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Derrière la mobilisation pour Mediapart : « l'effet Streisand » et le « Datalove »

Publié le 07 juillet 2013 par Lino83

07 juillet 2013 |   Par Jérôme Hourdeaux

Dans les minutes qui ont suivi la diffusion de l'arrêt de la cour d'appel de Versailles ordonnant à Mediapart de supprimer toute citation des enregistrements de l'affaire Bettencourt, des internautes ont téléchargé et rediffusé les fichiers correspondants. Les enquêtes de Mediapart sont hébergées sur toute une série de plateformes réparties dans plusieurs pays.

Lorsque jeudi à 16 h 46, tombe «l’urgent» de l’AFP, « La justice ordonne à Mediapart et au Point le retrait des enregistrements Bettencourt de leurs sites », la réponse des internautes a été quasiment immédiate : « Effet Streisand » !

Pour les non-initiés, la formule désigne un phénomène de surexposition médiatique et de diffusion massive d’un contenu visé par une procédure de censure. Concrètement, plus un censeur demande le retrait d’un article, d’une photo ou une vidéo, plus ce document sera re-copié et re-posté, augmentant de manière exponentielle sa visibilité.

Le terme fait référence à une procédure engagée en 2003 par Barbara Streisand contre un photographe ayant pris des clichés de son domaine privé afin d’étudier l’érosion du littoral. Au bout du compte, non seulement l’actrice ne réussira pas à faire interdire la photo (encore visible à cette adresse), mais en plus, grâce à la mobilisation des internautes, celle-ci sera vue par 420 000 personnes en un mois.

Un tweet posté par le journaliste Alexandre Herveau le 4 juillet à 17h21
Un tweet posté par le journaliste Alexandre Herveau le 4 juillet à 17h21© Twitter

Depuis, « l’effet Streisand » est devenu un des mécanismes de défense de prédilection des internautes, permettant de protéger les lanceurs d’alerte en garantissant une surexposition médiatique contre le censeur qui souhaiterait le faire taire. Et on a pu le voir à l’œuvre dans de nombreuses polémiques, comme lors des dépôts de plaintes en diffamation contre le site Copwatch, en 2010 et 2011, ou plus récemment lors des pressions exercées par la DCRI pour faire retirer de Wikipédia un article sur une station hertzienne militaire.

À l’annonce de la condamnation de Mediapart, « l’effet Streisand » est donc apparu comme une évidence à de nombreux internautes qui ont évoqué, dans les minutes qui ont suivi, la possibilité d’héberger les enregistrements de l’affaire Bettencourt ainsi que les articles les citant.

Les propositions d’hébergement ont tout d’abord été formulées sur Twitter par des journalistes et des responsables de sites, Arrêt sur images, Rue89, qui ont proposé, par solidarité, « l’asile politique » aux enregistrements de Mediapart. Puis, des particuliers se sont également manifestés, comme cet abonné à Mediapart, résidant en Suisse. Il nous propose « d'héberger la totalité du dossier Bettencourt sur un serveur hébergé ici en Suisse et donc accessible pour tous les abonnés de Mediapart. Ainsi vous seriez à l'abri d'éventuelles poursuites en France et contraindriez la justice française à de longues et coûteuses procédures ici pour faire interdire la publication, sans garantie que la justice suisse soit aussi liberticide que la vôtre », nous écrit-il.

Derrière la mobilisation pour Mediapart : « l'effet Streisand » et le « Datalove »
© Twitter

En réalité, à peine quelques heures après la publication de la décision des magistrats versaillais, une bonne partie de Mediapart avait déjà été copiée et ré-hébergée. Dès la fin d’après-midi, apparaissait en effet sur le site de téléchargement de peer-to-peer The Pirate Bay un « torrent » intitulé « Mediapart – Dossier Bettencourt ». Grâce à ce petit fichier, l’internaute peut télécharger 95 articles au format HTML, 82 sons au format mp3, 79 images et 14 pages aux formats PDF et JPG, soit une bonne partie des contenus visés par l’arrêt de la cour d’appel de Versailles. 

À partir de ce moment, les enregistrements de l'affaire Bettencourt étaient déjà définitivement hors de portée de toute tentative de censure. Les enquêtes de Mediapart ont en effet été téléchargées, listées et hébergées sur toute une série de plateformes réparties dans plusieurs pays.

Un groupe de « citoyens passant dans le coin »

Concrètement, les articles, sons et vidéos ne sont pas directement diffusés par le site The Pirate Bay. L’internaute télécharge en fait un fichier compressé dans lequel il trouvera tous les contenus classés par type. Ainsi, aucun site ne les diffuse directement : chaque internaute téléchargeant le fichier héberge, en quelque sorte, une partie de Mediapart sur son propre ordinateur.

Derrière la mobilisation pour Mediapart : « l'effet Streisand » et le « Datalove »
Le premier tweet appelant à l'organisation de "l'effet Streisand"© Twitter

La mise en ligne de ce « pack Bettencourt » s’est faite à une vitesse impressionnante, grâce à une mobilisation d’une redoutable efficacité d’un groupe informel d’internautes. « Nous ne sommes pas une organisation, ni un collectif ou une association, nous sommes juste des citoyens passant dans le coin, chacun faisant ce qu'il peut », explique l’un deux. C’est un tweet, posté à 16 h 53, et appelant à organiser l’opération sur un document de travail collaboratif, qui a battu le rappel. « À partir de là, c'est de l'auto-organisation et de l'auto-gestion. Et à voir le résultat, ça marche toujours aussi bien », poursuit un autre des hacktivistes.

Une capture d'écran de la page collaborative
Une capture d'écran de la page collaborative© (DR)

En effet, depuis la mise en ligne de la première version, le fichier « torrent » est régulièrement mis à jour, amélioré et enrichi. Sur la page collaborative, des internautes continuaient, samedi, à fignoler le « dossier Bettencourt ». On y trouve également différents liens vers des « sites miroirs », c’est-à-dire des copies en cas de suppression, ainsi que des liens directs pour télécharger les différents contenus. Toute l’affaire Bettencourt à une portée de clic en somme...

Pour réussir ce tour de force, ce groupe de « citoyens passant dans le coin » a utilisé différents moyens, et notamment Wget, un logiciel libre permettant de télécharger le contenu d’un site afin de le consulter hors ligne. « Certaines personnes ont récupéré des choses "à la main", d'autres en réalisant des scripts vite fait », explique l’un d’entre eux. Les différents fichiers ont ensuite été triés, listés et hébergés sur différents sites. « Il est toujours bon de le répéter, mais une fois que des informations sont sur Internet, il est très difficile, voir impossible d'empêcher leurs diffusion. »

Derrière la mobilisation pour Mediapart : « l'effet Streisand » et le « Datalove »
© (DR)

Le site The Pirate Bay ne donnant pas les statistiques de téléchargements, il est difficile du juger du succès exact de l’opération. Mais le vendredi 5 juillet en fin d’après-midi, pas moins de deux cents personnes avaient « seedé » le fichier torrent, c’est-à-dire qu’elles l'avaient non seulement téléchargé mais également qu’elles s'étaient mises, elles aussi, à le partager. Et sur les différents sites « miroirs », les fichiers avaient été téléchargés plusieurs centaines de fois.

Derrière la mobilisation pour Mediapart : « l'effet Streisand » et le « Datalove »
© (DR)

Concernant leurs motivations, ces hacktivistes évoquent la volonté de faire jouer une nouvelle fois « l’effet Streisand », la défense de la neutralité du net, et surtout le « datalove » (« l’amour des données »), un mouvement militant pour une libre circulation de toutes les données. « Les données sont essentielles », proclame ainsi le site « datalove.fr », elles « doivent circuler », elles « doivent être utilisées », elles « ne sont ni bonnes ni mauvaises ». En conséquence, « aucun homme, machine ou système ne doit interrompre le flux de données. Verrouiller les données est un crime contre la "datanité" ».

Autant qu'aider Mediapart, la motivation de ces militants est en effet d'assurer la libre circulation de données d'intérêt public, comme le résume l'un d'entre eux en clôture d'entretien : « Un dernier mot ? Oui : bisous avec plein de Datalove. »


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