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Le rendez – vous manqué du Quai Branly selon Sally Price

Publié le 26 juin 2013 par Aicasc @aica_sc

Compte-rendu d’ouvrage :

Par Baj Strobel du livre de Sally Price : "Au musée des illusions, Le rendez-vous manqué du Quai Branly", Editions Denoël, Paris, 2011.

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Voici un ouvrage qui devrait intéresser au plus haut point les amateurs d’art autant que les institutions et musées de la grande région caribéenne soucieux de mettre en valeur, d’exposer leurs propres artistes et ceux d’horizon différents. L’auteur, Sally Price, spécialiste, avec Richard Price, des sociétés des Marrons de Guyane et du Suriname, a déjà publié plusieurs ouvrages qui concernent les espaces des Plantations et la question de la muséographie des arts « autres ». Je ne citerais que « Les arts des Marrons », Editions Vents d’ailleurs, 2005 ainsi que « Arts primitifs, regards civilisés », (ouvrage réédité en 2006 et disponible en format de poche à 9 € depuis 2012).

La question centrale du livre concerne la place de l’Autre — ici la place des cultures non occidentales– dans un musée français, en l’occurrence le musée du Quai Branly.

Les multiples interrogations et controverses au sujet de la représentation des cultures non européennes se sont diffusées en s’amplifiant à partir du moment où, des artefacts, considérés comme ‘objets d’art’, ont progressivement innervé, au début du XXème siècle, les consciences et les arts européens.

Citons, par exemple, Guillaume Apollinaire écrivant dans Le Journal du soir : « Le Louvre devrait recueillir certains chefs-d’œuvre exotiques dont l’aspect n’est pas moins émouvant que celui des beaux spécimens de la statuaire occidentale » (cité par S.P. p.70).

Depuis lors, critiques d’art, marchands d’art primitif, collectionneurs, esthètes, n’ont eu de cesse de vouloir donner à certains ‘chefs-d’œuvre’, généralement africains ou océaniens, une place d’honneur qui devait les placer au sommet de l’art mondial !

La question se pose alors de savoir qui décide et qui définit ? Quelle place donner à l’Autre ? A-t-il voix au chapitre ?

En fait, le détournement de l’objet dit « primitif », placé sur la scène occidentale, a pris un cheminement qu’il faut articuler avec précision selon une traçabilité minutieuse. Ce que nous appelons art des autres relève bien de leurs créations, leurs imaginaires, inscrits dans leur vie matérielle, mais aussi spirituelle, comprenant leurs rites et leurs cérémonies, mais sont-ce pour autant des « objets d’art » pour eux-mêmes ? Qu’en est-il de cette définition ?

C’est bien pourquoi les questions de la voix des autres de même que la place de leurs objets (où et comment les situer chez nous) sont des questions cruciales auxquelles l’auteur répond avec subtilité afin de dénouer les fils de résidus postcoloniaux toujours vivaces.

Ainsi la question du musée, en tant que lieu prestigieux d’exposition, est bien centrale : le musée va précisément être le point de jonction entre les ex-colonies et la métropole. Or le musée du Quai Branly ne témoigne en rien de cette problématique là, car il semble bien, selon Gilles Manceron, que « beaucoup d’historiens sont d’avis que la France n’a toujours pas affronté sa véritable histoire coloniale » (cité par S.P., p.240). C’est dans ce sens là qu’il faut comprendre le sous-titre « Le rendez-vous manqué ». Il est de fait le lieu où se joue la domination et la réinvention des objets des autres sous l’éclairage occidental. L’Occident peut-il penser le passé colonial, en accordant toute sa place au sujet de sa domination? Peut-il penser sa propre cruauté et son propre pillage, y compris celui des objets des autres?

On se souvient bien sûr, et Sally Price nous rafraîchit la mémoire, des méandres et des polémiques qui ont accompagné l’installation des « chefs-d’œuvre des arts premiers » au Pavillon des Sessions au Musée du Louvre, du « Jardin secret du président » (Chirac) pour l’art des Taïnos, mais aussi celui du Japon ancien ou de l’Empereur aztèque Moctezuma…

Sa rencontre avec le marchand d’art et collectionneur Jacques Kerchache allait s’avérer déterminante pour nouer un partenariat prometteur qui allait aboutir à la création du musée du Quai Branly en juin 2006.

Il faut bien comprendre ce qui anime Jacques Kerchache, qui est d’ailleurs venu au Sermac, à Fort-de-France, à la fin des années 80. Il y faisait la présentation de son grand intérêt pour les arts premiers. Il avait beaucoup insisté sur l’égalité des cultures et le fait que « les trois quart de l’humanité étaient exclus du plus grand musée du monde » (Nous y étions, Sally Price et moi-même.) Néanmoins quant aux critères de choix, sa position ne changera guère, elle pourrait se résumer à cette citation qui met en exergue la qualité esthétique des objets : « Mes choix sont dans le droit fil de l’itinéraire que j’ai emprunté depuis près de trente ans : purement plastiques. Je fais abstraction de ce que j’appelle les éléments de séduction d’un objet : l’époque où il a été fait, la matière dans laquelle il est exécuté, ses dimensions, le nom (plus ou moins prestigieux) de son auteur, son origine, pour ne m’intéresser qu’à une seule chose : la capacité de l’artiste à trouver des solutions plastiques originales » (cité par S.P., p.48).

Le chapitre 5 intitulé « Etat de culture » met l’accent sur le fonctionnement du système mettant en relation les musées et le pouvoir politique en France autant que « la place éminente de la culture dans l’identité française qui donne au président de la République un rôle direct dans la question des musées » (p.59). Cette identité française, reposant sur une certaine exception culturelle, « s’inspire aussi d’un modèle dominant, prégnant et antérieur au fait  que les immigrants sont devenus une partie importante de la population » (p.79). « Cette façon de privilégier la culture nationale (tout en promouvant les cultures étrangères dans les musées) est au fondement de l’idée que se fait la France de sa fameuse ‘mission civilisatrice’ et imprime un tour particulier aux représentations qu’elle se fait de son passé colonial » (p.80).

L’on se souvient également, et cela est relaté dans le livre à partir des chapitres 7 à 12, des soubresauts suscités par le déménagement du Musée de l’Homme vers le Quai Branly. Deux camps allaient se disputer entre défenseurs du projet ethnographique et défenseurs du projet esthétique. Les débats furent houleux car « participants et observateurs favorables à l’anthropologie étaient quasi unanimes pour dire que le pouvoir de décision avaient été jalousement gardé par les membres de l’équipe favorables à l’esthétique » (p.103). Dans ces pages se pose également la question brûlante de la restitution des objets à leur société d’origine. Cela en particulier à propos d’une tête Nok et d’un bélier de céramique qui avaient été sortis illégalement du Nigéria et du Mali de la région de Djenné. A ce propos se pose évidemment la question du maintien des objets dans leurs lieux d’origine. Ne doit-on pas prendre au sérieux le point de vue des autochtones sur leurs propres œuvres d’art ?

Voilà autant de questions essentielles abordées avec maîtrise et talent. Un épilogue et une postface enrichissent la démonstration et actualisent les propos de l’auteur. De nombreuses citations et une importante bibliographie en font un ouvrage de référence pour toute analyse sur la question de la muséographie des arts et civilisations non occidentaux. Plusieurs raisons à cela : même si la période coloniale est pour une grande part derrière nous, notre actualité politique, culturelle voire quotidienne, découle encore du prolongement des bouleversements induits par la colonisation. Des questions comme l’origine des acquisitions, les conceptions esthétiques des sociétés d’où proviennent les objets, cette question du transfert de symboles et de sens, deviennent des nœuds dont il faudra bien dénouer les fils, car la moindre œuvre  exposée mérite plus qu’une vision univoque, elle en mérite de multiples, qui se croisent ou se chevauchent, elle mérite surtout de parler pour celui qui l’a faite. Comme a pu le dire un chercheur kanak : « Ce n’est pas parce que vous mettez nos objets dans vos musées que c’est nous qui parlons de nos objets » (Emmanuel Kasarhérou, cité par S.P., p.273).


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