Le grand auteur grec Thucydide a beaucoup à nous apprendre sur les problèmes des démocraties contemporaines.
Par Jean-Baptiste Noé.
Depuis les débuts de notre civilisation la science politique n’a guère changé. L’homme est toujours l’homme et ses lois générales demeurent. Lire les auteurs classiques, c’est ainsi l’assurance de comprendre notre époque, dussent-ils parler d’événements lointains. Analysons ici un texte du général athénien Thucydide, ostracisé d’Athènes pour avoir perdu la bataille d’Amphipolis en 424. Dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse il évoque le brillant stratège Périclès, qui a dirigé la cité de 443 à 429, date de sa mort suite à l’épidémie de peste.« C’est qu’il avait, lui, de l’autorité, grâce à la considération dont il jouissait et à ses qualités d’esprit et que, de plus, pour l’argent, il montrait une éclatante intégrité : aussi tenait-il la foule, quoique libre, bien en main et, au lieu de se laisser diriger par elle, il la dirigeait ; en effet, comme il ne devait pas ses moyens à des ressources illégitimes, il ne parlait jamais en vue du plaisir, et il pouvait au contraire mettre à profit l’estime des gens pour s’opposer même à leur colère. En tout cas, chaque fois qu’il les voyait se livrer mal à propos à une insolente confiance, il les frappait par ses paroles en leur inspirant de la crainte ; et, s’ils éprouvaient une frayeur déraisonnable, il les ramenait à la confiance.
Sous le nom de démocratie, c’était en fait le premier des citoyens qui gouvernait. Au contraire, les hommes qui suivirent étaient, par eux-mêmes, plus égaux entre eux, et ils aspiraient chacun à cette première place : ils cherchèrent donc le plaisir du peuple, dont ils firent dépendre la conduite même des affaires. Il en résulta toutes les fautes que l’on peut attendre d’une cité importante placée à la tête d’un empire, et entre autres l’expédition de Sicile ; en elle, il faut dénoncer moins une erreur de jugement par rapport aux peuples attaqués, que l’attitude de ceux qui l’avaient ordonnée : au lieu de seconder, dans leurs décisions ultérieures, l’intérêt des troupes en campagne, ils pratiquèrent les intrigues personnelles, à qui serait chef du peuple ; ainsi ils affaiblirent le ressort des armées et, pour la première fois, apportèrent dans l’administration de la ville le désordre des luttes. » (Livre Il, 6s, 8- l l)
Le pouvoir de l’autorité
Dans ce texte bref, notre situation politique peut transparaître. Périclès est un homme d’Etat, il jouit de l’estime de ses concitoyens car il possède l’autorité, cette auctoritas tant prisée chez les Romains et à l’époque moderne. L’auctoritas ne se fonde pas sur la force mais sur la considération, elle-même induite par les « qualités d’esprit ». C’est pour lui-même que Périclès est admiré et aimé, pour ses capacités à diriger la cité. De même, c’est son intégrité qui est appréciée, notamment au regard de l’argent, parce qu’il ne se sert pas de son poste pour s’enrichir. L’autorité émane de la personne même, de sa façon de vivre et de traiter ses concitoyens, elle ne repose pas sur la force, si ce n’est la force intérieure. Grâce à cela Périclès peut viser le bien commun, poursuivre les intérêts d’Athènes, donc du peuple, même si cela va à l’encontre de la volonté première du peuple. Comme le dit si bien Thucydide : « aussi tenait-il la foule, quoique libre, bien en main et, au lieu de se laisser diriger par elle, il la dirigeait ».
Ce système politique n’est donc pas une démocratie à proprement parler. « Sous le nom de démocratie, c’était en fait le premier des citoyens qui gouvernait. » Lorsque les manuels scolaires nous rebattent les oreilles avec l’invention de la démocratie dans l’Athènes classique ils se trompent lourdement. Ce n’est pas une démocratie au sens où nous l’entendons aujourd’hui, d’abord parce que les citoyens sont minoritaires —environ 45 000 personnes en 430 sur 300 000 habitants, soit 15% de la population— ensuite parce que Périclès gouverne seul, et cela pendant 14 ans, un gouvernement arrêté par sa mort. Si l’épidémie de peste qui a frappé la cité de l’Attique n’avait pas eu lieu, il est probable que Périclès eut gouverné plus longtemps. Comment qualifier alors ce système politique ? Thucydide ne nous propose pas de nom, mais nous pourrions l’appeler aristocratie —le gouvernement du meilleur—, voire même tyrannie —dans son sens grec. Toujours est-il que la cité est aux mains de Périclès, si bien que les historiens évoquent un « siècle de Périclès » pour parler de ce qu’ils considèrent comme l’âge d’or athénien, alors même que ce siècle n’a duré, à proprement parlé, que 14 ans.
L’égalité sans l’autorité
L’autre intérêt du document est de voir comment Thucydide analyse la suite des événements, et surtout la direction des successeurs de Périclès. « Les hommes qui suivirent étaient, par eux-mêmes, plus égaux entre eux, et ils aspiraient chacun à cette première place : ils cherchèrent donc le plaisir du peuple, dont ils firent dépendre la conduite même des affaires. » Le raisonnement de l’historien est limpide : les successeurs n’avaient pas l’autorité de Périclès, ils n’avaient pas cette supériorité intellectuelle et politique que pouvait revendiquer le stratège, ils étaient égaux entre eux, donc similaires. Leurs qualités ne pouvant pas les distinguer il fallait trouver autre chose : ce fut la démagogie. Ne pouvant s’attirer les faveurs du peuple par leurs qualités d’esprit ils les obtinrent par les promesses. Alors que Périclès pouvait résister au peuple et le conduire en suivant une politique nécessaire même si elle était impopulaire, les autres stratèges furent contraints de courir derrière la volonté du peuple. Nous avons là, finalement, une vraie démocratie. Et ce régime est un échec. L’égalité des hommes, cette égalité tant vantée et louée, ne permet pas, loin s’en faut, de gouverner un pays. Elle est au contraire cause de sa ruine. Thucydide prend pour exemple l’expédition de Sicile. Manquant de blé Athènes décida, sous l’impulsion d’Alcibiade, de conduire une expédition sur cette île pour s’en saisir et mettre ainsi la main sur les ressources nourricières de l’île, grenier à blé de la Méditerranée. Cette expédition fut un échec : une partie de la flotte sombra, l’autre partie fut vaincue en Sicile, Alcibiade —qui dirigeait l’opération— fut ostracisé et passa chez les Spartiates. La cause de ce terrible échec, qui provoqua la défaite finale d’Athènes, est à chercher, selon l’auteur, dans l’irresponsabilité des dirigeants, qui n’ont pas les moyens de dicter la bonne politique et doivent donc se soumettre à la volonté des citoyens. En respectant la démocratie ils sombrent dans une véritable tyrannie.
Lui, Thucydide l’Athénien, qui présente la cité d’Attique comme étant « l’école de la Grèce », le voici qui pourfend le régime politique tant louée de sa cité, et qu’il se fait le défenseur d’une aristocratie qui confine à la monarchie. Comme l’écrit plus tard Saint Thomas d’Aquin dans son De regno « Le meilleur pour la société humaine, c’est d’être gouvernée par un seul. ».
Parce qu’elle ne cherche pas le meilleur mais l’égalité, parce qu’elle se laisse conduire par la démagogie, et non par l’intérêt commun, parce qu’elle se détourne de la loi naturelle au profit de la loi du plus fort, la démocratie athénienne semble un gouvernement condamné, tant et si bien qu’elle n’a pas survécu longtemps à la mort de Périclès. Le gouvernement des Trente a imposé sa dictature après la défaite contre Sparte en 404, et même si celui-ci n’a duré que quelques mois, la cité n’a pas retrouvé la grandeur qu’elle avait du temps de son aristocratie.
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