se passe-t-il ? On vous entend du rez-de-chaussée ! » (ce qui est bien sûr impossible puisque les pièces du Columbia Palace sont toutes insonorisés). C’est Laetitia qui après avoir reçu une petite volée, finit par expliquer à mes parents, au milieu de ses sanglots, ce qui se trame ici. « Se joue ici mon avenir », suis-je en train de penser pendant que j’écoute à la porte tout leur tralala. « Tu ouvres ? », ordonne mon père, me faisant tout d’un coup sortir de ma torpeur. « Non ». Ayant juré sur Jésus que je ne sortirai pas tant que l’on aurait pas entendu ma revendication, il est évident que je ne peux obtempérer aussi facilement, dès le premier ordre lancé. « Ouvre, je te dis ». « Non ». « Charles, c’est maman. Ouvre, s’il te plait, fais le pour moi. » Mais pourquoi devrais-je lui donner satisfaction, alors qu’elle est à l’origine de mes tourments et a de ce fait trahi ma confiance ? « Non, je ne sortirai pas. C’est ma chambre. Pas celle de Rosa. »

Une heure après, chaque partie campe sur ses positions. Ma mère a entamé tout à l’heure les négociations, en me proposant un roulement : Rosa changerait de chambre un mois sur deux. Bien entendu, j’ai refusé. Une fois que l’adversaire commence à lâcher prise, il faut au contraire exiger davantage, le coller au cou, lui sauter à la gorge. « Je veux avoir une chambre pour moi tout seul, mais pas celle-ci. Je veux la chambre de Laetitia. » Je savais par avance que cette revendication serait mal accueillie par l’intéressée, et, effectivement, Laetitia s’est mise à beugler à travers la porte en entendant mon exigence.

Mon père, qui avait disparu je ne sais où pendant quelques instants, sans doute au rez-de-chaussée – pour poursuivre malgré tout le déménagement, revient maintenant à la charge tel un taureau assoiffé de sang, en essayant de défoncer la porte puis, n’y parvenant pas, la serrure. Bien évidemment, tout cela n’est que simulation. Je n’imagine pas un instant qu’il ait réellement l’intention d’abattre cette porte qui doit valoir une petite fortune, ni même le mécanisme du verrou dont on peut supposer qu’il n’est pas de première facture… puisque nous sommes ici au Columbia Palace.

Environ une demi-heure plus tard, Messonnier, le concierge, est appelé à la rescousse. Pour une fois qu’il n’a pas les yeux rivés sur les caméras de vidéosurveillance, il se pourrait bien que des cambrioleurs tentent de se faire la main. A moins que Madame Messonnier ait pris le relais. Oui, c’est certainement le cas. Mais je m’égare… Messonnier informe mes parents que chaque chambre de l’appartement et d’ailleurs chaque chambre de chaque appartement du Columbia Palace, est conçue comme une « Panic Room » afin de pouvoir s’y réfugier en cas d’attaque atomique, de tentative d’homicide, ou de cambriolage. Il s’avère donc imposible de défoncer la porte ou de débloquer la serrure de l’extérieur. Même des pompiers devraient s’y prendre à plusieurs pour en venir à bout. « Mon petit, c’est le concierge, tu ne veux pas ouvrir ? » « Non ! ». Et c’est à ce moment la seule fois peut-être, de toute ma vie au Columbia palace, que j’ai eu envie de bénir Messonnier. « Bon, d’accord, tu ne veux pas ? Tu es sûr ? » « Non ! ». « Bon… » Et puis se tournant vers mes parents : « Mais pourquoi vous ne lui laissez pas sa chambre à ce petit ? » Silence de mort dans le couloir. Silence qui s’éternise. Je compte les secondes. Bon dieu, j’ai bien de la peine à y croire, mais je sens que l’intervention de Messonnier fait mouche. Le vent est en train de tourner en ma faveur, et Rosa devinant qu’elle va être sacrifiée sur l’autel de mon bonheur, éclate en sanglots.

Il a suffi que ma mère et mon père jurent, tel un seul et même être, de me laisser ma chambre, pour que je promette à mon tour de ne plus m’enfermer à double tour… et que la situation se débloque instantanément… en même temps que la serrure. « Tu ne refais plus jamais ça », vocifère mon père en attrapant un de mes bras à travers l’ouverture de la porte. « Plus jamais, promis. » Et bien, tout au long de nos dix années passées au Columbia Palace, mes parents n’ont jamais manqué à leur parole, et j’ai à peu près tenu ma promesse. A peu près seulement. Car je me suis fait une joie de raconter quelques mois ou quelques années plus tard à mes camarades de l’immeuble, le récit de mon exploit. Jamie Woodlee, le néo-zélandais du 24e étage, bloc A, porte 7, a bien tenté de m’imiter, pour de semblables raisons, mais étant donné que ses parents habitaient un trois pièces, il était peu vraisemblable qu’ils acceptent de remiser Jenny, sa petite sœur, dans le salon. Ou dans la cave. Echec total de l’opération.



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