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Pierre Ballester: "Le Tour est une reine de beauté qui cache sous ses jupes un enfant honteux"

Publié le 30 juin 2013 par Jean-Emmanuel Ducoin
Journaliste d’investigation et écrivain, Pierre Ballester a été l’un des premiers, avec son compère David Walsh, à enquêter sur le « système » Armstrong, dès 2004, avec le livre L.A. confidentiel. Depuis, il ne cesse de dénoncer les complicités des instances internationales du cyclisme qui, selon lui, ont mis à terre toute crédibilité au nom de la financiarisation. Il vient de publier Fin de cycle (La Martinière). Un réquisitoire implacable.

Pierre Ballester.

Jean-Emmanuel Ducoin. Lorsque le rapport de l’Usada (l’agence antidopage américaine) a été divulgué, le 10 octobre 2012, comment avez-vous réagi personnellement, après dix années d’enquête et de travail acharné pour déboulonner le «système» Armstrong?
Pierre Ballester. Aucune surprise. Je savais en effet que l’Usada allait sortir un rapport. Lorsque l’enquête fédérale de la FDA (Food and Drug Administration) a été abandonnée, contre toute attente, en février 2012, l’Usada avait heureusement repris le collier. En six mois de temps, ils ont repris la même procédure : ils ont auditionné des personnes sous serment, ils ont collecté des informations, des documents, etc. À une différence près : ils sont allés jusque dans les moindres détails pour, finalement, nous livrer des conclusions absolument imparables. Ce fut une enquête extraordinaire, menée par son Eliot Ness de service, Travis Tygart, à qui il faut rendre hommage. Ainsi, le best-seller – gratuit – du meilleur livre de sport de l’année 2012 est un rapport de 202 pages rédigé en anglais et dont la maison d’édition est l’Usada… Ça se lit comme un polar plongé dans un univers de mafieux  des manigances, des stratagèmes, des complices, des versements d’argent occultes, des enquêtes, des menaces, des obstructions à la justice, des aveux de repentis, des représailles, etc. Rien ne manque. Ce qui est incroyable, en vérité, et triste, c’est que cette enquête a été publiée par une agence antidopage, depuis les États-Unis, alors que ce n’est pas vraiment dans ses prérogatives. Tout le monde avait échoué, mais grâce à eux, l’effet de chaîne s’est produit. Jusqu’aux aveux de Lance Armstrong lui-même. Jusqu’à pousser l’Union cycliste internationale (UCI) à enfin dire une vérité, une seule: oui, Armstrong était bien un grand tricheur et il méritait d’être rayé des tablettes!
Pourtant, le jour où l’UCI a annoncé cette décision historique, son président, Pat McQuaid, a refusé de démissionner. Pathétique attitude. C’était une manière de dire «on prend acte, mais on ne change rien». Cela signifiait qu’on continuait avec les mêmes hommes, aux mêmes fonctions, avec le même système. Sauf que, maintenant, tout le monde sait que l’UCI n’a pas été blanche dans cette affaire.
Jean-Emmanuel Ducoin. Le livre que vous avez publié avec David Walsh, dès 2004, L.A. confidentiel, a été comme 
un socle pour toutes les enquêtes postérieures. En avez-vous conscience?
Pierre Ballester. Oui, bien sûr, mais nous ne ressentons aucun triomphalisme pour autant. Lorsque l’Usada a confirmé l’authenticité des témoignages que nous avions produits, j’ai été content pour le sport et pour ceux qui le pratiquent dans les règles de l’art. Le rapport de l’Usada n’a fait que valider notre travail, car nous étions convaincus que nous avions bien travaillé. Signalons au passage que la presse ne peut pas échapper aux critiques. Trop de monde a facilité les treize ans de cavale de Lance Armstrong, à commencer par l’UCI, derrière laquelle beaucoup se sont abrités, les organisateurs, les sponsors, les médecins, des politiques, les principaux médias, etc. Tous ces gens ont protégé quelque chose qui était frelaté. Ils sont allés dans le sens du vent, là où c’était le plus facile. Pour ce qui concerne les médias, ça nous renvoie à notre condition de journalistes de sport. Si on vient dans le sport, c’est parce qu’on l’aime ; on y vient avec un capital de sympathie, avec de l’admiration parfois, voire de la fascination, et dès l’instant qu’on veut aller dans le dos du prestidigitateur, ça se gâte, car nous sommes nous-mêmes les premiers à être déçus. Parvient-on alors à faire le premier pas pour se dire: «Je suis journaliste et le public doit savoir»? Là est la question. Les dessous du sport sont parfois nauséabonds et ils articulent des artifices qui le dénaturent, qui le bafouent. J’ai vu la frilosité, la lâcheté, la complaisance, la connivence, et à force, j’ai vu la complicité passive et tacite. Dans le terme «journaliste de sport», c’est le journaliste qui doit prévaloir. Le sport est une grande cour de récréation, pour adultes attardés, car ça nous renvoie à notre enfance. On a du mal à se faire du mal et ce n’est pas un hasard si les enquêtes dans le sport viennent souvent des journalistes qui ne suivent pas le sport. Avec Armstrong, le point de départ de la réflexion était simple. Comment se fait-il que ce coureur, très bon sur les courses d’un jour – il a été champion du monde –, qui, lorsqu’il dispute le Tour de France à quatre reprises avant son cancer, en abandonne trois et en termine un à la 36e place, revient à la compétition après la maladie en décuplant ses moyens au point de devenir invincible pendant sept ans? Tout le monde devait se poser cette simple question, car nous parlons là de course cycliste, et de la plus dure au monde! Et à cette simple question, tout le monde aurait dû répondre: ce n’est pas logique, ce n’est pas normal. C’est le rôle des journalistes de poser des questions et d’apporter des informations, car c’est l’ignorance qui conduit à la candeur du grand public. Savoir permet de se construire une opinion.
Jean-Emmanuel Ducoin. Comment, à l’époque, avez-vous convaincu certains proches d’Armstrong de parler?
Pierre Ballester. Ce fut le plus difficile. Nous avons utilisé la méthode des cercles concentriques, partant de très loin pour arriver au cœur de cible, car le cœur de cible, surtout s’il en a les moyens, a toujours la possibilité de tout verrouiller, ce qui rend difficile l’accès aux témoins, sachant qu’on peut faire taire les témoins. Nous nous sommes focalisés sur quelques personnes dont on savait qu’elles pourraient éventuellement dire des choses. D’abord, Emma O’Reilly, l’ex-masseuse d’Armstrong. Puis Betsy Andreu, l’épouse de l’ancien coureur Frankie Andreu, qui avait assisté à une scène d’aveu d’Armstrong à l’hôpital d’Indianapolis, devant ses médecins. Ensuite l’ancien coureur Steven Swart. Ou encore Mike Anderson, qui fut l’employé du Texan. Pour ne prendre que l’exemple d’Emma O’Reilly, qui est un point clé de l’enquête, il nous avait alors fallu huit mois pour la convaincre de nous parler… Je signale que, pour ce qui nous concerne, la vérité est souvent venue des femmes : je n’en tire aucune conclusion, je constate. Elles ne supportaient sans doute pas l’attitude arrogante d’Armstrong, qui rabaissait les gens, les dominait outrageusement, les insultait, les mettait plus bas que terre…
Jean-Emmanuel Ducoin. À partir de quand avez-vous compris 
que Hein Verbruggen, l’ex-président de l’UCI, avait pactisé avec Armstrong jusqu’à le protéger en toutes circonstances?
Pierre Ballester. Dès le début. N’oublions jamais qu’Armstrong a été déclaré positif aux corticoïdes dans le Tour 1999 et qu’il a bénéficié de la protection de l’UCI pour ne pas être exclu de l’épreuve: l’UCI, donc Verbruggen, avait alors décidé de valider une ordonnance antidatée fournie par l’US Postal, l’équipe d’Armstrong, justifiant la prise d’une pommade. C’était déjà un mensonge énorme et un scandale qui aurait dû les faire tomber ! Après, les protections n’ont pas cessé. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est de démontrer les responsabilités qui ont permis au mensonge Armstrong de durer aussi longtemps. Or, à l’époque, l’UCI, c’était d’abord Verbruggen ; et les années Armstrong, c’est aussi Verbruggen. Les deux hommes ont marché main dans la main depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. Verbruggen pouvait faire don de son corps pour faire obstruction à la justice sportive. Il y a eu aussi des liens financiers avec Armstrong, par le biais de la fondation contre le cancer du Texan. Plus grave, le Wall Street Journal a révélé, en 2010, que, dès 2001, Verbruggen avait placé de l’argent dans la banque d’investissement de Thom Weisel, le financier de l’équipe d’Armstrong, et que les comptes du patron de l’UCI étaient gérés ni plus ni moins par un employé modèle bien connu dans le monde du cyclisme, Jim Ochowicz, qui n’est autre que l’ancien patron de l’équipe Motorola, celle où débuta Armstrong. On le voit, les conflits d’intérêts de Hein Verbruggen étaient considérables. Il était dans le conflit, dans l’intérêt, mais jamais dans le conflit d’intérêts… L’idée pour lui était le développement international du cyclisme, notamment aux États-Unis, un marché attractif. En plus, Armstrong était présenté comme un survivant du cancer. L’histoire était trop belle. Ce qui est incroyable, c’est que personne n’avait de prise, pas même le Comité international olympique (CIO), où Verbruggen poursuit actuellement sa carrière au plus haut niveau, comme si de rien n’était. Ces instances sportives vivent en totale impunité et ne sont soumises à aucune régulation des pouvoirs publics.
Jean-Emmanuel Ducoin. Lorsque Patrice Clerc était à la tête d’Amaury Sport Organisation (ASO), qui possède le Tour, avant d’être licencié comme un malpropre, nous avions cru sincèrement que le conflit entre ASO et l’UCI tournait à l’avantage du Tour…
Pierre Ballester. Non seulement nous y avons cru, mais c’était acté! Au printemps 2008, était validé le fait qu’ASO ferait scission de l’UCI, pour organiser son propre calendrier, avec l’appui des courses les plus prestigieuses, le Tour d’Espagne et le Tour d’Italie. Et que s’est-il passé? Un véritable complot, mené par Verbruggen, qui n’était plus président de l’UCI, mais qui ne supportait pas de perdre la partie. Par le biais du CIO, il a tiré les ficelles avec le soutien de Jean-Claude Killy pour imposer un marché entre ASO et l’UCI, sur le dos de Patrice Clerc. C’est Marie-Odile Amaury, la propriétaire d’ASO, qui a tranché en faveur de ce pacte faustien, dont la contrepartie était d’offrir à ASO l’accès au marchandisage olympique – ASO a d’ailleurs créé une filiale dans ce secteur. Conclusion ? L’UCI a imposé que Clerc soit débarqué. Depuis, elle règne en maîtresse et les contrôles antidopage sont de nouveau entre ses mains. Aujourd’hui, ASO ne peut pas se permettre de dire officiellement que le dopage est en train de regagner la partie. Du début des années 2000 jusqu’en 2008, ses patrons ont tenté de l’infléchir en multipliant les sanctions. Cette année-là, les contrôles, gérés par l’AFLD, l’Agence française de lutte contre le dopage, s’étaient même révélés très efficaces. Une dizaine de coureurs, et non des moindres, avaient été pris. C’est alors qu’ASO a fait machine arrière, en acceptant que la lutte antidopage dépende à nouveau de l’UCI. Voilà l’histoire tragique. Sa responsabilité est d’autant plus grande que c’est son événement qui est dénaturé depuis une quinzaine d’années. ASO a pris un virage politique et industriel, en privilégiant l’impact financier au détriment de l’éthique d’un sport. Les dirigeants d’ASO ont donné le champ libre à la marchandisation du cyclisme. Le Tour est une reine de beauté qui cache sous ses jupes un enfant honteux issu du ménage à trois du mensonge, de la triche et de l’argent.
Jean-Emmanuel Ducoin. Et l’argent rentre plutôt bien dans
les caisses du Tour…
Pierre Ballester. C’est le moins qu’on puisse dire! Quand l’actuel directeur, Christian Prudhomme, dit que le dopage tue éthiquement et économiquement le Tour, c’est faux. Que ça tue le cyclisme à petit feu, oui, chacun peut le constater. Que la crédibilité du Tour soit désormais nulle, oui. Mais que le Tour soit en crise financière, non! En 2008, ASO avait dégagé un chiffre d’affaires de 121 millions d’euros. En 2009, quand Armstrong revient – comme par hasard après le pacte du diable entre ASO et l’UCI –, le chiffre d’affaires avait grimpé à 154 millions d’euros. Sans commentaire.
Jean-Emmanuel Ducoin. Terminons sur Armstrong avec la pire des questions. Au départ, il n’y a pas lieu de mettre en doute sa parole lorsqu’il a créé sa fondation de lutte contre le cancer. Et puis, avec l’appui de Nike notamment, Livestrong est devenue une machine à cash. Les malades ont-ils été trahis?
Pierre Ballester. Pour moi, il a pris en otage la communauté des cancéreux. Après la création de la fondation, à la vue du succès de la première course des Roses, qui rapporta 250 000 dollars, il a senti le bon filon. Derrière le champion, il y a l’Américain, le Texan. À partir de là, s’est construit un autre Armstrong: l’homme d’affaires, caché derrière le paravent vertueux de la lutte contre le cancer. Il était devenu un personnage intouchable. Tout le monde l’a compris, à commencer par les sponsors, dont Nike, qui a inventé le fameux bracelet jaune. Ils ont monétisé le cancer. C’est l’aspect le plus infamant.
Jean-Emmanuel Ducoin. Lors de ses aveux, devant Oprah Winfrey,
il n’a pas tout dit…
Pierre Ballester. Armstrong n’a parlé que de lui, surtout pas des autres, des proches, des complices, pas seulement dans son entourage sportif mais aussi financier. Et pour cause. 
Actuellement, cela fait l’objet de tractations avec la justice américaine. L’«affaire Armstrong» est loin d’être terminée. Mon sentiment, c’est que, à terme, dans quelques mois ou quelques années, il sera acculé à dire l’essentiel de la vérité et sans doute à balancer sur les responsabilités des uns et des autres. Son but, aujourd’hui, son seul but, c’est de protéger sa fondation. C’est sa seule monnaie d’échange. Tout le reste est parti en fumée.
[ENTRETIEN publié dans l'Humanité du 28 juin 2013.]

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