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Prisme: quand les « privés » en font trop

Publié le 22 juin 2013 par Jcharmelot

Dans une récente analyse, le New York Times a appelé le Congrès à ouvrir une enquête sur la privatisation de l’espionnage aux Etats-Unis. L’auteur, Tim Shorrock, assurait qu’il fallait mettre un terme à ce phénomène, et qu’il en allait du maintien de la démocratie américaine. Cette exhortation intervenait quelques jours après les révélations du « datagate » (ou  »NSAgate »), faites par un jeune américain, Edward Snowden, qui travaillait pour la plus clandestine des agences de renseignements américaines: la National Security Agency, la NSA.

Dans ses révélations à des journalistes britanniques et américains, le jeune homme a dénoncé les intrusions à grand échelle de la NSA dans les systèmes informatiques des géants de l’internet, comme Microsoft, Google, Facebook, Yahoo ou Apple, et des grandes entreprises de téléphonie, comme Verizon et ATandT. Cette association étroite entre les rois de la Toile, et les pouvoirs clandestins de l’état a été baptisée opération  »Prisme ». Elle a été décidée en 2007 sous le président Bush, autorisée par une loi votée par le Congrès,  et elle a été poursuivie par  Barack Obama.

Le fait qu’une agence comme la NSA puisse lire les e-mails, écouter les conversations téléphoniques, suivre les faits et gestes de tous à travers les traces électroniques laissées sur la Toile n’est pas une nouveauté. Depuis sa création en 1952, la NSA l’a toujours fait et son appétit s’est aiguisé à mesure que la technologie lui donnait de nouveaux moyens techniques: dans les années soixante elle a mis sur pied et développé avec des partenaires anglophones le système ECHELON, qui a espionné les communications satellitaires des Soviétiques et des Européens. Avec le passage du trafic des communications des satellites vers la fibre optique, la NSA et ses partenaires ont dû s’adapter et aller chercher là où elles sont les milliards d’informations dont ils pensent avoir besoin pour survivre.

La  nouveauté dans « Prisme » tient au gigantisme de l’entreprise. La NSA a accès à 1,7 milliard d’éléments d’information par jour, que ce soient des conversations téléphoniques, des mails, des messages audio ou vidéo. Elle est, aux Etats-Unis, le premier employeur de mathématiciens, à qui elle demande d’imaginer des algorithmes qui permettent de donner un sens à cette masse gigantesque et informe de données qui se croisent et s’enchevêtrent dans les routeurs et les mémoires des « majors » d’Internet. La NSA gère également le plus grand parc de super computers dans le monde;  son budget est toujours TOP SECRET, tout comme le nombre exact de ses employés, évalué entre 40.000 et 60.000. La curiosité de la NSA a inspiré l’imagination des scénaristes d’Hollywood qui avaient donné à l’agence le rôle du méchant dans le film « Enemy of the State », en 1998.  Elle a aussi souvent suscité le sarcasme: la NSA dit qu’elle cherche une paille dans une meule de foin, mais elle  ne trouve jamais que des meules de foin, assurent ceux qui critiquent cette agence qui, il y a peu encore, était tellement secrète, que ses initiales se traduisaient par « No Such Agency ».

Mais le problème posé par « Prisme », et les réactions suscitées dans la presse, sont d’une autre nature que la question du droit de l’état à enfreindre les lois sur la confidentialité, ou sur l’efficacité d’un système dans la prévention d’actes de violence. Les arguments sur ces deux questions se noient dans un océan d’incertitudes factuelles, d’hypothèses invérifiables, et de suppositions inutiles. Ce que « Prisme » a fait apparaître, pour la première fois de manière aussi claire, est le mariage incestueux entre les institutions militaires et les entreprises privées.

Le scandale « Prisme » a éclaté, étrange coïncidence, après l’annonce le 24 mai lors de son discours devant l’Université de la Défense par le président Obama qu’il entendait mettre un terme à la guerre permanente qui définit l’Amérique depuis douze ans, qui a ruiné l’état et enrichi des centaines d’entreprises du secteur militaire. « Prisme » a également suivi de quelques jours la publication discrète de deux rapports par deux services du Congrès, le Congressional Research Service, et le Government Accountability Office, qui offrent des critiques argumentées de la privatisation de la guerre.

Le rapport du CRS souligne qu’en mars 2013 il y avait prés de 108.000 sous-traitants en Afghanistan, dont 18.000 combattants, alors que le contingent américain a été réduit à 65.700 soldats. C’est une mesure de l’importance prise par le secteur privé dans les décisions stratégiques qui attendent les Etats-Unis au moment où ils se désengagent d’Afghanistan. Le rapport souligne aussi que depuis que le Pentagone fournit finalement des chiffres dans ce domaine, la sous-traitance de services en Irak et en Afghanistan a couté 160 milliards de dollars par an sur les cinq dernières années. Le rapport fait également état de la disparition de dizaines de milliards de dollars en Irak et en Afghanistan, dans le cadre de contrats de sous-traitance surévalués, mal effectués, ou tout bonnement inexistants. Pour faire face au recours croissant au secteur privé et à la contractualisation de ses missions, le Pentagone emploie aujourd’hui 150.000 fonctionnaires, dont le travail est de gérer les sous-traitants de manière appropriée, souligne encore le CRS, qui voit là une sorte d’ironie puisque l’objectif de la privatisation était de réduire les effectifs des employés du ministère de la Défense.

Le GAO lui aussi se penche sur le phénomène avec inquiétude. Il relève que le nombre de sous-traitants payés par le Pentagone en 2012 a atteint plus de 710.000, soit 90 pc du nombre des fonctionnaires civils du Département de la Défense, dont le nombre est de 807.000.  En 2012 aussi, par comparaison, le Pentagone a employé 2,3 millions de militaires d’active (1,45 millions) ou de  réserve (848.000) . Le GAO précise les chiffres du CRS, et souligne que le Pentagone a dépensé 195 milliards de dollars en sous-traitance en 2010, et a pu réduire ce budget à 174 milliards en 2012. Le GAO recommande également que le Pentagone se mette rapidement au travail pour déterminer le niveau de ses effectifs, et le juste mélange entre militaires, civils et sous-traitants. Et il conclut que face à des restrictions budgétaires annoncées, des choix douloureux s’imposent.

Un domaine où le recours à des sous-traitants a connu une explosion incontrôlée depuis les attentats du 11 septembre 2001 est celui du renseignement, et en particulier le renseignement électronique. La CIA, mais surtout la NSA, ont recruté des jeunes talents pour naviguer dans les méandres secrètes d’Internet, et ces agences ont également fait appel aux géants du Web pour les aider. Ces entreprises n’ont rien à refuser aux militaires, à qui elles doivent souvent beaucoup en terme de contrats publics, et de soutien politique. Le monde du renseignement confronté à un besoin croissant de personnels s’est tournée également vers le secteur privé pour recruter des techniciens, des ingénieurs et des analystes. Et c’est ainsi que le jeune Andrew Snowden s’est retrouvé à travailler pour un cabinet de conseil Booz Allen Hamilton, qui lui même a des contacts étroits avec le renseignements.

L’actuel patron de la division de Cyber security de Booz Allen, et vice président de l’entreprise, s’appelle Mike McConnell. Il a été patron de la NSA entre 1992 et 1996, puis il est entré à Booz Allen. Il est ensuite retourné en 2007 dans le monde de l’espionnage, comme numéro un de la communauté du renseignement, c’est à dire Directeur National du Renseignement. Le DNI est une fonction créée par Georges W. Bush, en 2005, pour tenter de coordonner le travail des diverses agences qui sont en concurrence permanente. La promotion a ce poste d’un ancien de la NSA a été vécu comme un affront par la CIA, dont le patron a toujours été le chef de la communauté du renseignement, sous le titre de Directeur Central du Renseignement, DCI. McConnell est resté en fonction deux ans, a été remercié par Obama, et il retourné travailler chez Booz Allen. Il y a gagné plus de quatre millions de dollars en 2010, et seulement 2,3 en 2012. C’est un grand défenseur de la cyber-sécurité, et c’est lui qui a lancé l’opération « jeux olympiques » contre l’Iran en envoyant un virus, « stuxnet » saboter des milliers de centrifugeuses nucléaires.

McConnell  a toutefois laissé la DNI entre de bonnes mains, puisque son successeur est James R. Clapper, nommé en 2010. Il a fait sa carrière au Pentagone, à l’Agence de renseignement militaire (DIA), pour ensuite aller pantoufler dans le privé, notamment chez Booz Allen. Lui aussi est un grand adepte de la cyber surveillance, et de l’implication du secteur privé dans ces opérations. Il a dit en public qu’il pensait qu’il fallait mettre le sens de l’innovation des entreprises privées au service de la Défense nationale, et qu’il faisait confiance à ce partenariat pour réserver de belles surprises aux ennemis de l’Amérique.

Les dangers d’une alliance trop étroite entre les militaires et les entreprises est devenue une ritournelle depuis que la presse a redécouvert le discours de Dwight Eisenhower dénonçant en 1961 « le complexe militaro industriel », et son influence sur les décisions de l’état. La citation est en général tronquée et ceux qui l’utilisent oublient la fin du discours où Ike fait une remarque qui résonne de façon beaucoup plus contemporaine : « tout en considérant avec respect la recherche scientifique et l’innovation, nous devons également rester vigilants face au danger contraire mais tout aussi grave de voir les décisions d’intérêt public tomber au mains d’une élite techno-scientifique. »

L’influence des analystes privés armés de leur habileté à manier et à manipuler le web se mesure en quelque chiffres: depuis le début de sa mise en œuvre, « Prisme » a produit 77.000 rapports de sécurité. Il est cité dans un document sur sept produits par la communauté du renseignements. Et des informations récoltées par « Prisme » ont été citées 1.477 fois en 2012 dans le document le plus important du renseignement national aux Etats-Unis: the Presidential Daily Brief, le PDB, qui chaque matin fait le point pour le président sur l’état du monde, les menaces contre les Etats-Unis, et les options à la disposition du Commandant en Chef.

Cette invasion du privé et de la technologie dans la sphère du renseignement stratégique  a créé un autre péril, dont l’affaire Snowden est une parfaite métaphore: pour remplir leurs « missions », des dizaines de milliers de sous-traitants sont autorisés à accéder aux systèmes sécurisés de la défense et du renseignement. Munis d’une « security clearance », une accréditation Défense, ils peuvent aller à la pêche dans un vaste réseaux d’ordinateurs et de banques de données.  Dans une enquête en 2010, le Washington Post avait indiqué que 854.000 Américains étaient titulaires d’une autorisation d’accès à des informations « secrètes ». Et que 265.000 d’entre eux travaillaient pour des entreprises privées. Depuis, ces chiffres ont augmenté, et la presse américaine évalue le nombre des personnes qui ont une « security clearance », aussi bien des militaires, des fonctionnaires, que des sous-traitants civils, à 1,4 million. Des 25.000 employés de Booz Allen à travers le monde, la moitié sont ainsi « accrédités Défense » et peuvent entrer dans les banques de données les plus réservées.

Le gigantisme et la porosité du système donnent à toute cette architecture sécuritaire un fort relent d’amateurisme; et sa mise sur pied accélérée après les attentats du 11 septembre 2001 laisse également entrevoir la priorité accordée à la perspective pour des entreprises de réaliser des profits colossaux plutôt qu’à l’authentique souci de défendre les intérêts d’une nation et la sécurité d’une population.

C’est dans le contexte d’une tentative de mise au pas d’un secteur privé de la défense qui s’est enrichi sans vergogne avec la complicité des institutions militaires qu’il faut comprendre l’affaire Snowden. Le Président Obama et le Congrès vont devoir s’engager prudemment sur le terrain de la réforme financière du Pentagone et des procédures d’allocations des mirifiques contrats militaires aux grandes entreprises du secteur.  La NSA et Booz Allen ont été choisi comme premières cibles parce que l’arrogance du succès les a rendu imprudentes, et parce qu’elles ont dû se faire de solides ennemis, notamment à la CIA, le premier employeur du jeune Snowden.

Dans son discours du 24 mai 2013, le président Obama avait proclamé en parlant de la guerre contre le terrorisme : « Cette guerre, comme toutes les guerres, doit se terminer. C’est ce que nous conseille l’histoire et ce que réclame notre démocratie. » Mais pour y mettre un terme, les ennemis qu’il doit affronter se trouvent aujourd’hui plus à Washington ou dans sa banlieue, qu’à Kaboul ou au Waziristan.  Obama aurait pu prolonger son discours avec celui d’un de ses prédécesseurs,  Franklin Delano Roosevelt. Le 31 octobre 1936, FDR conclut sa campagne pour sa réélection avec un discours au Madison Square Garden de New York. « Nous avons dû combattre les ennemis de la paix », s’est-il exclamé « les grands monopoles industriels et financiers, la spéculation, un système bancaire incontrôlé, les antagonismes de classe, les divisions sociales, les profiteurs de guerre. Ils s’étaient mis à considérer que le gouvernement des Etats-Unis était une simple dépendance de leurs propres afffaires. Et nous savons aujourd’hui que le cartel de la finance est aussi dangereux que le cartel du crime. Jamais auparavant dans notre histoire ces forces ant été ligués d’une telle manière contre un simple candidat. Leur haine contre moi est unanime: et j’acceueille leur haine avec chaleur ».

Il semble, qu’en plus de 75 ans, bien peu de choses aient changé.


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