Le saccage de l'une des plus belles places de Paris, sacrifiée à la démagogie urbaine et transformée en piste de skateboard, n'en finit plus de faire des vagues. Désormais, c'est Libération lui-même qui s'en émeut, par la plume de Pierre Marcelle, gauchiste survolté mais avec qui, ma foi, nous ne sommes pas toujours en désaccord sur tout ! Marcelle se trompe quand il écrit que la place de la République était moche auparavant ; elle était laissée à l'abandon par la mairie, c'est bien différent. De même Haussmann était loin d'être une sorte de Attila mû uniquement par la volonté d'écraser les manifestations. Mais, pour le reste de son propos, nous le rejoignons bien volontiers.
"Place de la République, allégorie d'un vide mortifère
Et ça tournait, oui ça tournait… Ça tournait à Paris comme ça pleuvait à Ostende dans une chanson de Ferré. Des bagnoles, des bus, des deux-roues, des tramways jadis, des vélibs naguère et des piétons aussi, tout autour de la vieille place de la République, moche, assurément, mais d’une mocheté vivante. Peu de bancs, deux fontaines (dites «des dauphins»), quelques quadrilatères de pelouse, des esquisses de squares et des bouches de métro organisaient sur l’ilôt traversé par la chaussée, autour de la statue massive des frères Morice, une déambulation en forme de raccourci ; sauf bien sûr aux jours de grandes manifs-rassemblement ou dispersion, au long cours de la trilogie Répu-Bastille-Nation, c’était selon. Mais ça, donc, tout ça, cette mémoire de la rue et du pavé. c’était avant ...
Avant, les voitures tournaient sur et à travers la place, irriguant comme une onde de métal son terre-plein central. Depuis le 16 juin, triste dimanche inaugural de sa rénovation, elles la traversent à double sens sur trois côtés seulement (dans l’axe du faubourg du Temple, le nord est perdu à la circulation), dans des hoquets de trafic que régulent une quarantaine de feux de signalisation. Les encombrements sont à l’avenant, assez dissuasifs pour constituer le dernier cauchemar capital de la corporation des taxis. Et ainsi le premier objectif de la Ville – écœurer le roulant – se trouve-t-il accompli.
L’écœurer est une chose, l’éradiquer une autre. De cet étrange partage de territoires plus que jamais frontiérisés, de ce compromis en forme de «on se supporte mais on ne se mélange plus». De cette ghettoïsation de tout l’espace, évoquant brutalement le Parvis des droits de l’homme ajouté à la place du Trocadéro, ne préjugeons pas le devenir, mais craignons la généralisation du concept de places de stationnement pour piétons comme il en est pour les véhicules.
On serait passé sur ça, si seulement l’aménagement du terre-plein central avait embelli l’ensemble, mais la beauté n’était pas inscrite au cahier des charges de l’agence d’archis Trévelo & VigerKohler (TVK), et le citoyen alibi, mi-incrédule, mi-frustré, se demande encore si l’affaire est vraiment achevée. Des mois durant à imaginer que quelque chose se conçoive derrière ces palissades qui, des mois durant, ont contrarié ses cheminements, et tout ça pour ça. Des mois durant à rêver une colline, une forêt, un gouffre ou un Luna Park, même, des couleurs et de l’audace comme chez Rem Koolhass, pour découvrir, une fois tombées les barrières, une esplanade d’une infinie platitude, une dalle lisse pavée de trois nuances de gris minéral, avec pour seul relief. sur un seul flanc, une huitaine de marches, comme pour rattraper le niveau.
Le propos de cette chronique n’étant pas technique, on s’abstiendra de pleurnicher sur la perte de mémoire que hurle la place nouvelle avec ce que fut son esprit premier, au milieu du XIXe siècle : le souci forcené, que Georges Eugène «Attila» Haussmann régula, d’ouvrir cette espèce d’espace et les boulevards qui la bordent aux cavalerie et artillerie de l’ordre bourgeois (monarchique, républicain ou impérial), après les révolutions de 1830 et de 1848 et avant l’insurrection de Paris dans sa Commune de 1871.
Le propos de cette chronique est de dire une stupéfaction devant le néant inauguré l’autre semaine, qui aurait pu relever d’une esthétique revendiquée, n’était son immobilier de furoncles. Car que faire sur une place à moins que l’on s’y pose – sur de rares bancs de bois (assez beaux, ma foi), sur la margelle du bassin qui ceint la statue centrale (petites éjaculations aqueuses en décoration), sur un plateau de planches (un solarium ’1)- en regardant passer des cyclistes, l’étale d’un «front républicain», et les mensonges de Jérôme Cahuzac …
Alors, à l’enfant-roi, si cher à la ville, fut dévolue une «R (comme république ’1) de jeux» en forme de très laide boutique où se distribuent quelques peluches, jeux de cartes et de société, imprimés et gadgets divers dont on usera assis sur des chaises rouges très laides aussi. Pour y faire pendant, à l’Ouest, et achever l’infantilisation des lieux, la promesse d’un «café Monde et Médias», dont l’appellation proclame la médiocre ambition électorale de séduire l’air du temps avec les classes moyennes. Un «miroir d’eau» la reflète et la jouxte, sorte de flaque à vocation de pédiluve qui affleure là et dont la municipalité semble très fière.
Ce jour-là qu’on l’a visitée, l’esplanade de la République, mal arborée, mal ombragée, s’échauffait à sa nouvelle et aseptisante fonction sous un soleil terne qui faisait craindre déjà un hypothétique cagnard estival. Ce qui l’écrasait, ce n’était pas le monument de bronze érigé en son centre et que sa solitude soudaine magnifiait si abstraitement; ni même, sur quelque 300 mètres de flanc nord, l’immensité sublimée de la caserne de la garde, aux façades monolithiques. C’était, de l’une et de l’autre. La cohabitation minérale sillonnée de skateboards criards, et devenue soudain incompréhensible."