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Jordanie : le « roque » du petit roi

Publié le 01 juillet 2013 par Jcharmelot

L’annonce du stationnement en Jordanie d’une escadrille de F-16 par les Etats-Unis a fait l’objet d’une rapide mention dans la presse américaine et arabe. L’information révélait également le déploiement de nouvelles batteries anti-missiles Patriot, et d’un détachement de 700 soldats. Le roi Abdallah II n’a pas fait de commentaire sur cette présence militaire, qu’il a dû toutefois évoquer à huis clos avec le secrétaire d’état John Kerry, arrivé cette semaine au Moyen-Orient.

Le chef d’état-major jordanien, le général Mashal al Zabin, a expliqué que ces matériels et ces troupes restaient sur le territoire hachémite au lendemain d’exercices militaires, fin juin, baptisés Eager Lion. Ils ont été les plus importants jamais conduits depuis 20 ans par les Américains et les Jordaniens. Ces déclarations revenaient sur la position initiale d’Amman: Dans un premier temps, le gouvernement avait affirmé qu’il n’était pas question d’accueillir dans le royaume une présence militaire américaine permanente.

Effectivement, le problème est épineux. Et les conséquences peuvent être périlleuses.

Le père du roi Abdallah, le roi Hussein, s’était attiré les foudres de l’Amérique en refusant en 1991 de participer à la première guerre du Golfe, contre Saddam Hussein. Il avait été puni par l’Amérique, qui lui avait coupé son aide financière. Cette aide et l’amitié de Washington avaient été retournées au roi, une fois la paix signée avec Israël en 1994. En souverain de bon sens, et fin connaisseur de la mentalité des peuples de la région, le roi Hussein avait compris, comme Yasser Arafat, que le déploiement militaire américain allait créer un point de friction grave avec les milieux islamistes les plus fanatiques, qui voient dans la présence d’infidèles sur la terre d’Islam un casus belli. Ainsi en fut-il d’ailleurs, et Oussama ben Laden a commencé à faire sérieusement parler de lui, lorsqu’il a défié le roi Fahd qui avait lui-même autorisé l’installation de l’armée américaine en Arabie saoudite, pour protéger ses puits de pétrole des troupes irakiennes qui avaient envahi le Koweit.

Pour la deuxième guerre du Golfe, celle de 2003, l’administration de George W. Bush était décidée à ne pas s’embarrasser d’alliés, ni à partager les lauriers d’une victoire facile. Elle n’a donc pas insisté sur le soutien ouvert de militaires arabes. Le régent saoudien, à l’époque le prince Abdallah, futur roi, avait fait savoir par précaution que les Américains n’étaient pas les bienvenus chez lui. L’actuel roi de Jordanie a été plus coopératif : il a autorisé la présence de bases « secrètes » en Jordanie, et a également participé au programme de la CIA de détentions de prisonniers suspectés d’appartenir à Al Qaida. Moins timoré, et flairant la bonne affaire, l’émir du Qatar, Sheikh Hamad al Thani,  a construit une base immense qui a servi pendant prés de dix ans de plate-forme logistique à l’armée américaine déployée en Irak, et en Afghanistan.

Mais les temps sont en train de changer au Moyen-Orient, et le roi de Jordanie a besoin d’être rassuré, et protégé, comme dans une partie d’échecs.

Le discours qui a marqué le crépuscule d’une époque dans la région la plus explosive du monde a été prononcé le 23 mai par le président Barack Obama, qui a annoncé la fin de « la guerre contre le terrorisme ». Il a mis officiellement un terme à une ère ouverte au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, une ère dominée par une réponses sécuritaire et/ou militaire aux problèmes de la Planète. Dans la pratique, la base d’al Udeid au Qatar est moins utile aujourd’hui, depuis que les Américains ont quitté Bagdad, et qu’ils s’apprêtent à en en faire autant à Kaboul. Et les monarchies pétrolières du Golfe se sentent délaissées après que les Américains ont découvert dans les profondeurs de leur propre sous-sol assez de pétrole et de gaz pour se passer de leurs réserves. Le président Obama a également fait comprendre, à l’occasion de son discours à l’Université de la Défense, qu’en dépit de l’impatience exprimée au sein même de son administration, il n’a pas l’intention de se lancer dans un confit en Syrie. L’interventionnisme de W. Bush est donc une affaire du passé, et la configuration générale du pouvoir dans la région connait déjà des bouleversements.

L’émir du Qatar a été remercié après deux ans d’une campagne infructueuse en Syrie. Il avait promis à ceux qui l’écoutaient, à Paris ou à Londres, une victoire rapide:  La chute du régime de Bachar al Assad était présentée comme chose faite dès l’été 2011. Cette fois-ci les sceptiques étaient à Washington, et surtout à Langley, le siège de la CIA. Washington s’est vu contraint de siffler la fin de la récréation. L’émir a abdiqué pour raisons de santé, et son fils de 33 ans, Sheikh Tamim, qui n’a même pas l’âge de prendre la parole dans la gérontocratie arabe a été nommé à sa place. L’agence de communication du petite émirat, BLJ Wordlwide, basée à Londres et à Doha, a dû faire des miracles pour que la presse occidentale prenne au sérieux ce jeune homme plus connu dans les milieux du sport international que dans ceux de la diplomatie internationale.

Dans le même temps, le roi d’Arabie saoudite Abdallah, 89 ans, est de plus en plus affaibli, et même ses sujets, adeptes du silence quand il s’agit de commenter les affaires de la famille royale, se laissent aller à des perplexités sur son héritier, le prince Salman, 78 ans, qui ne semble pas à la hauteur des défis qui l’attendent. Dans le Golfe, il y a aussi Bahreïn qui s’agite, et la 5ème flotte se demande si elle sera encore dans le port de Manama l’année prochaine. Les compagnies pétrolières s’inquiètent tellement qu’elles ont décidé d’investir dans de nouveaux terminaux à Fujeirah, petit émirat quasi inconnu dont la côte est tournée vers l’Océan Indien. Il possède l’avantage de permettre aux flots de pétrole qui coulent dans les oléoducs d’éviter le détroit d’Ormuz, piégé depuis des années par les Iraniens avec des mines sous-marines chinoises.

Ailleurs, dans le monde arabe, cela ne vas pas beaucoup mieux:  les coups d’état déguisés en révolutions dans les pays arabes, en Tunisie, en Egypte, ou au Yémen, tournent à l’avantage des islamistes. Et il n’est pas certains que les armées locales puissent remettre de l’ordre dans les équilibres politiques nationaux. Le cas de la Libye est sans doute le plus inquiétant avec le morcellement de cet état riche en gaz, et en tribus. Les arsenaux de feu Kadhafi sont tombés aux mains des groupes islamistes qui ont trouvé refuge dans le Sahel, et ces armes font également leur chemin vers des zones plus stratégiques comme le Sinaï égyptien et Gaza, aux portes d’Israël. Et, bien sûr, des quantités importantes sont livrées aux rebelles syriens.

Enfin, l’histoire a fait un clin d’œil ironique à ceux qui diabolisent l’Iran, à qui en mars 2009 Obama avait voulu tendre la main. Des élections ont permis de nommer un nouveau président à Téhéran, Hassan Rouhani. Il est même considéré comme un modéré, et pourrait fort bien être celui qui saisira finalement la poigne de son homologue américain. Le parallèle avec la transmission féodale du pouvoir au Qatar et en Arabie saoudite ne pouvait pas mieux tomber. Les mauvaises langues pourraient dire que les mollahs l’ont fait exprès, sauf que l’émir a transmis le pouvoir à son fils après que les Iraniens sont allés aux urnes pour se doter d’un nouveau président.

S’il regarde autour de lui, le petit toi de Jordanie se trouve donc bien esseulé. Et bien mal entouré : l’Irak, où les violences confessionnelles sont quotidiennes ; la Syrie, où la guerre civile se poursuit ; Israël, qui a toujours considéré que le royaume hachémite serait l’endroit idéal où installer les Palestiniens. Les Palestiniens « modérés », eux,  ont jeté l’éponge avec la démission de leur premier ministre Salam Fayyad, suivie immédiatement de celle de son remplaçant Rami Hamdallah. Ils n’y croient plus et savent que la coopération avec Israël et les Etats-Unis ne leur apportera jamais leur état indépendant. La Jordanie a également souffert des contre-coups des conflits qui se déclenchent à ses frontières : elle accueille (officiellement) près de 500.000 réfugiés syriens ; elle a pendant la guerre en Irak reçu quasi un million d’Irakiens, dont une partie est restée dans le royaume ; et la Jordanie compte également près de deux millions de Palestiniens sur une population totale de six millions d’habitants.

Alors, que le roi de Jordanie s’inquiète et accepte une protection rapprochée des Américains semble normal. Et convenir parfaitement au souhait des Etats-Unis d’alléger leur présence militaire dans le Golfe.

Mais alors pourquoi s’en prendre soudain à tout le monde comme l’a fait Abdallah dans un article de « The Atlantic », publié en avril? Dans un entretien avec le journaliste Jeffrey Goldberg, le roi a des paroles très dures pour ses collègues arabes ou musulmans et même pour sa famille. Il considère que le président égyptien Morsi est un personnage « superficiel ». Que le premier ministre turc Erdogan n’a aucun intérêt à développer un système démocratique dans son pays. Et que le président syrien Assad un est arriviste « provincial ». Abdallah s’en prend également aux vieux « dinosaures » des tribus bédouines qui forment l’assise de sa légitimité;  aux Frères musulmans qui n’attendent que le bon moment pour faire descendre dans les rues d’Amman leurs milliers de supporters;  et aux Palestiniens, qui, en 1970, avaient menacé le trône de son père.

Un aspect étonnant des attaques tous azimuts du souverain jordanien contre ses voisins et quasi parents, c’est qu’elles datent de plusieurs mois. L’entretien avec Goldberg a été enregistré à l’automne 2012, et n’a été publié qu’en avril 2013. Comme s’il avait fallu synchroniser les mouvements du grand ballet diplomatique du Moyen-Orient. Si Washington a effectivement décidé de réduire sa visibilité dans le Golfe, les déclarations du roi arrivent à point nommé pour établir la liste des périls qui le guettent. Et pour justifier plus facilement l’arrivée des avions, des hélicoptères, et des troupes américaines, qui devraient l’aider à rester sur son trône. Des amis de l’Amérique, semble-t-il dire, il est encore le seul à tenir sur ses pieds, mais entouré ainsi d’ennemis, il ne le restera pas longtemps sans l’aide de son grand tuteur. Dans ces temps troublés, Abdallah II se voit donc en pièce maitresse sur l’échiquier régional, et veut jouer ce rôle d’arbitre que son père avait choisi pour sauver son royaume.


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